Un petit mot, presque un petit rien, mais qui en dit long. Un petit mot et trois articles dans l’Encyclopédie (vol. XIV, p. 302-303a), dont le mot vedette est attribué à Denis Diderot, les deux autres, au désignant différent, possiblement.
RIVAGE, s. m. (Gram.) c’est le bord de la mer. On dit les bords de la rivière.
L’art de la grammaire qui consiste à « rendre toute la langue intelligible », s’exprime ici par la précision du vocabulaire nécessaire à la description d’un lieu, interface entre la terre et la mer, ouverture au domaine de la géographie. Pour la mer, le bord se nomme donc rivage tandis que les rivières ont des bords [1]. L’effet de lecture ne s’interrompt pourtant pas à ce simple constat. À l’esprit vient l’idée de tirer un fil d’un vocable à l’autre, d’un espace à un autre, d’autant plus que la lecture des deux autres articles Rivage, placés cette fois dans le domaine du commerce (Comm.), appelle réflexion.
Rivage (Comm.) On appelle à Paris droit de rivage un octroi qui est levé sur tous les bateaux chargés de marchandises, qui y arrivent par la rivière, et qui y séjournent dans les ports. Diction. de Comm. et de Trévoux.
Rivage (Comm.) se dit aussi du chemin que les ordonnances touchant le commerce réservent sur les bords des rivières pour le tirage et le halage des bateaux. Par ordonnance de la ville de Paris en 1672, le chemin ou rivage doit être de vingt-quatre piés de large ou de lé, comme dit cette ordonnance ; en d’autres endroits il ne doit être que de dix-huit piés. Dictionn. de Comm. et de Trev.
Dans ces deux textes, la rivière se voit attribuer un vocabulaire ouvert à chemin, bord, rivage, auxquels s’ajoutent spontanément à l’esprit quelques richesses de l’Encyclopédie, telles que rive, riverage, riverain, fleuve, halage et plus largement tous les termes liés aux activités ou traces humaines que suggèrent la connaissance des horizons géographiques de la mer et des cours d’eau.
Rivage et Encyclopédie
À leur façon, les trois articles sur Rivage illustrent la méthode de travail et le but éditorial des encyclopédistes. Grâce à leurs propres savoirs, à ceux compilés venant des autres, aux pratiques, aux techniques, aux documents manuscrits, aux expressions artistiques, ils livrent au lecteur la connaissance précise et raisonnée du monde sous la forme d’une vaste déclinaison de ses éléments. Dans ce cadre, le rivage, ouvert à la planète entière, fait l’objet d’une utilisation repérée 242 fois dans des articles répartis en quarante-deux domaines au cours des dix-sept volumes de l’Encyclopédie [2]. Si la géographie y trouve sa place logique, avec le chevalier de Jaucourt pour principal rédacteur (82 cas sur 100), l’histoire naturelle (21 cas), la mythologie et l’antiquité y trouvent aussi la leur (20 cas dont 15 de Jaucourt) ; la marine (14 cas), l’histoire (11 cas), la pêche (9 cas) une plus modeste, tandis qu’une myriade de domaines ne s’y réfèrent que quelquefois [3].
Deux constats ressortent de ce rapide comptage. Pour moitié de son utilisation, le rivage intéresse d’abord les domaines de la géographie et de l’histoire naturelle. Par ailleurs, le chevalier de Jaucourt emploie le terme pour moitié (133 fois, tous domaines confondus) et Diderot, 15 fois seulement [4]. Pour décevants qu’ils paraissent par cette modeste utilisation, la connaissance et l’intérêt de Diderot pour la mer et ses éléments se repèrent cependant aisément. Il suffit de retenir huit de ses quinze cas pour le prouver. L’Ambracan et le Fuca, sont deux poissons de mer que Diderot décrit à l’aide de textes d’auteurs qu’il cite. L’AMBRACAN renvoie aux articles de la série sur l’ambre (de Daubenton et Vandenesse) puisque le poisson en produit ; suivis d’un autre article signé cette fois de Diderot, l’AMBREADE, « ambre faux ou factice dont on se sert pour la Traite sur les côtes d’Afrique, et en particulier du Sénégal. Voyez Traite ». Quant à l’article sur la baleine qu’il partage avec Daubenton, il ajoute à la description savante du naturaliste un texte sur la pêche spécifique qu’exige le cétacé et que pratiquent en particulier les Basques. De ces cas issus de l’histoire naturelle, le fil est tiré entre les rivages, les poissons, la pêche et la traite négrière ; entre Diderot et Daubenton pour ce qui concerne le célèbre exercice encyclopédiste.
Pour le domaine de la pêche, il est possible d’ajouter aux trois articles Corde, ouvrage du Cordier ; Grenadiere, ou grande Sautreliere, ou Boîteux, ou Chapeau à Sauterelles, (Pêche.) ; Huitre. Pêche des huîtres au Bourgneuf celui de Coquillage, (matiere médic.). Ainsi, Diderot décrit des instruments de pêche pour les deux premiers termes, le second renvoyant à « nos planches de pêche », dont il utilise d’ailleurs les cotes d’explication [5]. Pour les deux autres articles, Diderot procède comme précédemment pour ceux d’histoire naturelle. Ils font suite à deux articles vedettes de Daubenton. Pour les huîtres, Diderot développe leur pêche à Bourgneuf, renvoie aux planches ainsi qu’à l’article SALINES, et pour coquillage, il indique juste « voyez les art. huîtres, moules, tortues, &c. ». Le même souci d’association et de complémentarité entre les termes concernés explique les ajouts de Diderot aux textes de Daubenton mais révèle aussi, sans la nommer, la source documentaire qu’il utilise : les manuscrits et dessins de François Le Masson du Parc, cités officiellement et seulement dans deux autres articles de l’Encyclopédie [6].
Reste l’unique article BACLER un bateau, (term. de Comm. & de Riv.) [7], au texte sobre et technique, « à la Diderot », avec cependant une ambiguïté sur le lieu concerné : port ou rivage. Aucun auteur ou référence n’est cité mais Diderot semble s’être inspiré du dictionnaire de Savary des Bruslons, comme le suggère la comparaison ci-dessous.
Bacler un bateau | |
Article Diderot | Article Savary des Bruslons [8] |
C’est placer dans un port un bateau commodément et surement pour la charge et la décharge de ses marchandises ; ce qui s’exécute en l’attachant avec des câbles et cordages à des anneaux fixés aux ponts et sur le rivage pour cet effet. | C’est le placer dans un port, le mettre en lieu commode et sûr pour la charge et la décharge des marchandises et l’y arrêter avec des câbles et des cordages aux anneaux de fer destinés à cet usage, en sorte qu’il n’en arrive aucun accident [Suivi d’un paragraphe sur le cas de Paris du point de vue juridique] |
Cette possible source pour BACLER un bateau renvoie aux deux articles Rivage (Comm.). Ils contiennent l’indication explicite du recours aux dictionnaires de Savary des Bruslons et de Trévoux. Reste alors en suspens leur attribution possible à Diderot puisque ces sources semblent surtout être privilégiées par le chevalier de Jaucourt. La même interrogation demeure pour les articles non attribués des domaines marine et pêche contenant le terme rivage [9]. Mais outre et au-delà des remarques qui précèdent, Rivage, le petit vocable choisi pour son élégance et sa précision, oriente la réflexion vers le vaste thème de Diderot et la mer. Le rivage en tête, mais encore ?
Diderot et la mer
L’association n’est pas neuve. Quelques rappels suffisent à dessiner l’origine et les contours du savoir maritime du cher Denis [10]. Pour résumer, Roland Desné écrit « Diderot tire sa connaissance de la mer d’une culture littéraire, d’un savoir technique et d’une information orale ». Il ajoute que cette connaissance est antérieure à son contact personnel avec la mer qui n’a lieu qu’à l’été 1773, une fois achevée l’édition complète, textes et planches, de l’Encyclopédie.
Curiosité naturelle, exigence accrue pour la description du moindre détail, souci permanent de la vérité informative mènent Diderot à identifier et choisir les meilleures sources concernant le domaine maritime. Ainsi s’empare-t-il des manuscrits et dessins de Le Masson du Parc cités ci-dessus. Il s’en explique clairement à la fin de l’Avertissement du tome III (1753) de l’Encyclopédie [11]:
On nous a communiqué un excellent manuscrit en plusieurs volumes sur la Pêche, dont nous avons fait un très grand usage pour le discours et pour les figures.
Ces documents sont également évoqués dans une lettre que Diderot adresse à Le Breton le 4 mars 1769, à propos du dessinateur Goussier qu’il fait travailler au dépouillement des manuscrits du Roi sur les pêches [12]. Il s’agit de tout ou partie des procès-verbaux d’inspections rédigés sous l’égide de François Le Masson du Parc lors de ses enquêtes officielles sur les côtes du Ponant menées entre 1723 et 1737, afin de réguler les pêches qui y sont pratiquées [13]. La qualité documentaire et iconographique est telle qu’elle permet à Diderot de découvrir et apprécier un univers jusqu’ici connu par ses lectures nourries de culture antique (Virgile, Homère). « L’excellent manuscrit sur les Pêches » est la première porte ouverte à la connaissance de Diderot ainsi que le souligne Madeleine Pinault
Les articles et planches de l’Encyclopédie forment la première réflexion de Diderot sur la mer. Les dessins exécutés pour Le Masson du Parc sont, avec les gravures de Van der Meulen, Philippe Gal ou Jan Brueghel les premiers contacts de Diderot avec la mer […] Diderot en prend connaissance bien avant les Marines de Vernet et les Salons porteront la marque de la connaissance de ces albums de dessins…[14]
Cette puissance formatrice façonnant le savoir de l’encyclopédiste annonce l’émotion profonde qu’il ressentira vingt ans plus tard, sur une plage de Hollande, lorsque pour la première fois il est face à la mer à l’été 1773 :
C’est là que j’ai vu l’horizon obscur, la mer couverte de brume, ses flots agités, et au loin sur de gros bâtiments de pêcheurs à la voile, entre deux lames ; sur le rivage une multitude de femmes transies de frayeur et de froid, se réchauffant au soleil en hiver et au printemps […] j’ai été cent fois effrayé sur le sort de ces hommes à qui les mauves et les autres oiseaux de mer disputaient le poisson au milieu de la tempête [15].
Rivage et Tempête ressurgissent ainsi sous les yeux et la plume de Diderot. Il en avait pris conscience en admirant les tableaux de Joseph Vernet, son ami, son mentor, son peintre préféré entre tous pour ce qu’il a su montrer de la mer entre calme et tempête, charme et violence, profonde vérité et illusion du rêve. Il en découvre l’œuvre en 1759, lors de sa première visite aux Salons de l’Académie de Peinture, avec l’exposition par Vernet de plusieurs marines et des deux vues du port de Bordeaux appartenant à la série des ports de France commandée par Louis XV [16]. D’entrée, l’éblouissement est à son comble. Diderot ne cesse d’apprécier l’artiste dont la capacité à composer avec agrément le paysage maritime l’émeut profondément. Quelle que soit l’ambiance choisie par Joseph Vernet, il sait, aux yeux de Diderot, mieux que tout autre peintre allier le paysage et l’action humaine qui s’y déroule. Du rivage ou du quai, au lever du jour comme au coucher du soleil, les pêcheurs et les débardeurs, les fileuses et les lavandières, les bateaux en rade ou en mer, les petits chiens et les grands oiseaux animant le paysage, donnent du mouvement, placent la vie douce ou palpitante au cœur de l’univers maritime. Tout est charmant ou tragique. Tout est vrai et authentique. Diderot regarde, commente et rêve aussi. Il ne connaît pas la mer ? Et pourtant : « Diderot voit la mer puisque Vernet la lui montre [17] ».
Joseph vu par Denis
Alors que l’édition des premiers volumes de l’Encyclopédie bat son plein, Diderot s’adonne à de nombreuses autres activités dont, à compter de 1759, à l’exercice de critique d’art en fréquentant les Salons de peinture. Dès cette date, ses commentaires élogieux et enthousiastes s’expriment face aux œuvres de Vernet, qu’elles soient petites marines ou amples vues des ports de France. L’artiste tient une telle place dans le goût de Diderot pour la peinture qu’il devient l’occasion d’un long passage dans son compte rendu du Salon de 1767, la fameuse Promenade Vernet [18]. Sept tableaux y sont évoqués, dont le quatrième intitulé les occupations du rivage. Ils complètent et accompagnent les œuvres vues précédemment, auxquelles s’ajouteront celles exposées aux Salons suivants. De cette profusion de spectacles maritimes, Diderot tire des préférences mais ne néglige rien, attentif à tout, admiratif des petites choses, observateur profondément humaniste.
Comme tout amateur de Marines de son époque, il est sensible aux eaux en mouvement et particulièrement aux tempêtes pour leurs effets spectaculaires et dramatiques que Vernet sait fort bien restituer. La mer agitée et violente provoque des naufrages où la puissance de la nature surpasse l’homme et lui fait risquer la vie. Au temps de la marine à voile, les dangers de la mer sont connus et redoutés. Mais leurs effets constituent un thème récurrent dans la peinture de marine, qu’elle soit hollandaise, anglaise et française, dans laquelle, à la suite de son maître Manglard, Vernet s’inscrit [19]. Sa production en contient de nombreux exemples dont l’un frappe particulièrement Denis Diderot qui le commente en 1759 :
Vous entendez mugir les flots ; vous les voyez s’élever contre les rochers et les blanchir de leur écume. Les matelots crient ; les flancs du navire s’entrouvrent ; les uns se précipitent dans les eaux ; les autres, moribonds, sont étendus sur le rivage. Ici des spectateurs élèvent leurs bras aux cieux ; là une mère presse son enfant contre son sein ; d’autres s’exposent à périr pour sauver leurs amis ou leurs proches ; un mari tient dans ses bras sa femme à demi-pâmée ; une mère pleure sur son enfant noyé […] des marchandises se balancent sur les eaux, et des passagers sont entraînés au fond des gouffres [20].
La description pourrait s’appliquer à deux autres toiles traitant du même sujet en 1767 et 1770 pour répondre à deux commandes, l’une de l’électeur palatin Karl Théodor, l’autre du baron King [21]. Les scènes sont identiques mais avec des accentuations dramatiques, telles que la noirceur du ciel ou la pluie battante en rafales obliques. Même prolongement en 1788 avec un dernier naufrage dans la tempête peint sur commande par Vernet où tout est presque noir excepté l’éclair puissant qui déchire le ciel d’orage. Comme l’a déjà écrit Diderot en 1759, « le ciel s’obscurcit, l’éclair s’allume, le tonnerre gronde, la tempête s’élève ; on entend le bruit des flots, les cris de ceux qui périssent ». Ainsi, outre la vue, la peinture de Vernet percute l’audition du spectateur par sa représentation de l’orage, du vent, de la pluie, de l’écume qui frappent autant la mer et les hommes que le rivage où se fracasse le navire en détresse.
À l’opposé de ce thème de prédilection, Diderot en apprécie un autre dans l’œuvre de Vernet. En Avignonnais féru de Méditerranée, qu’il a vu au cours de ses vingt ans en Italie et de ses séjours sur la rive française pour exécuter la commande royale, le peintre saisit admirablement toutes les nuances de la nature méridionale [22]. Le temps calme, la douceur de l’air, la délicate lumière du matin et du soir sur un rivage ou le quai d’un port émeuvent le contemplateur apaisé que devient alors Diderot. Déjà en 1753 dans son tableau de réception à l’Académie, Vernet excelle dans sa capacité à offrir aux regards un grand ciel lumineux et doux, nappé de légers nuages dorés par le couchant. Ces immenses ciels expressifs irradiant la mer de leurs lumières caractérisent son œuvre et participent à l’admiration de Diderot.
Le spectacle des eaux m’entraînait malgré moi. Je regardais. Je sentais. J’admirais. Je ne raisonnais plus.
Ce paysage touchait d’un bout au rivage et de l’autre aux murs d’une terrasse qui s’élevait au-dessus des eaux. Cette longue terrasse était parallèle au rivage, et s’avançait fort loin de la mer qui, délivrée à son extrémité de cette digue, prenait toute son étendue [23].
Dans le même esprit, la promenade Vernet – fictive – est porteuse de rêve éveillé face aux paysages maritimes traités avec délicatesse. Bord et anse de mer, soleil couchant, clair de lune sur la mer, pour n’évoquer que quelques-uns des sept sites décrits, permettent à Diderot d’exprimer la variété de ses sensations et de ses émotions. Il ne cesse de louer ici et dans nombre de ses Salons ce qu’il apprécie chez l’artiste, aussi bien la qualité des couleurs locales, naturelles et caractéristiques, que « l’exacte vérité » de la scène et la réalité de la nature parfaitement peinte, « ses compositions prêchent plus fortement la grandeur, la puissance, la majesté de la nature, que la nature même » s’exclame-t-il. Enfin, lorsqu’il voit la mer pour la première fois en 1773, il revient à ce ressenti face à Vernet :
Je ne sors guère ; et quand je sors, je vais toujours sur le bord de la mer, que je n’ai encore vue ni calme, ni agitée. La vaste uniformité accompagnée d’un certain murmure incline à rêver ; et c’est là que je rêve bien [24].
Quel que soit le terme utilisé par Diderot pour commenter le paysage – rive, rivage, anse, bord, digue, rocher – il porte aussi et toujours une attention particulière aux personnages qui l’animent. À ses yeux, les œuvres de Vernet répondent à un programme encyclopédique car la peinture sert aussi à faire connaître les aspects de la vie maritime. Qu’elle propose au regard un port et ses quais ou une grève et ses rochers, elle y figure les activités des femmes et des hommes, les mœurs et les traditions locales, les outils et les types de navires nécessaires à l’économie de ces acteurs mis en scène. Les personnages tiennent une fonction précise et importante dans le discours qui se déploie sous les yeux de Diderot. Elle leur confère une sorte de cohérence et d’unité que la véracité d’exécution renforce.
Comblé par les commandes d’amateurs souhaitant accrocher à leurs murs la « patte » reconnaissable de Vernet, celui-ci leur offre des compositions assez répétitives, avec des scènes un peu routinières, jouées par des pêcheurs et leurs femmes qu’observent quelques belles élégantes en promenade. Diderot ne s’en lasse pas. Il considère que Vernet ne le cède en rien dans son étude attentive de la nature, du matériel de pêche et de manutention, des habits modestes, des attitudes au travail, de la forme des petites barques comme des gros navires sous voile. Sur tel tableau, reconnaît-il le pêcheur et sa grande épuisette qui ressemble à s’y méprendre à celui, présent, des décennies auparavant, dans les dessins de Le Masson du Parc ? Ou sur tel autre œuvre, le levage technique d’un carrelet, le halage à terre d’un filet de pêche, la panière à poisson qu’une femme porte sur sa tête ? Quant aux vues des ports de France que Diderot admire lors de Salons successifs [25], il ne peut qu’y reconnaître tous les métiers de la mer, arpentant les quais, s’y délassant ou s’y abreuvant. La composition élégante et ordonnée s’appuie incontestablement sur de nombreux croquis, esquisses, dessins levés sur le vif. L’œil exercé de Diderot ne s’y trompe pas. Ici, il voit une multitude de poissons débardés et vendus par les hommes comme par les femmes (Vue de Dieppe). Là, des scieurs de long au travail devant des piles de bois, des tonneliers, des débardeurs et des femmes en coiffe d’Aunis (Vue de la Rochelle). Là encore, des fileurs et des cordiers au pied de la corderie dont l’élégante façade renvoie la lumière du soleil, une porteuse d’eau et tout un monde actif sur la rive/rivage/bord de la Charente (Vue du port de Rochefort) [26].
À des lieues de la mer et de son rivage, Denis Diderot s’affaire autant à l’édition de l’Encyclopédie qu’à l’écriture de son théâtre, de ses discours philosophiques, de ses essais et de sa correspondance. Pour autant, il ne l’oublie pas, non plus que Vernet dont il acquiert une Tempête en 1768. L’a-t-il sous les yeux dans son cabinet de travail ? Qu’importe la réponse. La mer et ses éléments font partie de la Nature, sont liés aux Arts savants et aux Métiers même triviaux, aux connaissances d’un monde de rudesse et de douceur, en constante mutation et perpétuel mouvement qui n’excluent pas l’esthétique, l’imaginaire et le rêve.
NOTES
[1] Ces deux courtes phrases diffèrent de celle ouvrant l’article du dictionnaire de Trévoux, édition de 1743, t. V, col. 1088 : Rivage, f.m., rive ; bord de la mer ou d’un fleuve. Suivie de citations de nombreux auteurs puis de la reprise du Dictionnaire de Savary des Bruslons, elle n’offre pas la distinction de vocables entre mer et rivière.
[2] Indication issue de la recherche plein texte, page d’accueil du site ENCCRE.
[3] Par exemple, deux cas pour jurisprudence, théologie, architecture, matière médicale, belles-lettres, poésie ; un cas pour morale, langues, poterie, droit, philosophie, optique.
[4] 4 en histoire naturelle, 3 en pêche, 3 en histoire ancienne et histoire de la philosophie, 2 en matière médicale, 1 en art militaire, 1 en géographie ancienne, 1 en commerce.
[5] Tome VIII des planches, planche XXX des pêches, fig. 1 où figurent les cotes AB et CD citées par Diderot.
[6] Vol. III, articles *CHAFAUDIER, (Pêche.) « MS de M. Masson du Parc » p. 4b ; et *CHALUT, (Pêche.) « … ce filet est en usage dans le ressort de l’amirauté de Carentan & Isigny, où le Masson du Parc, commissaire ordinaire de la Marine, & inspecteur général des pêches en mer, a laissé un modele », p. 40b-41a.
[7] Vol. II, p. 8b.
[8] Dictionnaire universel de commerce de Savary des Bruslons, édition de 1748, tome 1, p. 788.
[9] Pour le domaine Pêche : Jet, Picot, ou Ret traversant ; Oiseaux aquatiques ; Parcs, bas-parcs ; SALICOTS sont anonymes alors que Thon, (Pêche du) et Vessie de mer, (Botan. Marine.) sont signés de Jaucourt. Pour le domaine Marine : CARENAGE, CRANAGE, CRAN ; Mal-Sain ; Ranger ; Rouler ; SONDER, (Gramm.) ; Vent ne sont pas signés alors que les sept autres le sont de Bellin.
[10] Roland Desné, « Diderot et la mer », dans La mer au siècle des Encyclopédies, Paris, Genève, Champion-Slatkine, 1987, p. 103-111. Voir aussi Madeleine Pinault, « Diderot et les enquêtes de Le Masson du Parc, id., p. 343 – 355. Article auquel nous renvoyons pour ce qui concerne la conservation de ces enquêtes et leur utilisation par Duhamel du Monceau pour son Traité général des pêches publié en 1769-1782.
[11] Vol. III, p. xjv, noms des personnes qui ont fourni des articles ou des secours pour ce volume et les suivans. Qui est « On » ? Peut-être Bellin, chargé de l’administration du Dépôts des Cartes et Plans de la marine, contributeur de l’Encyclopédie pour ce domaine.
[12] Denis Diderot, Correspondance, éd. Georges Roth, Paris, Minuit, t. IX, p. 32.
[13] Eric Dardel, Etat des pêches maritimes sur les côtes occidentales de la France au début du XVIIIe siècle d’après les procès-verbaux de visite de l’inspecteur des Pêches Le Masson du Parc (1723-1737), Paris, 1941. Sur ce sujet, voir Bernard Larrieu (éd.), Pêches et pêcheurs du domaine maritime aquitain au XVIIIe siècle, Rochefort, Editions Entre-Deux-Mers, 2004. Voir Denis Lieppe (éd.), Pêches et pêcheurs du domaine maritime et des îles adjacentes de Saintonge, d’Aunis et de Poitou, au XVIIIe siècle. François Le Masson du Parc, Rochefort, Editions Entre-Deux-Mers, 2009.
[14] Madeleine Pinault, op. cit. p. 355. La référence aux Salons concerne celui de 1765 où est exposé le tableau de Vernet sur le port de Dieppe, dernier de la commande royale, que Diderot décrit à grands renforts de commentaires sur les poissons et leurs pêcheurs animant les quais.
[15] Denis Diderot, Voyage en Hollande, Paris, 1982, p. 139. Les notes de ses séjours de 1773 et 1774 sont parus par épisodes dans la Correspondance Littéraire de Grimm et Meister, de 1780 à 1782.
[16] Joseph Vernet présente en 1753 à l’Académie de Peinture son œuvre de réception intitulée Marine, effet de soleil couchant. Il reçoit alors en commande royale la série des Ports de France qu’il exécute entre 1753 et 1765. Les toiles de grande taille représentent, dans l’ordre chronologique de production Marseille, Toulon, la pêche au thon, Antibes, Sète, Bordeaux, Bayonne, Rochefort, La Rochelle et Dieppe. Diderot en évoquera certaines dans ses Salons.
[17] Roland Desné, op. cit., p. 105.
[18] Jacques Chouillet, « La promenade Vernet », RDE 2, 1987, p. 123-163.
[19] D’autres le suivront dans ce vaste sujet devenu classique tels que Volaire, Hue ou Garneray pour la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle.
[20] Denis Diderot, Salons, éd. Seznec et Adhémar, Oxford, 1957-1967, t. I, Salon de 1759, p. 67.
[21] Voir Autour de Claude-Joseph Vernet, la marine à voiles de 1650 à 1890, catalogue de l’exposition de Rouen, Rouen, Anthèse, 1999, p. 118, 120, 122.
[22] Philip Conisbee, « La nature et le sublime dans l’art de Claude-Joseph Vernet », Autour de Claude-Joseph Vernet, op. cit., p. 27-43. Contribution au catalogue qui replace l’œuvre du peintre dans le contexte français et européen de son succès auprès des amateurs, des collectionneurs et des commentateurs dont Diderot, son indéfectible admirateur.
[23] Jacques Chouillet, op. cit. p. 136, à propos du troisième site qu’il nomme une anse de mer et son château fort.
[24] Denis Diderot, Correspondance, op. cit., t. XIII, p. 33. Lettre de La Haye aux dames Volland, citée par Roland Desné, op. cit. p. 110.
[25] Il a vu les deux tableaux sur Bayonne ainsi que ceux de Rochefort, La Rochelle et Dieppe. Leur taille exceptionnelle (165 cm x 263 cm) permet le foisonnement de détails visibles malgré leur petitesse dans l’ensemble de la composition où le ciel domine largement.
[26] Laurent Manœuvre, Eric Rieth, Joseph Vernet (1714 – 1789), les ports de France, éditions Anthèse, 1994.