Cynique, cynismes…

 

J’aimerais proposer ici quelques réflexions sur une question qui s’est imposée à moi à plusieurs reprises, au détour d’études ou de cours universitaires, sans jamais que je puisse lui donner une réponse satisfaisante, celle de la place, du rôle actif de ce qu’on appelle le « cynisme » dans le théâtre, et pour la pensée des Lumières, dans la mesure où il n’est pas certain que le cynisme puisse s’y inclure. Je n’ai aucunement projet de donner à cette question même le cadre ambitieux qu’elle mérite. Je ne vais donc pas essayer d’y répondre mais seulement d’évoquer quelques occasions où je l’ai rencontrée, en travaillant sur Molière, sur Voltaire (Mahomet), et sur Diderot (Le Neveu de Rameau) [1]. L’article *CYNIQUE (Hist. de la Philosophie.) de l’Encyclopédie, signé de l’étoile et repris par Naigeon dans le recueil, adapté et réinventé d’après Brucker, nous servant de repère. En suivant le fil du cynisme philosophique dans la littérature et au théâtre on aura un aperçu de la manière dont il se configure dans la comédie, la tragédie et la satire et dont il s’éloigne de la pensée des Grecs, telle que l’Encyclopédie la présente.

L’article *CYNIQUE, trace l’histoire de cette « secte de philosophes anciens », en déroulant la succession des disciples d’Antisthène, qui la fonda, avec le dessein de s’éloigner de la philosophie de Socrate et de ses disciples. Histoire au fil de laquelle la philosophie du fondateur, s’est déplacée, a évolué pour se dénaturer finalement, avec des penseurs les plus tardifs Ménippe, Crescence ou Pérégrin. Les deux figures cyniques qui sont au cœur de l’article, sont Antisthène et Diogène : des anecdotes leurs donnent vie et des pensées ou maximes illustrent leur philosophie. Si le stoïcisme est présenté comme une autre issue de la philosophie de Socrate, l’article  CYRÉNAIQUE. (secte), Hist. anc. de la Philosophie & des Philosophes, quelques pages après *CYNIQUE forme avec celui-ci une sorte de diptyque : Aristippe, qui fonda cette « école », délaissa la métaphysique, comme Antisthène et Diogène, pour se tourner vers la morale, mais à l’inverse d’eux, « il ne se piqua ni de la pauvreté d’Antisthène, ni de la frugalité de Socrate, ni de l’insensibilité de Diogène. » Ces deux exposés de la philosophie des cyniques et des cyrénaïques, éveillent des échos nombreux dans l’œuvre de Diderot mais ne peuvent, pour autant, constituer un épitomé, qui serait un miroir de « la » pensée du philosophe (et quelle serait-elle ?) – bien moins que l’article ECLECTISME, (Hist. de la Philosophie anc. & mod.) par exemple. Ces échos n’en sont pas moins troublants. Quelques-unes des formules de l’article cynique pourraient orienter la lecture de plusieurs textes littéraires ou dramatiques. Je n’en retiendrai que trois ou quatre [3].

Les cyniques, peut-on lire dans l’Encyclopédie « se montrèrent particulièrement dans les lieux sacrés et sur les places publiques. Il n’y avait en effet que la publicité qui pût pallier la licence apparente de leur philosophie. L’ombre la plus légère du secret, de la honte, et de ténèbres, leur aurait attiré dès le commencement des dénominations injurieuses et de la persécution. Le grand jour les en garantit. Comment imaginer en effet, que des hommes pensent du mal à faire et à dire ce qu’ils font sans aucun mystère ? » Si le secret engendre la suspicion c’est parce qu’il trahit une forme de honte, c’est-à-dire une forme de scission du sujet, qui, en n’osant assumer publiquement sa pensée et ses actions, rend un hommage implicite à une autre morale, supérieure, qui le condamne. L’exhibition seule est ainsi garante de la vérité du cynique. Un lien étroit, et « nécessaire » unit donc une pensée morale, un comportement individuel et sa « publicité », définissant un régime philosophique original.

Antisthène, héritier à la fois de Gorgias le sophiste et de Socrate, dont il avait retenu certaines leçons, s’était préparé « à la pratique ouverte de la vertu et à la profession publique de la philosophie […] mettant dans le mépris des choses extérieures un peu plus d’ostentation peut-être qu’elles n’en méritaient » [4]. Ce régime, Diderot le note, n’est pas sans faire penser à celui des ordres mendiants dans la religion catholique. L’ostentation elle-même suggère un rapport avec Tartuffe. Elle jette un soupçon sur cette morale. « Socrate, qui, voyant son ancien disciple trop fier d’un mauvais habit, lui disait avec sa finesse ordinaire : Antisthène, je t’aperçois à travers un trou de ta robe. » [5]  Comme si cette publicité de la philosophie morale n’était pas séparable d’une forme de théâtralité qui la démasque en l’affirmant. Qui fait voir le corps par le trou de la robe. Le corps c’est-à-dire évidemment le sexe, dans un jeu de caché montré, que Diderot thématise dans Le Rêve de d’Alembert : « je vous dirai de ma philosophie ce que Diogène tout nu disait au jeune et pudique Athénien contre lequel il se préparait de lutter : “ mon fils ne crains rien je ne suis pas si méchant que celui-là ” » [6]. La métaphore du sexe assimile le cynisme philosophique à une forme d’obscénité. Démonstration a contrario, l’innocence de l’aveugle, qui ignore la pudeur :

Quoique nous soyons dans un siècle où l’esprit philosophique nous a débarrassés d’un grand nombre de préjugés, je ne crois pas que nous en venions jamais jusqu’à méconnaître les prérogatives de la pudeur aussi parfaitement que mon aveugle. Diogène n’aurait point été pour lui un philosophe. [7]

À la lecture de l’article *CYNIQUE de l’Encyclopédie, on peut prendre la mesure de ce qui sépare la doctrine philosophique antique du sens moderne du « cynique ». Le Dictionnaire philosophique de Lalande, sous le désignant « Éthique », précise ce sens « moderne » :

Mépris des conventions sociales, de l’opinion publique, et même de la morale communément admise, soit dans les actes, soit dans l’expression des opinions. Cette acception du terme résulte du fait que les philosophes cyniques établissaient une opposition radicale entre la loi ou la convention (nomos) et la nature (phusis) à laquelle ils prétendaient revenir, et qu’ils conformaient leur conduite pratique à ce principe. Le terme a en ce sens une acception presque toujours péjorative.

Le Littré indique : « Par extension, effronté. Homme cynique et bravant les convenances. » L’époque moderne n’a retenu que ce sens, passant la sagesse antique par-dessus bord.  Cette signification du langage commun est largement présente au XVIIIe siècle : « CYNIQUE signifie aussi, Impudent, obscène. Discours cynique. Vers cyniques. Il est aussi substantif. C’est un Cynique. » (Académie 1762).  Cette dérive est déjà présente à l’intérieur de la pensée antique et elle découle d’un mensonge, d’une simulation repérée par l’article de l’Encyclopédie.  Jean Starobinki note : « L’article « cynique » a défini par avance l’imposture qui consiste à simuler effrontément la franchise des vrais cyniques : le Neveu rejoint les usurpateurs ; son effronterie est la parodie de la véracité » [8]. Il y a donc un cynisme qui imite mensongèrement le vrai cynisme, pur et moral. Et Jean Starobinski remarque le transfert du masque de Diogène du Neveu au philosophe. Du manteau d’Antisthène on passe à celui d’Aristippe. Mais la figure d’Aristippe est elle-même ambiguë aux yeux de Diderot. Selon les besoins du moment, Aristippe fait tantôt figure de sage – lorsqu’il rivalise de sagesse avec Socrate et qu’il l’invite à se soumettre aux lois [9] – et tantôt de sybarite, à l’opposé de Diogène, comme dans ces Regrets sur ma vielle robe de chambre :

O Diogène, si tu voyais ton disciple sous le fastueux manteau d’Aristippe, comme tu rirais ! O Aristippe, ce manteau fastueux fut payé par bien des bassesses ! Quelle comparaison de ta vie molle, rampante, efféminée, et de la vie libre et ferme du cynique déguenillé ? [10]

La nouvelle robe de chambre, luxueuse comme le manteau d’Aristippe, démasque le faux cynique. Mais le manteau troué d’Antisthène, comme le dit Socrate, en fait autant. Le cynisme est un rôle à manteau. C’est de celui-ci qu’il sera question dès que nous aborderons le théâtre. Il dérive du cynisme authentique mais le dénature.

Car le théâtre a affaire avec cela. Exhibition et dissimulation, obscénité et secret, hypocrisie et révélation, mais aussi philosophie et jouissance. Quelques chemins nous y mènent. Tartuffe tout d’abord. Qui ne se souvient de cette didascalie [11], rarissime chez Molière puisqu’elle désigne un régime moral de la parole, « C’est un scélérat qui parle » ? Où l’auteur, inquiet soudain, doit marquer sa distance avec son personnage, pour soulever l’image pieuse et faire apparaître le désir qu’elle dissimule à peine. Le cynique, c’est ce scélérat qui parle et, pire encore, sa parole est tellement forte que l’auteur ou, du moins, le scripteur doit prendre la parole à son tour pour éviter tout soupçon. Ce qu’il ne peut faire évidemment que dans le poème écrit, sauf anachronique brechtisme, car il n’est de parole que des personnages. La didascalie est une indication de jeu dramatique et l’auteur délègue sa parole à l’acteur. « C’est un scélérat qui parle », mais Molière se montre aussi, comme un sage cynique, un Diogène, versus Tartuffe, Aristippe ou Ménippe de Sinope, puisqu’il lève le masque à l’intention du lecteur et adopte la position de critique des mœurs du cynisme antique. Et Don Juan, à l’acte V du Festin de Pierre, fait un exposé complet du système d’hypocrisie, auquel il adhère désormais et qui n’achève son personnage que pour le détruire comme ethos dans la comédie. Il lui faut, à cette fin, élire un auditeur, ou un spectateur :

Je veux bien, Sganarelle, t’en faire confidence, et je suis bien aise d’avoir un témoin du fond de mon âme, et des véritables motifs qui m’obligent à faire les choses. [12]

Don Juan avait, jusqu’à ce moment, montré un visage courageux et provoquant ; il avait proclamé, son désir, son mépris du mariage et son scepticisme à l’égard de tout engagement de sa parole ; mais l’étalage de ce libertinage raisonné avait la couleur d’un cynisme joyeux et sincère. La mue du personnage à l’acte V (« eh quel homme, quel homme quel homme ! » s’exclame Sganarelle) fait apparaître un autre personnage, un cynique lui-aussi, son double noir, rageur, furieux, qui, comme le premier, ne parvient à exister que parce qu’il a un témoin, relai du lecteur ou du spectateur. La nécessité du témoin, explicitée, théâtralise l’aveu. La mise en abyme de la parole cynique révèle alors une vérité plus profonde, plus méchante derrière le masque du libertin. Et cette vérité est celle d’une défaite, qui précède le chahut infernal et les feux de bengale du dénouement. Car le théâtre, par le miracle de la double énonciation nous fait toucher du doigt cette exigence, inhérente au cynisme, celle de la confession, ou de la profession. Le cynisme est spectaculaire.

Le cynisme est dans les cas évoqués ci-dessus, étroitement lié au genre de la comédie. Le dévoilement critique touche aux mœurs et appartient à l’univers comique : Tartuffe ou Don Juan méprisent les lois du mariage et c’est leur libido qui se montre, obscène dans le premier cas, d’abord glorieuse dans le second, avant la résignation et l’acceptation des lois du monde qui la rendent honteuse. Ce caché / montré est un ressort comique, un jeu qui met en évidence la joie illusoire du sujet. Et c’est bien le registre du bas corporel qui est aux commandes. Le cynique installe le corps dans la philosophie :

Quand on examine de près la bizarrerie des Cyniques, on trouve qu’elle consistait principalement à transporter au milieu de la société les mœurs de l’état de nature. Où ils ne s’aperçurent point, ou ils se soucièrent peu du ridicule qu’il y avait à affecter parmi des hommes corrompus et délicats, la conduite et les discours de l’innocence des premiers temps, et la rusticité des siècles de l’Animalité. [13]

Le paragraphe s’achève sur l’Animalité placée par les Cyniques au cœur de la société. Et celle-ci est donnée comme affectation, ridicule aux yeux du monde, c’est-à-dire qu’elle appartient à la comédie. Et bien sûr, dans une perspective bakhtinienne, le cynisme vient ainsi carnavaliser la philosophie, renverser la métaphysique.

La satire est au même niveau que la comédie et c’est bien ce qui apparaît dans Le Neveu de Rameau.

Tout ce qu’il y avait dans les villes de la Grèce et de l’Italie de bouffons, d’impudents, de mendiants, de parasites, de gloutons et de fainéants (et il y avait beaucoup de ces gens-là sous les empereurs) prit effrontément le nom de cyniques. [14]

Les types des satires d’Horace et du Neveu de Rameau sont tous là. On rappellera ici l’éblouissante démonstration de Curtius [15] qui souligne l’importance, pour l’interprétation du Neveu, de l’affichage générique, « satire seconde », qui est son titre réel dans les manuscrits conservés, et qui relève, à l’appui de sa démonstration, les emprunts directs à Horace et tout l’intertexte de la satire latine. La confrontation du Diogène du Neveu et de celui du philosophe s’organise à l’intérieur du jeu énonciatif topique de la satire, selon l’opposition entre la figure traditionnelle de l’adversarius hostile et celle du satiriste. Mais c’est une double voix satirique qui s’origine dans le personnage du Neveu. La première lorsqu’il dépeint le monde des parasites et se met en scène, dans le vilain repas chez Bertin. La seconde est celle qu’il retourne contre la persona du satiriste, selon le principe de la réflexivité de la satire. La satire frappe Bertin et ses commensaux, avant de se retourner contre Rameau, le satiriste. Le Moi philosophe sort alors de son rôle et se trouve ébranlé, principalement dans sa figure d’autorité. Au philosophe qui lui demande s’il eût préféré que son oncle, le grand Rameau, eût été un brave homme, commun, un commerçant par exemple, ou un génie méchant et désagréable, le Neveu répond ce qui suit et un débat s’engage :

LUI.- Pour lui, ma foi, peut-être que de ces deux hommes, il eût mieux valu qu’il eût été le premier.

MOI.- Cela est même infiniment plus vrai que vous ne le sentez.

LUI.- Oh ! vous voilà, vous autres ! Si nous disons [54] quelque chose de bien, c’est comme des fous, ou des inspirés ; par hasard. Il n’y a que vous autres qui vous entendiez. Oui, monsieur le philosophe. Je m’entends ; et je m’entends ainsi que vous vous entendez [16]

Mais aussitôt après que Rameau a eu raison de l’autorité du philosophe, cet effet se retourne en une autre raison, cynique.

MOI.- Voyons ; hé bien, pourquoi pour lui ?

LUI.- C’est que toutes ces belles choses-là qu’il a faites ne lui ont pas rendu vingt mille francs ; et que s’il eût été un bon marchand en soie de la  rue Saint-Denis ou Saint- Honoré, un bon épicier en gros, un apothicaire bien achalandé, il eût amassé une fortune immense, et qu’en l’amassant, il n’y aurait eu sorte de plaisirs dont il n’eût joui ; qu’il aurait donné de temps en temps la pistole à un pauvre diable de bouffon comme moi qui l’aurait fait rire, qui lui aurait procuré dans l’occasion une jeune fille qui l’aurait désennuyé de l’éternelle cohabitation avec sa femme ; que nous aurions fait d’excellents repas chez lui, joué gros jeu ; bu d’excellents vins, d’excellentes liqueurs, d’excellents cafés, fait des parties de campagne ; et vous voyez que je m’entendais. Vous riez. Mais laissez-moi dire. Il eût été mieux pour ses entours. [17]

On ajouterait les coups d’estoc portés par les horribles anecdotes cyniques assénées par le Neveu au philosophe atterré. Sur un autre plan on pourrait nous objecter le secret, dans lequel Diderot a enfermé son chef d’œuvre, et qui aurait pour conséquence de priver le cynisme de sa théâtralité. Mais Diderot a toujours eu en vue la postérité et, d’autre part, la perspective de la publicité, essentielle au cynisme, est bien présente :

Tous les pousse-bois avaient quitté leurs échiquiers et s’étaient rassemblés autour de lui. Les fenêtres du café étaient occupées, en dehors, par les passants qui s’étaient arrêtés au bruit. On faisait des éclats de rire à entrouvrir le plafond. Lui n’apercevait rien ; […] [18]

Le décor du café, du Palais-Royal et la présence ici du public, à l’intérieur de la fiction ne sont pas sans signification politique, comme l’avait remarqué Pierre Saint-Amand [19]. La société se réunit dans un rire dont l’objet est la figure du cynique, mais ce rire fait peser sur elle le soupçon, un soupçon porté par le narrateur et confirmé par la seconde apparition de Diogène, auquel s’identifie alors le philosophe, le Diogène antique, « en bronze ou en marbre » [20], celui qui fut honoré dès l’Antiquité [21]. Si la théorie politique des Lumières est une théorie du lien social et de la citoyenneté possible, le rire des spectateurs, qui frappe le bouffon cynique, crée entre eux un lien illusoire ; Diogène le philosophe, lui, préfère la sécession : le Cynique manifeste ainsi, moins le rejet du projet social et politique des Lumières qu’une forme de questionnement amer et sceptique. C’est ici la limite même à laquelle Diderot conduit sa pensée, limite d’une pensée morale à laquelle il se laisse mener par le Neveu et qu’il ne pouvait tenir continûment.

Le théâtre tragique dit lui-aussi quelque chose du cynisme. Comment ne pas songer au Mahomet de Voltaire ? le héros a adopté, ou prétend avoir adopté, sauf sur un point essentiel, les usages des philosophes cyniques :

Ma vie est un combat et ma frugalité

Asservit la nature à mon austérité.

J’ai banni loin de moi cette liqueur traîtresse

Qui nourrit des humains la brutale mollesse :

Dans les sables brûlants, sur des rochers déserts,

Je supporte avec toi l’inclémence des airs. [22]

Il ne s’écarte de cette sagesse que sur un point, les femmes et la passion qu’il éprouve pour Palmire. Une scène magnifique oppose Mahomet à Zopire, où le héros éponyme dévoile sans fard ses vastes projets de conquête, où il ne daigne pas se cacher derrière la religion, dont il est le fondateur et dont il avoue l’imposture.

Si j’avais à répondre à d’autres qu’à Zopire,

Je ne ferais parler que le dieu qui m’inspire.

Le glaive et l’Alcoran dans mes sanglantes mains

Imposeraient silence au reste des humains. [23]

Jusque à ce moment de la pièce, l’imposture de Mahomet était dénoncée par son ennemi, désignée par l’autre, à moins qu’elle ne soit dite en confidence (à Omar, qui occupe la fonction structurelle du confident), et voici qu’elle s’affiche avec son moi, et qu’elle s’affirme dans sa confrontation avec son ennemi. Zopire dénonçait un prosélytisme mensonger et son adversaire renonce d’emblée à le convaincre de la vérité de sa religion mais affirme son utilité. La religion n’est que l’instrument d’une conquête politique. Ce discours cynique de Mahomet n’est possible que dans la double énonciation théâtrale : secret, puisqu’il n’y a que deux interlocuteurs, public puisqu’il est asséné comme un coup de massue, non à un confident mais à un ennemi, qui pourra bien le publier mais ne sera ni cru ni crédible, public encore mais soumis au pouvoir de dénégation qui frappe le public placé de l’autre côté du quatrième mur. Le cynisme de Mahomet tient à la conscience exacte qu’il a de la situation dans laquelle il met son adversaire. Mais Voltaire s’implique-t-il dans la parole cynique ? Aucune didascalie analogue à celle de Molière ne suggère une intention de se couvrir. Les spectateurs de la pièce sont confrontés à l’étalage d’une imposture qui pouvait évoquer le Traité des trois imposteurs, sans doute connu d’une partie du public. Un imposteur qui touche aux deux autres, Moïse et Jésus-Christ. La force et la raison manifestées par Mahomet portent au-delà du dialogue dramatique. Ce cynisme-là est probablement intentionnel, inquiétant mais souriant – même s’il est difficile de le prouver de façon irréfutable – comme le suggèrent le jeu de dénégations dans l’échange de lettres avec Benoît XIV et certains traits d’humour de la dédicace à Frédéric II, auteur, comme on sait d’un Anti-Machiavel. Il a été perçu par certains contemporains et Rousseau le soupçonne dans l’éloge qu’il fait de cette tragédie dans la Lettre à d’Alembert.

« Mahomet n’est ici autre chose que Tartuffe, les armes à la main » écrit Voltaire dans la dédicace « à sa Majesté de roi de Prusse ». Voltaire met en lumière le fondement même de la religion, un discours qui masque une violence et, de fait, lui appartient. Le Tartuffe de Molière lui-même obtient une victoire en prenant appui sur le violence de l’État, et si celle-ci lui échappe, in fine, c’est grâce seulement à la transcendance royale, celle d’« un Prince dont les yeux se font jour dans les cœurs » [24]. On touche là à un autre aspect du cynisme de Mahomet, absent de l’article de l’Encyclopédie : il est l’expression d’un rapport de forces. Mahomet peut se découvrir à Zopire parce qu’il est le plus fort. Parce qu’il est le plus grand : si ses actions sont injustifiables au point de vue moral, si elles ne trouvent de fondement religieux que dans le mensonge, elles ont une raison dans l’histoire ; elles manifestent un immense projet de conquête et de domination « politique ». Le choix du monothéisme n’est, aux yeux de Mahomet, que l’instrument de l’unité des peuples arabes sous une souveraineté unique, théologique et politique.  Le cynisme comme performance est l’exercice de cette domination, sur autrui et au-delà, sur les faibles, sur les peuples. Et comme tel il éblouit, il séduit. Rousseau l’avait compris, qui, dans le commentaire qu’il fait de cette scène, après avoir souligné la supériorité morale de Zopire, écrit :

De plus je crains bien, par rapport à Mahomet, qu’aux yeux des spectateurs, sa grandeur d’âme ne diminue beaucoup l’atrocité de ses crimes ; et qu’une pareille pièce, jouée devant des gens en état de choisir, ne fit plus de Mahomet que de Zopires. Ce qu’il y a, du moins de bien sûr c’est que de pareils exemples ne sont guère encourageants pour la vertu. [25]

La « grandeur d’âme » du cynique, autrement dit sa séduction esthétique, et l’admiration qu’il éveille, à l’instar des héros cornéliens.

Car cet effet du cynisme sur le spectateur, admiration, sidération est bien d’origine cornélienne : dans ses Commentaires sur Corneille, Voltaire admet, par exemple, la nature tragique des situations les plus révoltantes de Sophonisbe, tout en déplorant leur traitement, comique à ses yeux. Sophonisbe affirme clairement, simplement, en face de Syphax, son mari, sa volonté, son désir et sa décision : ne pas être parmi les vaincus, épouser le plus fort sans s’embarrasser du mariage qui l’unit à lui, maintenir intact son moi, dans sa gloire. Aux yeux de Mahomet, ne compte aucune des valeurs communes, sociales, morales. Le droit ? C’est

« Le droit qu’un esprit vaste, et ferme en ses desseins,

A sur l’esprit grossier des vulgaires humains. » [26]

Dans l’Essai sur les mœurs, Voltaire prête ce mot à la maréchale d’Ancre : « Mon sortilège a été le pouvoir que les âmes fortes doivent avoir sur les esprits faibles » [27]. Avec l’énoncé cynique la force de celui qui parle suffit à attester la vérité.  « Les faux cyniques – est-il écrit dans l’article cynique – furent une populace de brigands travestis en philosophes. » Car en vérité, ce que Mahomet affirme, ce sont en effet des sophismes, dont Zopire démonte la rhétorique, mais qui deviennent vérités dans l’histoire : les conquêtes de Mahomet en font des vérités. C’est la violence qui fait la raison.  Le cynisme est une de ces langues dont Victor Klemperer a analysé la grammaire et dont nous voyons tous les jours la pratique aux États-Unis. Sans la force qu’elles affirment, sans leur imposition brutale, elles ne sont qu’un chaos insignifiant mais très efficace. C’est la langue de l’emprise.

Si Mahomet ne daigne pas mentir à Zopire, le mensonge n’est est pas moins essentiel à son projet et, en politique, c’est un Tartuffe. Mais le mensonge parfait disparaît en lui-même : il ne peut entrer en cynisme qu’en se renversant sur la scène, sur une scène comme le manteau d’Antisthène. Le cynisme remarqué dans la scène avec Zopire, où Mahomet affirme non la vérité mais sa vérité, atteint son paroxysme dans la fausse ordalie finale. « Que ce dieu soit juge entre Séide et moi. / De nous deux, à l’instant que le coupable expire ! » [28] et le malheureux, empoisonné, meurt aussitôt à la vue du peuple. La dramaturgie de la mise en abyme atteint ici son effet grâce à un fonctionnement complexe. Les comédiens de Hamlet révèlent la vérité de ce qui est advenu à des spectateurs de la cour, à l’assassin, qui la connaît, et au machiniste, le héros, qui en fait une arme pour atteindre Claudius et sa mère. Chez Voltaire le théâtre dans le théâtre est une arme de l’assassin. Le spectacle politique est destiné au peuple qu’il soumet à l’emprise du despote. C’est un effet semblable à celui qu’on observe au troisième acte de La Mort de César, où Voltaire s’inspire de Shakespeare : c’est la rhétorique politique, maniée par Marc Antoine, dont le poète dénonce le cynisme et qui est le ressort de la manipulation de la foule. Mais la dénonciation se retourne : après tout le peuple est une victime consentante du démagogue ou du fanatique et l’on soupçonne que le poète n’est pas exempt du cynisme qu’il dénonce.

Peter Sloterdijk souligne que la confrontation politique du cynisme, la fausse conscience éclairée [29], et de la raison se love au sein même de l’Aufklärung. Il évoque l’Anti-Machiavel de Frédéric II – et on sait la part qu’a prise Voltaire à ce livre : « il a rejeté la technique de domination ouvertement cynique de l’ancien art politique ; monarque, il a dû devenir l’incarnation la plus réflexive du savoir dominateur modernisé. C’est dans sa philosophie politique qu’on a coupé les nouveaux vêtements du pouvoir et qu’on a formé l’art de la répression selon l’esprit du temps. » Frédéric II accède ainsi à un nouveau cynisme, « caché dans sa mélancolie », nécessaire à son travail de monarque [30]. La tragédie de Voltaire illustre la double faille, ouverte par le cynisme, dans l’optimisme rationnel des Lumières, confrontées à leurs propres limites. La critique opérée par le théâtre dévoile le fanatisme , instrument de Mahomet, mais elle est atteinte elle-même par le cynisme du despote. Car le cynisme de Mahomet trahit une blessure profonde chez Voltaire, un aveu d’impuissance. Et, de manière différente, celui du Neveu, un étourdissement amer du philosophe, de Diderot. Il révèle aussi la plasticité des Lumières, qui peuvent intégrer ce qui les menace, le surmonter, le théâtraliser et en rire parfois.

 

NOTES

[1] Mais aussi sur le Marivaux de L’Indigent philosophe, de La Seconde Surprise de l’amour et de La Fausse Suivante, ou sur le Diderot de Est-il bon ? Est-il méchant ?

[3] Bien des passages de l’ouvrage encore inédit de Jean-Christophe Igalens, Écritures du mépris au XVIIIe siècle (Marivaux, Rousseau, Diderot, Casanova) nous rejoindraient dans notre analyse.

[4] Article *CYNIQUE, §4.

[5] Ibid.

[6] Le Rêve de d’Alembert, CFL, t. VIII p. 157.

[7] Lettre sur les aveugles, CFL, t. II, p. 173

[8] Jean Starobinski, Diderot, Un Diable de ramage, Paris, Gallimard, 2012, p. 218.

[9] Salon de 1767, CFL, t. VII, p. 156

[10] Regrets sur ma vieille robe de chambre, CFL VIII, p. 8.

[11] Tartuffe, acte IV, scène 5, Œuvres complètes, éd. Georges Forestier et Claude Bourqui, tome 2, p. 168.

[12] Don Juan, acte V scène 2, éd. cit. p. 896.

[13] Article *CYNIQUE, §2.

[14] Article *CYNIQUE, §8.

[15] Ernst Robert Curtius, La Littérature européenne et le Moyen âge latin, [1948], Presses Universitaires de France, 1956.

[16] Diderot, Le Neveu de Rameau, dans Contes et romans, éd. Michel Delon, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 2004, p.591.

[17] Ibid.

[18] Ibid p. 642.

[19] Pierre Saint-Amand, Les Lois de l’hostilité, éditions du Seuil, p. 155

[20] Diderot, Le Neveu de Rameau, dans Contes et romans, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 2004, p.588.

[21] On plaça sur son tombeau une colonne de marbre de Paros, avec le chien, symbole de la secte ; et ses concitoyens s’empressèrent à l’envi d’éterniser leurs regrets, et de s’honorer eux-mêmes en enrichissant ce monument d’un grand nombre de figures d’airain. Ce sont ces figures froides et muettes qui déposent avec force contre les calomniateurs de Diogène ; et c’est elles que j’en croirai, parce qu’elles sont sans passion. Article Cynique.

[22] Mahomet, Œuvres complètes de Voltaire, Voltaire Foundation, Oxford 2002, t.20B, acte II, scène 4, p. 204.

[23] Ibid., acte II, scène 5, p. 207 et 208.

[24] Tartuffe, acte V scène dernière, éd. Forestier, bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2010, p. 189.

[25] Jean-Jacques Rousseau, Lettre à d’Alembert sur les spectacles, Classiques Garnier, p. 319.

[26] Mahomet, acte II, scène 5, éd. cit., p. 210.

[27] Voltaire, Essai sur les mœurs, II, 574, cité par Christopher Todd, dans Mahomet, éd. cit. p. 210.

[28] Mahomet, acte V, scène 4, éd. cit., p. 294.

[29] Peter Sloterdijk, Critique de la raison cynique,[ Suhrkamp Verlag, 1983] , traduction Hans Hildenbrand, Christian Bourgois 1987, p. 28

[30] Voir ibid. p. 113.

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