« La seule objection qu’on pourroit donc faire contre la construction que je propose, est que l’aiguille des secondes tournera alors dans un sens opposé à celui des autres aiguilles ; mais comme ces sortes de montres doivent appartenir pour l’ordinaire à des personnes un peu philosophes, pour lesquelles la droite ou la gauche sont indifférentes, ce défaut, si c’en est un, ne doit être d’aucune considération. »
Montre à Secondes, t. X, p. 692
L’auteur, anonyme, de l’article ne dit pas si cette aiguille qui a raison d’aller en sens contraire tout en confondant la droite et la gauche a des origines corses. En revanche, il examine les procédés pour inclure une aiguille marquant les secondes dans les montres, à une époque où c’est loin d’être la norme. Les montres à secondes excentriques, avec un cadran spécial pour les secondes (en général à 6 heures), sont plus aisées à faire car il suffit de placer une aiguille sur une roue de toute façon nécessaire (la roue « de champ »), quitte à ajuster certains paramètres (pour cette roue fasse soixante tours par heure). En revanche, les montres à secondes concentriques, dans lesquelles l’aiguille des secondes est placée au centre comme les autres, sont plus complexes à réaliser. Comme souvent en horlogerie, la simplicité apparente du résultat cache une série de dispositifs complexes.
Pour ramener une roue vers le centre, l’article distingue trois options, qui impliquent l’ajout de plusieurs roues tout en induisant des problèmes spécifiques (frottement, jeu dans l’aiguille des secondes, etc.). L’auteur de l’article marque sa préférence pour la simplicité des montres à secondes excentriques et, si l’on veut des montres à secondes concentriques, pour un dispositif qui se contente d’ajouter une roue engrainant avec la roue de champ et placée sur la chaussée (roue centrale portant l’aiguille des heures). Le principe est l’économie des moyens : « Par cette construction, on diminuera considérablement les êtres, les frottemens & les jeux. »
C’est alors que le l’article présente et répond à l’objection qui fait l’objet de notre citation : ce dispositif inverse le sens de rotation de l’aiguille des secondes, qui tournera en un sens opposé aux deux autres. La conclusion suggère que ces montres sont faites pour des gens assez philosophes pour n’en avoir cure. Il semble qu’il y ait malheureusement eu peu de cette sorte de philosophes, car les montres réelles ayant suivi ce type de construction ont, jusqu’à nos jours, ajouté une autre roue pour remettre l’aiguille dans le droit chemin.
Cet article horloger aussi court que technique n’en a pas moins une portée philosophique remarquable. Tout d’abord, il mobilise un critère épistémologique classique depuis Descartes, l’économie des hypothèses, qui devient en horlogerie l’économie des rouages. Romilly, dans l’article Frottement, (Horlogerie), met en avant cette version horlogère du principe en citant Fontenelle : « Je me contenterai de leur faire remarquer, d’après l’auteur des mondes, qu’il n’y a rien de plus beau qu’un grand dessein qu’on exécute à peu de frais. Or mesurer beaucoup de tems en parcourant peu d’espace, c’est mettre de la simplicité dans le dessein, & l’épargne dans l’exécution [1]. » La simplicité a une double vertu : la beauté et l’efficacité. Mais comme dans les Entretiens, elle a également deux niveaux : la contemplation du monde ou de la montre et le choix entre des hypothèses physiques ou entre des rouages. Comme le philosophe qui compare les systèmes de Ptolémée et de Copernic, l’heureux possesseur d’une montre bien faite appréciera l’élégance du résultat et l’art de l’horloger.
Mais ce philosophe devra également savoir aller contre le sens commun, qu’il s’agisse des opinions des hommes ou de la rotation des aiguilles. De même que l’Encyclopédie, comme un bon dictionnaire, peut et doit avoir la fonction générale de « changer la façon commune de penser [2] », la Montre à secondes nous invite à prendre nos distances avec la manière commune de tourner.
NOTES
[1] Frottement, (Horlogerie), t. VII, p. 349. Les parties en italiques sont des citations du premier soir des Entretiens sur la pluralité des mondes, légèrement modifiées. Fontenelle écrivait : « Il n’y a rien de plus beau qu’un grand dessein que l’on exécute à peu de frais. Nous autres nous sommes sujets à renverser souvent tout cela dans nos idées. Nous mettons l’épargne dans le dessein qu’a eu la nature, et la magnificence dans l’exécution. » (Entretiens sur la pluralité des mondes, GF, 1998, p. 69).
[2] Diderot, ENCYCLOPÉDIE, t. V, p. 642.