L’homme comme animal : entretien entre Diderot et Rousseau autour de l’article Droit naturel, (Morale.) dans l’Encyclopédie

Diderot et Rousseau se connaissaient très bien dans les années dix-sept cent quarante et cinquante : ils étaient intimes depuis 1743, sans doute l’année de leur première rencontre, jusqu’à leur querelle publique et leur rupture en 1758[1].  La querelle était en partie personnelle, prenant sa source dans leur différence de caractère marquée. Mais elle était exacerbée par la tension qui s’installait dans le triangle qui se formait, composé de Diderot, Rousseau et le nouvel arrivé Grimm, un intellectuel allemand qui s’était transplanté à Paris, et qui semble avoir agi comme agent déstabilisateur et semeur de désaccord. Mais tout de même, Rousseau et Diderot se disputaient surtout sur les idées en débat, qu’ils traitaient en forme d’articles pour l’Encyclopédie, surtout en philosophie, en politique et en musique. Pendant la période où ils avaient confiance l’un en l’autre, Diderot avait même corrigé pour Rousseau les épreuves du Discours sur les sciences et les arts (1750), car Rousseau était malade. Plus tard, en parlant du Discours sur l’origine et les fondements de l’Inégalité parmi les hommes (1755), Rousseau, dans un moment peut-être un peu fou, accusera Diderot de lui en avoir quasiment dicté une partie et de l’avoir encouragé à développer sa pensée dans une direction que lui, Diderot, allait esquisser dans certaines de ses œuvres.  En fait, Rousseau publie ce deuxième discours quelque peu avant la parution du tome V de l’Encyclopédie, qui contient l’article qui nous concerne.

Rousseau dans sa correspondance se montre très bien informé sur le progrès du volume. Davantage, son article ÉCONOMIE ou ŒCONOMIE, (Morale & Politique.) citera l’article de Diderot Droit naturel, (Morale.) paru dans le même volume. D’autres ont déjà étudié ces articles[2]. Tout se passe en ce moment – l’an 1755 – comme si le lecteur assistait à une exploration de leurs différends par deux philosophes qui, quoiqu’amis, divergeaient de plus en plus.  Je m’étendrai ici sur une différence surtout : « la fixité des espèces », pour emprunter le vocabulaire de l’époque. Il s’agissait de décider si les espèces animales ont toujours été aussi stables qu’elles pouvaient paraître à la plupart des naturalistes du siècle. Ce problème s’insère dans une étude poursuivie à travers l’Europe pendant la deuxième moitié du XVIIIe s. et les six premières décennies du XIXe s., pour aboutir aux idées plus développées d’Alfred Wallace et plus particulièrement, celles de Charles Darwin dans l’Origine des Espèces de 1859.

Les paragraphes qui suivent prennent la forme d’une spéculation sur le différend entre Diderot et Rousseau autour du problème de l’animalité, pour ainsi dire, de l’homme.

Comme on sait, la France du XVIIIe siècle ne se régissait pas par un système de partis politiques, qui s’exprimeraient dans une assemblée publique et constitutionnelle. Contrairement à l’Angleterre, en France des groupements d’intérêts se formaient autour d’une base régionale ou d’un personnage puissant. La situation était autre au Royaume-Uni, comme on nommait le pays après 1707. C’était par la « crise de l’exclusion » (1679-1681) que la famille du roi d’alors, Jacques II, était exclue de la succession, parce que de religion catholique. En Grande-Bretagne, la crise rendait plus nette la différence entre les partis, qui ainsi s’opposaient également par la religion. Tandis qu’en France, les structures politiques étaient moins tranchées. Plus même, le terme « ordre » qui décrivait les groupes sociaux dans la France d’avant la Révolution s’appliquait plutôt aux différences qu’on croyait percevoir dans le statut social qu’à des distinctions réelles. Ainsi le mot avait comme une consonance historique, se référant aux fonctions qu’on attribuait aux habitants dans le passé, plutôt qu’à une réalité contemporaine. La distinction des trois « ordres », clergé, noblesse, « tiers état », était spécifique à la France et était la forme de groupement à laquelle on recourait, quand après la prise de la Bastille, on tentait de former un nouveau système de gouvernement. On peut noter qu’on abandonnait un autre vocable « gentilhomme », qui, comme « de condition » ou « de qualité », était pourtant disponible à ceux qui voulaient éviter « noble », sujet à polémique.

Je voudrais suggérer ici que Diderot, à travers l’Encyclopédie, constitue consciemment ce que ses ennemis baptisaient le parti encyclopédie, non pas au sens anglais d’un parti politique, mais en désignant ainsi des gens qui formaient un groupe distinct d’artisans, de connaisseurs et d’écrivains, à qui il allait proposer des articles pour l’énorme variété de sujets qu’il fallait rassembler pour l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences , des arts et des métiers, par une société de gens de lettres[3]. On en voit la preuve me semble-t-il, dans le procédé par lequel il a confié les articles sur des sujets religieux ou métaphysiques, même s’il semble qu’il soit intervenu dans le texte de certains. Il a engagé tout un groupe d’abbés, religieux assez jeunes, à rédiger une série d’essais importants ; les articles sont souvent étendus. Je nomme ici trois d’entre eux : l’abbé Yvon (1714-1791), l’abbé de Prades (?1720-1782), et l’abbé Mallet (1713-1755)[4]. Il est vraisemblable qu’en cédant à ces prêtres de son âge, ou à peu près, la rédaction d’articles importants, Diderot entendait démontrer au grand public qu’il existait dans l’actualité religieuse en France – surtout parmi les plus jeunes – un courant de pensée plus tolérant, plus libéral. En engageant Rousseau à écrire l’article ÉCONOMIE ou ŒCONOMIE, (Morale & Politique.), qui a vu le jour dans le tome V de l’Encyclopédie  (si en effet les choses se sont passées ainsi, plutôt que d’imaginer que Rousseau aurait offert spontanément l’article à Diderot, scénario très peu plausible), Diderot aurait peut-être cherché à ajouter un article brillant et novateur à un groupe de textes déjà parus, dont le plus important était son propre Autorité politique, publié en 1751 dans le tome I, et qui avait causé une levée de boucliers à sa parution. En d’autres termes, Diderot voulait peut-être s’assurer que l’Encyclopédie allait jouer un rôle tout aussi important dans la dissémination d’une pensée religieuse et d’une métaphysique avancées que celui qu’elle commençait à assumer dans la diffusion des connaissances des procédés manufacturiers ou des techniques professionnelles dans la médecine ou la ferronnerie.

On considère en général que l’article de Rousseau est lié de façon assez proche au Manuscrit de Genève, version comme anticipée du Contrat social. Les deux écrits contiennent en fait deux passages qui leur sont communs. Pourtant ce qui touche de plus près à l’argument que je soutiens ici est un développement qu’entreprend Rousseau : ayant distingué entre la souveraineté et un gouvernement quelconque, l’article propose le concept d’une Volonté Générale, qu’on pourrait tenir pour la contribution la plus importante qu’aurait faite Rousseau dans le domaine de la philosophie politique.

Rousseau admet sans réserve dans cet article qu’il a emprunté la notion à l’article de Diderot Droit naturel, (Morale.) publié dans le même volume. Il est donc évident que Rousseau l’avait lu avant l’impression du tome V, ou avant de reconnaître cette dette. Cela prouve-t-il autre chose que sa générosité intellectuelle envers Diderot en 1755 avant leur querelle, et la libéralité avec laquelle Diderot répandait ses idées, ces deux points étant vérifiables par d’autres sources [5] ? Je crois que oui. En premier lieu, il y a des indices que les deux articles sont des additions tardives au volume (ceci reste une spéculation, car jusqu’ici des preuves hors du tome V n’ont pas été retrouvées)[6]. L’article de Diderot, placé sous le désignant « morale », apparaît en tête de toute une série d’articles touchant le « Droit », entre autres, un autre article portant le même titre, Droit de la Nature, ou Droit naturel, signé d’un A, qui désigne le juriste Boucher d’Argis. Cet article contient un compte rendu hostile du De Cive de Hobbes[7], et un précis des Principes du droit naturel (1747) de Burlamaqui, qui reconnaît à l’homme la liberté de choisir entre le bien et le mal, et qui fonde les droits naturels sur la liberté humaine et l’existence de Dieu[8]. Du point de vue de Diderot, qui est athée, Boucher d’Argis, a tort[9]. Que Diderot ait voulu indiquer au lecteur une autre direction de pensée en insérant au début de la série un article qu’il aurait lui-même rédigé, est probable. Mais c’est peut-être plus compliqué.

Le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité de Rousseau avait été publié seulement quelques mois avant le cinquième volume de l’Encyclopédie. Rousseau devait dire plus tard que cet écrit était plus au goût de Diderot que ses autres œuvres. Dans cette œuvre – à mon avis la plus forte de toutes les œuvres de Rousseau – la raison est présentée comme faisant partie d’un développement de l’homme qui est en fait une dégénérescence, et certainement un pas qui mène à l’état pitoyable des sociétés modernes : « Si la nature nous a destinés à être sains, j’ose presque assurer que l’état de réflexion est un état contre Nature, et que l’homme qui médite est un animal dépravé[10] ». Pourtant, il ne se peut pas que le Diderot de 1755 ait été d’accord avec une telle affirmation. Dans une lettre privée de la même année, il s’en moque :

Celui qui médite n’est peut-être pas un animal dépravé, mais je suis bien sûr qu’il ne tardera pas à être un animal mal sain. Rousseau continue de méditer et de se porter mal. Votre serviteur continue de méditer et ne se porte pas trop bien. […] Je n’aime ni les glands ni les tanières ni le creux des chênes. Il me faudrait un carrosse, un appartement commode, du linge fin, une fille parfumée, et je m’accommoderais volontiers de tout le reste des malédictions de notre état civilisé.[11]

On pourrait lire ce paragraphe comme une exacerbation de ses différences avec Rousseau, visant à amuser son ami Le Monnier. Néanmoins, on doit aussi remarquer que plus tard dans sa vie, il s’approche des vues de Rousseau sur les problèmes de la civilisation.

Le Discours sur l’origine de l’inégalité est un diagnostic des maux modernes, puisqu’il présente l’anamnèse, au sens médical, de notre chemin vers eux. L’article ÉCONOMIE ou ŒCONOMIE, (Morale & Politique.) présente déjà comme une partie d’une cure possible. Dans un fragment associé, d’une beauté remarquable, Rousseau suggère que notre gouvernement pourrait être réformé par la création de formes nouvelles d’association parmi les hommes :

Mais quoiqu’il n’y ait point de société naturelle et général entre les hommes, quoiqu’ils deviennent méchants et malheureux en devenant sociables, quoique les lois de la justice et de l’égalité ne soient rien pour ceux qui vivent à la fois dans l’indépendance de l’état de nature et soumis aux besoins de l’État social, loin de penser qu’il n’y ait plus ni vertu ni bonheur pour nous et que le ciel nous ait abandonnés sans ressource à la dépravation de l’espèce ; efforçons nous de tirer du mal même le remède qui doit le guérir ; par de nouvelles associations réparons le vice interne de l’association générale. Que notre violent Interlocuteur soit lui-même le juge de nos travaux, montrons-lui dans l’art perfectionné la réparation des maux que l’art commencé fit à la nature, montrons-lui toute la misère de l’état qu’il croyait heureux, faisons-lui voir dans une constitution de choses mieux entendues le prix des bonnes actions, le châtiment des mauvaises et l’accord aimable de la justice et du bonheur, éclairons sa raison de nouvelles lumières, échauffons son cœur de nouveaux sentiments et qu’il apprenne à sentir le plaisir de multiplier son être en l’unissant à celui de ses semblables, enfin qu’il devienne pour son propre intérêt mieux entendu, juste, bienfaisant, modéré, vertueux, ami des hommes et le plus digne de nos citoyens[12].

Dans ce passage, Rousseau prend à partie un « interlocuteur violent » (j’ai souligné la phrase). Il semble citer, ou à peu près, un des personnages auquel Diderot donne voix dans son Droit naturel, (Morale.) : « J’aperçois d’abord une chose qui me semble avouée par le bon et par le méchant, c’est qu’il faut raisonner en tout, parce que l’homme n’est pas seulement un animal, mais un animal qui raisonne . […Et Diderot demande] Que répondrons-nous donc à votre raisonneur violent […] ? [13] ». Rousseau citera l’article à nouveau dans la version du Contrat social connue sous le nom de Manuscrit de Genève.

 

L’article de Diderot se mue en dialogue dès son second paragraphe. Là, en cherchant un argument sur lequel on pourrait fonder l’idée de justice, Diderot semble accepter la position de Rousseau, c’est-à-dire, qu’à cette étape précoce du développement de l’homme, le concept de la propriété et donc d’obligation ne sont pas encore nés. Nous savons très bien, dit-il, que « l’homme passionné et injuste » voudrait faire aux autres ce qu’il ne voudrait pas qu’on lui fasse. Mais ceci n’est pas égalitaire et il va falloir soit qu’il admette son manque de logique et sa méchanceté, soit qu’il permette aux autres de lui faire ce qu’il se donne le droit de faire aux autres.

Jusqu’ici, nous sommes en présence d’une espèce de fondation de la justice basée sur une logique de réciprocité. Mais la difficulté dans ce système réside dans ce qu’on pourrait nommer « l’homme sadien ». Agité par des passions si violentes que sa propre vie perd toute valeur pour lui, s’il ne peut les satisfaire, il laisse sa vie au pouvoir des autres, pourvu qu’il puisse à son tour faire ce qui lui plaît avec la vie de ces autres. L’homme sadien, version Diderot, continue en affirmant :

Je sens que je porte l’épouvante et le trouble au milieux de l’espèce humaine ; mais il faut ou que je sois malheureux, ou que je fasse le malheur des autres ; et personne ne m’est plus cher que je me le suis à moi-même. Qu’on ne me reproche point cette abominable prédilection ; elle n’est pas libre. […]. Mais, continuera-t-il, je suis équitable et sincère. Si mon bonheur demande que je me défasse de toutes les existences qui me seront importunes, il faut aussi qu’un individu, quel qu’il soit, puisse se défaire de la mienne, s’il en est importuné. La raison le veut et j’y souscris.

C’est-là une destruction assurée de façon mutuelle, pour emprunter les termes des stratèges nucléaires de la guerre (et peut-être la stratégie adoptée par le Hamas et le gouvernement israélien dans la guerre 2023-2024). La seule réponse possible au « raisonneur violent » avant de l’étouffer, est de lui enlever le pouvoir de décider de ce qui est juste et ce qui est injuste. Rousseau relèvera la menace contenue dans ce paragraphe de Diderot.

Une instance doit pourtant décider de cette question. Diderot avance comme candidat « le genre humain : c’est à lui seul qu’il appartient de la décider, parce que le bien de tous est la seule passion qu’il ait » :

Mais si nous ôtions à l’individu le droit de décider de la nature du juste et de l’injuste, où porterons-nous cette grande question ? Où ? Devant le genre humain : c’est à lui seul qu’il appartient de la décider, parce que le bien de tous est la seule passion qu’il ait. Les volontés particulières sont suspectes ; elles peuvent être bonnes ou méchantes, mais la volonté générale est toujours bonne ; elle n’a jamais trompé, elle ne trompera jamais

Et d’ajouter: « C’est à la volonté générale que l’individu doit s’adresser pour savoir jusqu’où il doit être homme, citoyen, sujet ». C’est ici dans l’article que nous apprécions combien diffère le sens que Diderot donnera au « genre humain » et à la « volonté générale ». Car à peine Diderot a-t-il fait entrer ces concepts dans son raisonnement, qu’il se demande si les animaux peuvent y être inclus. Dans une phrase au conditionnel, il dit que si on pouvait communiquer avec eux, on devait les inclure dans « l’assemblé générale de l’humanité ». Pour conclure ici que les animaux se séparent de nous par autant de barrières invariables et éternelles. Le raisonnement de Diderot s’appuie ici sur l’idée que ce qui fonde la possibilité du concept de « volonté générale » comme instrument politique est la ressemblance des membres de l’espèce humaine, raisonnement admis de façon réciproque, comme je viens de le montrer :

C’est à la volonté générale que l’individu doit s’adresser pour savoir jusqu’où il doit être homme, citoyen, sujet […]. Tout ce que vous concevrez, tout ce que vous méditerez, sera bon, grand, élevé, sublime, s’il est de l’intérêt général & commun. Il n’y a de qualité essentielle à votre espèce, que celle que vous exigez dans tous vos semblables pour votre bonheur & pour le leur. C’est cette conformité de vous à eux tous & d’eux tous à vous, qui vous marquera quand vous sortirez de votre espèce, & quand vous y resterez.  [je souligne dans l’article Droit naturel de Diderot].

Même dans une société qui ne serait réunie que par le crime, la volonté générale pourrait en former la base. On voit ici combien Hobbes hante l’imaginaire de Diderot, et nous pourrions y reconnaître la force des arguments dans les romans de Sade, les premiers romans, en tout cas. L’imaginaire du « divin marquis » en retour s’essaie à défaire l’argument de Diderot. Rousseau ne peut évidemment admettre la réciprocité sous cette forme, parce qu’elle s’appuie sur le raisonnement et qu’elle ne peut par conséquent être disponible à un homme à peine sorti de la nature.

Mais il y a une autre raison pour laquelle Rousseau ne peut l’accepter : Diderot fait de l’homme une espèce parmi d’autres. Très tôt dans son article, Diderot soulève la question de l’homme comme animal, et ce qu’on appellerait de nos jours « les droits des animaux » : « Vous avez le droit naturel le plus sacré à tout ce qui ne vous est point contesté par l’espèce entière ».

Donc, à ce moment de son article, vers la fin, Diderot naturalise assez complètement l’homme. Il semble trancher la question de la place de l’homme par rapport aux animaux en relançant la question débattue à l’époque : les espèces sont-elles oui ou non fixées une fois pour toutes ? ou changent-elles. C’est là une forme précoce de la question de l’évolution. Diderot affirme que la notion de droit naturel serait alors en relation avec la volonté générale de l’espèce. L’équité, la cause de la justice, sont fondées sur l’espèce. On ne peut pas s’étonner qu’il termine par une dénonciation de Rousseau : celui qui ne veut pas raisonner n’est pas l’homme dans un état antérieur, infra rationnel, mais plutôt ressemble à un animal qui a dégénéré.

Si les animaux étaient d’un ordre à peu près égal au nôtre ; s’il y avait des moyens sûrs de communication entre eux et nous ; s’ils pouvaient nous transmettre évidemment leurs sentiments et leurs pensées, et connaître les nôtres avec la même évidence ; en un mot, s’ils pouvaient voter dans une assemblée générale, il faudrait les y appeler ; et la cause du droit naturel ne se plaiderait plus par-devant l’humanité mais par devant l’animalité. Mais les animaux sont séparés de nous par des barrières invariable et éternelles ; et il s’agit ici d’un ordre de connaissances et d’idées particulières à l’espèce humaine, qui émanent de sa dignité et qui la constituent.

Il n’est pas étonnant que Rousseau ait relevé l’une des menaces sous-jacentes à l’article. Le ton de Diderot est en effet celui d’un tyran.

 

NOTES

[1] Je remercie Edith et Francine Esch de leurs conseils.

[2] Surtout deux études de grande valeur : René Hubert, Rousseau et l’Encyclopedie, Essai sur la formation des idées politiques de Rousseau (1742-1756), Paris, 1928 ; Jean-Claude Bourdin, « L’effacement de Diderot par Rousseau dans l’article Économie politique et le Manuscrit de Genève », Diderot Rousseau : un entretien à distance, textes réunis par Franck Salaün, Paris, 2006, p. 36-50; j’ai relié les deux « frères ennemis » (la phrase est du grand Jean Fabre) d’un autre point de vue dans « Jean-Jacques Rousseau and Diderot in the late 1740s: Satire, friendship and  freedom », Rousseau and Freedom, éd. Christie McDonald and Stanley Hoffman, Cambridge : CUP, 2010, p. 58-76

[3]  Paris, chez Briasson, David, Le Breton, Durand, 1751. L’entreprise est en gestion depuis 1747. Titre cité d’après le site de l’ENCCRE.

[4] Jeffrey D. Burson. The Rise and Fall of Theological Enlightenment: Jean-Marin de Prades and Ideological Polarization in Eighteenth-Century France, Notre Dame, University of Notre Dame Press, 2010.

[5] Voir Marian Hobson, « Jean-Jacques Rousseau and Diderot in the late 1740s: Satire, friendship and freedom », Rousseau and Freedom, edited by Stanley Hoffman and Christie McDonald, Cambridge UP, 2010, p. 58-76.

[6] Il est à remarquer que, si l’on met rapproche les implications d’une lettre de Rousseau au pasteur suisse Vernes et les notes fournies par l’éditeur Leigh dans son édition de la Correspondance générale, il semble qu’il existait une certaine souplesse sur le contenu d’un volume : les articles commandés à Vernes semble avoir été laissés de côté (vol. III, lettre 37, dans Leigh, Correspondance complète de Jean-Jacques Rousseau, édition critique, établie et annotée par R.A. Leigh, Oxford, 52 vols., 1965-1998).

[7] Que Diderot au contraire admirait.

[8] « [Burlamaqui] définit la loi naturelle une loi que Dieu impose à tous les hommes, qu’ils peuvent découvrir et connaître par les seules lumières de leur raison, en considérant avec attention leur nature & leur état. […] » (Encyclopédie, Droit de la Nature, ou Droit naturel, , vol. V).

[9] Il est à remarquer que cette forme d’insertion d’un article, quand d’autres articles portent le même titre, se répète avec l’article de Rousseau, Economie politique : un deuxième article, très différent, apparaît au volume XI, publié avec les autres volumes publiés d’un trait en 1765. Cet article emprunte l’orthographe Œconomie politique et a été tiré des œuvres de Boulanger, célèbre par ses dénonciations du despotisme et hors d’atteinte, puisque mort, et bien mort, au moment de la publication. Ici, il me semble peu vraisemblable que Diderot ai fait plus que de profiter des variations possibles dans l’orthographe et du fait que Boulanger était hors de l’atteinte des autorités religieuses et politiques.

[10]  Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’Inégalité : Œuvres complètes [désormais OC], (dir.) Bernard Gagnebin et Marcel Raymond, Paris, Gallimard, coll. « Pléiade », vol. III, 1964, p. 138.

[11] Diderot, à l’abbé Le Monnier, Correspondance complète, éd. G. Roth, vol. III, lettre 322.

[12] Rousseau, Fragments politiques, OC, vol. III, p. 479-80.

[13] Diderot, article  Droit naturel, (Morale.), §V.

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