Le dernier logogriphe de D’Alembert

La veille de sa mort, n’entendant pas parler les personnes qui étaient dans sa chambre, il s’est plaint de ce silence, et a dit : hé bien, puisque vous ne voulez pas parler, lisez-moi quelque chose du Mercure, et il a deviné la charade et le logogriphe. Le sieur Pankouke triomphe de voir que son journal soit le dernier ouvrage qu’ait goûté le philosophe mourant.

(Mémoires secrets, 6 novembre 1783.)

Cette belle scène fait écho à une autre lecture célèbre du Mercure, celle de Rousseau découvrant, sur la route de Vincennes, le sujet du prix proposé par l’Académie de Dijon. Là, la naissance d’un philosophe ; ici, la mort d’un autre philosophe. Au-delà de cette symétrie, les enjeux de l’anecdote n’échappent à personne :

Ce qui rend l’impénitence finale du secrétaire de l’Académie française très remarquable, c’est qu’il a conservé sa tête jusqu’au dernier instant. (loc. cit.)

Mais voici une question qu’on ne s’est pas posée : quelle charade ? quel logogriphe ? Quels furent exactement les deux objets des derniers efforts d’une des grands esprits du siècle ? À quoi a-t-il pensé au moment de mourir ? Quels furent ses ultima verba ? Quel fut son « mehr Licht ! » ? Avant de répondre à cette question, rappelons la place de la charade et du logogryphe dans la culture du siècle des Lumières.

Les jeux ont très tôt eu leur place dans la presse périodique française : mots croisés, problèmes d’échecs et sudoku avaient alors leurs trois équivalents : l’énigme, le logogryphe et la charade. On trouve des énigmes dès 1679 dans le Mercure galant. Le principe est non seulement de divertir le lecteur mais de le fidéliser, puisque le « mot » est toujours fourni dans la livraison suivante. L’énigme propose une double consécration du lecteur : comme auteur et comme déchiffreur (il envoie alors au journal une explication en vers).

Le logogryphe (ou logogriphe) apparaît un peu plus tard, dans le Mercure galant de Dufresny en avril 1713. Contrairement à l’énigme, qui est aussi vieille que la littérature et qui occupait les salons avant que le Mercure ne s’en emparât, le logogryphe est un genre écrit et strictement journalistique. Voyons ce que dit l’Encyclopédie :

LOGOGRIPHE, s. m. (Littér.) espece de symbole ou d’énigme consistant principalement dans un mot qui en contient plusieurs autres, & qu’on propose à deviner, comme, par exemple, dans le mot Rome on trouve les mots orme, or, , note de musique, mer, voyez Enigme. Ce mot est formé de λογος, discours, & de γριφος, énigme, c’est-à-dire énigme sur un mot. […] Il tient le milieu entre le rebus & l’énigme proprement dite. [1]

L’énigme porte sur la chose ; le logogriphe sur le mot, qu’il décompose. Le Dictionnaire de l’Académie avait été plus bref et plus sévère, à partir de la troisième édition de 1740 :

Logogriphe : sorte d’énigme qui consiste à prendre en différents sens les différentes parties d’un mot. Les logogriphes ne valent pas la peine qu’on prend à les deviner.

La charade est plus tardive. On en cherche en vain la définition dans l’Encyclopédie. La première mention du mot en français se trouve dans le Dictionnaire de littérature de Sabatier de Castres, en 1770 :

On fait une Charade, en donnant un mot à deviner de la manière qui suit : On en divise les syllabes ; on dit ce que la première, la seconde, &c. signifient ; & ensuite on indique à-peu-près ce qu’est le tout.

Le natif de Castres propose une origine occitane : « Ce mot vient de l’idiome languedocien [charrado], et signifie, dans son origine, un discours propre à tuer le temps »..

En 1775, la Correspondance littéraire secrète de Metra donne une définition qui, sans être absolument limpide, complète celle de Sabatier : « Une charade est une sorte de logogryphe impromptu dont le mot divisé doit, sans décomposition, fournir matière à plusieurs petites énigmes ». « Sans décomposition » : c’est-à-dire sans anagramme. L’unité de base est la syllabe, pas la lettre. Le principe n’est pas nouveau puisqu’il s’agit d’une sorte rébus avec des mots au lieu de dessins. La charade un genre oral qui s’inscrit dans une tradition comique. Ainsi Louis Fuzelier en 1732 dans une de ses parodies d’opéra : « Es-tu fat ? Es-tu veau ? Es-tu rat ? Es-tu favorable Au sort qui m’accable ? »

Ce que décrit Sabatier est une mode toute récente à Paris. L’année 1770 est l’année de la charade, comme 1757 avait été celle des pantins. Le Mercure de France d’avril 1770 parle déjà de « guérir la société d’une contagion qui renaissait parmi nous sous le nom de Calembour et de Charade ». Le 15 juillet de la même année, la Correspondance littéraire de Grimm propose un « logogryphe en charade » du chevalier de Boufflers, composition passablement obscène qu’elle rapproche des calembours du marquis de Bièvre :

Vous avez, Madame, la première partie ; j’ai la seconde.

Si vous n’aviez pas la première, je n’aurais pas la seconde.

Si vous saviez à quel point j’ai la seconde, vous m’accorderiez le tout.

Si vous m’accordiez le tout, vous ne pourriez me refuser la première partie.

Si j’avais la première, je ne cesserais d’avoir la seconde, et je n’aurais plus rien à désirer.

La Correspondance donne d’autres exemples, souvent apocryphes et antidatés. Mais la presse reste silencieuse pendant dix ans, jusqu’à une lettre adressée au Mercure de France, en février 1782 :

Je viens vous exhorter, non seulement à ne point ralentir votre zèle pour l’honneur du logogryphe et de l’énigme, mais de les accompagner de temps en temps d’une espèce de définitions, vulgairement nommées Charades, genre d’amusement qu’on a toujours accueilli dans la meilleure compagnie. […] C’est [au public] de juger si ce genre d’amusement ne mérite pas autant qu’un autre de trouver place dans un journal tel que le vôtre. Signé, le comte de P***.

À partir du 25 janvier 1783, sans supplanter le logogryphe, la charade devient une rubrique régulière dans le Mercure :

Mon premier est une voyelle,

Mon second prouve la douleur,

Et mon tout déchire le cœur

D’un véritable amant éloigné de sa belle

(Par M. de Châteaugiron, capitaine au régiment de Normandie)

Toujours en 1783, Louis-Sébastien Mercier évoque cette nouvelle mode : « La charade occupe les esprits de la capitale. On n’entend plus que mon premier, mon second et mon tout. Les femmes prononcent ce nom tout avec une grâce particulière » (Tableau de Paris, vol. VI, chap. 525 « Charades »)

Revenons à l’ultime charade de D’Alembert. Le mathématicien étant mort le 29 octobre 1783, le dernier Mercure (alors hebdomadaire) qu’il a lui a lu est donc celui du 25 octobre. La banalité de la charade de « M. Juhel, à Mayenne » n’a pas dû l’égayer :

Plus d’un négociant en faisant mon premier,

Pour aller à mon tout se trace mon dernier

Mais le logogryphe, proposé par « Mlle Bri… l’aînée, de Saint Dizier », l’aura réconforté :

L O G O G R Y P H E.

J’ai plus d’un père à qui je dois mon existence,

Et j’ai pour mère la Science ;

J’embrasse tout par mon savoir.

Qui me connaît sait quel est mon pouvoir ;

Plus d’un Savant me chérit, me caresse ;

Je charme son ennui, je calme sa tristesse ;

Et sur mon tout si l’on jette un coup d’œil,

On admire mon noble orgueil.

Sur trois fois quatre piés j’avance, je recule…

On trouve aussitôt dans mon sein

Un descendant de l’invincible Hercule ;

La demeure du Sage, où son heureux destin

Le conduit dans une autre vie ;

Une Nymphe qui fut chérie

Du plus puissant de tous les Dieux ;

Un ornement à de beaux yeux ;

Un point principal de la terre ;

Ce Héros, ce fils vertueux,

Qui sur son dos porta son père ;

Un compagnon du forgeron Vulcain ;

Un membre utile au genre humain ;

Trois fleuves ; une montagne aux Muses consacrées ;

Deux volatils, dont l’un est femelle rusée ;

Un arbre, trois Cités ; bref une docte sœur.

Peut-être sous tes yeux suis-je, mon cher Lecteur.

La réponse est dans le numéro suivant, celui du samedi 1er novembre, paru alors que D’Alembert reposait déjà au cimetière des Porcherons.

Le mot de la Charade est Banqueroute ; celui du Logogryphe est Encyclopédie, où l’on trouve Œdipe, Ciel, Io, cil, Pole, Énée, Cyclope, pied, Penée, , Nil, Pinde, pic, Pie, pin, Lyon, Dièpe, Dôle, Clio.

« Encyclopédie ! » : tel a donc, nous l’espérons, été la dernière exclamation de D’Alembert.

Jean-François Lyotard, dans Discours, Figure, dit à propos de la mode du rébus au xixe siècle, qu’elle « correspondait, dans le grand public, aux recherches de Mallarmé, Freud ou Cézanne pour l’avant-garde : ici et là jeux de déconstruction des espaces linguistiques et plastique ; ébranlement des ordres institués dans les uns ou les autres, des écritures ». Sans faire de la charade et du logogryphe une avant-garde poétique, on peut voir dans la frénésie du jeu de mot une mise en cause des règles des salons philosophiques. Contestation très différente du refus rousseauiste de la sociabilité salonnière, puisqu’il s’agit au contraire d’exacerber la nature de ces salons : la pseudo-spontanéité, la virtuosité du langage, l’esprit de repartie, la frivolité. On peut faire l’hypothèse que les jeux du Mercure construisent un espace qui est à la fois une imitation et une dégradation du salon mondain. Un salon à portée d’un abonnement.

Ce statut social et intellectuel ambigu de la charade et du logogryphe enrichit les derniers moments du « philosophe mourant », qui déçoit non seulement les attentes de l’Église, mais aussi celles de ses silencieux amis qu’animait un peu trop l’esprit de sérieux.

(Solution des charades : compassion, alarme, banqueroute)

NOTES

[1] Pour une étude plus complète de cet article issu de la cinquième édition de la Cyclopædia de Chambers, dont il n’est pas exclu que Diderot ait « lui-même retravaillé le texte français », voir le « Dossier critique » établi par Timothée Léchot pour ENCCRE.

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