À quoi renvoie RENVOI ?

Il y a tant d’autres raisons que la mauvaise foi, soit pour passer un article, soit pour n’y pas traiter tout ce qui est de son objet, qu’on ne peut être trop scrupuleux à y renvoyer. […]

[…] la méthode selon laquelle les Mathématiques sont traitées dans notre Dictionnaire, est la même qu’on a suivie pour les autres matieres. Il n’y a sous ce point de vûe aucune différence entre un article d’Algebre, & un article de Théologie. […]

Il faut analyser scrupuleusement & fidelement tout ouvrage auquel le tems a assûré une réputation constante. […] Il faut savoir dépecer artistement un ouvrage, en ménager les distributions, en présenter le plan, en faire une analyse qui forme le corps d’un article, dont les renvois indiqueront le reste de l’objet.

Diderot, article ENCYCLOPÉDIE, (Philosoph.)

Le jeu de mots était évidemment tentant, et je l’ai donc commis. J’aimerais pourtant montrer dans ce petit essai de commentaire leca-tsiomiologique qu’il a un sens plus profond qu’il n’y paraît.

Car si l’article RENVOI, (Gram.) comporte toutes sortes de variations sur le sens possible du terme, il ne comporte pas lui-même de renvoi encyclopédique. À la rigueur, il évoque le renvoi encyclopédique mais sous la seule forme d’une critique acerbe de la pratique des renvois caractéristique du philosophe et mathématicien Christian Wolff – nous y reviendrons évidemment. Car le terme « renvoi » ne renvoie pas à l’article ENCYCLOPÉDIE, (Philosoph.) qui en donne pourtant un long traité, bien plus étendu, subtil et détaillé que ce que donnait Chambers dans sa préface ; ni non plus aux articles de D’Alembert sur les différentes sortes de dictionnaires[1], notamment ceux de sciences et d’art, qui traitent eux aussi du renvoi mais dans un sens nettement plus banal et classique que ce que fait Diderot dans ENCYCLOPÉDIE, (Philosoph.).

Mieux encore, les encyclopédistes n’ont pas conservé (ou bien ont éliminé) la traduction de l’article REFERENCE pourtant fort clair de Chambers : une telle traduction aurait permis d’inclure un article technique définissant le renvoi au sens livresque. L’article de Chambers renvoie lui-même à son article DICTIONNARY et commente les indications de renvoi « see », « vide »[2], chose dont on ne trouve pas trace dans l’Encyclopédie : le terme de renvoi « Voy. » ou « Voyez » n’est nulle part introduit et commenté. Tout au mieux peut-on dire que le contenu de ce qu’aurait pu être cette « définition simple » est contenu de fait dans les explications données par D’Alembert dans la série d’articles sur les dictionnaires. Encore est-ce discutable, car aucune des explications données ne s’abaisse pour ainsi dire à donner une définition toute simple du renvoi, dans le contexte d’une encyclopédie : il s’agit plutôt de catégorisations, à l’image de la catégorisation des « references » données par Chambers dans sa préface, et dont Diderot s’inspire en partie, comme l’explique Marie Leca-Tsiomis [3].

RENVOI, (Gram.) ne renvoie pas même à la forme verbale correspondante, RENVOYER (Gram.). Du reste ce dernier est rigoureusement le seul qui renvoie au sens grammatical en plus des sens spécialisés [4], les quelques rares termes qui comportent un « voyez RENVOI », comme Faux, (Jurisprud.) ou INCOMPÉTENCE, (Jurisprud.), réfèrent à l’évidence à des sens spécialisés en droit. En particulier, aucun des développements pourtant diserts de Diderot (dans ENCYCLOPÉDIE, (Philosoph.)) ou D’Alembert (dans la série d’articles sur les dictionnaires) sur la notion de renvoi, ne renvoient à cet article.

On peut donc résumer l’ensemble des renvois entrants et sortants des deux articles RENVOI, (Gram.) et RENVOYER, (Gram.) au sens grammatical, à un seul schéma d’une extraordinaire simplicité, au regard de la richesse du terme et de son importance stratégique dans l’écriture même de l’Encyclopédie :

On l’a vu plus haut, les liens les plus évidents qu’on aurait pu attendre sont à l’évidence inexistants. Au regard de la première citation en exergue de cet essai, Diderot aurait il fait preuve d’une sorte de mauvaise foi ?

* * *

Mais n’avançons pas trop vite et reprenons les choses dans l’ordre. Car si RENVOI, (Gram.) n’a pas de renvoi, pas même aux articles les plus attendus, les choses changent si on ne regarde plus seulement l’Encyclopédie seule, mais son accompagnement critique dans l’interface de l’ENCCRE, cette entreprise encyclopédique au second degré que Marie Leca-Tsiomis contribue tant à faire vivre. On y découvre par exemple que l’article est attribué à Diderot, et la note d’attribution à laquelle on est renvoyé pour plus d’explication renvoie elle-même à deux articles fondamentaux de Marie Leca-Tsiomis dans RDE [5]. Proposons-nous ici de les suivre et de faire mieux : de nous laisser porter plus généralement par les subtiles recommandations leca-tsiomiologiques. Elles nous ramèneront, inévitablement, à l’article ENCYCLOPÉDIE, (Philosoph.) dont elles conseillent sans cesse, et à raison, la relecture patiente.

L’attribution des articles nouveaux à Diderot, nous disent les articles en question, se fonde sur trois critères sûrs : le domaine de la « Grammaire » au sens où l’entend Diderot, c’est-à-dire en lien à la clarification « décapante » de la langue usuelle et non à la grammaire qui se pare du titre de science de la parole. C’est bien le cas ici, bien sûr, et les sens énumérés sont tous des termes d’usage. Le second critère est la prégnance du dictionnaire du Trévoux, dont Diderot reprend habituellement la nomenclature tout en détournant avec subtilité et esprit la portée morale ou édifiante des acceptations retenues par les pères jésuites – c’est ce qu’en langage leca-tsiomiologique on appelle le « faire » de Diderot. Le critère se vérifie particulièrement bien dans notre cas, voyons plutôt, en suivant la trame des acceptions retenues par Diderot, en détectant les références éventuelles au Trévoux [6].

RENVOI, s. m. (Gram.) retour d’un endroit dans un autre, d’une chose à celui qui l’a envoyée.

Cette définition générale n’a pas d’équivalent chez Trévoux, et cela illustre le principe d’organisation souvent retenu par Diderot, selon Marie Leca-Tsiomis. Viennent ensuite les sens particuliers, dont certains annoncent des articles spécialisés.

On dit une chaise de renvoi ;

C’est le premier sens du Trévoux, correspondant au deuxième sens de renvoyer, le Trévoux parle plutôt de chevaux ou de carrosses de renvoi, mais dans un sens clairement équivalent.

le renvoi d’un présent est désobligeant ;

C’est le second sens du Trévoux (quatrième sens du verbe), où il est question du renvoi (d’un petit présent à son ami) qui « en est désobligeant ». Trévoux explicite le fait qu’on veut dire qu’il le refuse, ce qui est laissé implicite dans Diderot.

le renvoi de la lumiere par un objet ;

C’est aussi le troisième sens de Trévoux, qui parle du renvoi de la lumière dans un miroir ; Diderot est à la fois plus général (il parle d’objet) et moins, car Trévoux parle aussi de renvois mécaniques (d’une balle) ou thermique (de la chaleur).

le renvoi d’une injure à celui qui l’a faite ;

ce sens n’est pas mentionné dans Trévoux, et c’est le seul sur lequel Diderot semble innover. Mais cela est conforme à sa politique des « suppléments éditoriaux », qui relève de « l’ajout d’une acception omise »[7]. Celle-ci fait bien sûr sourire car elle peut aussi s’interpréter comme une pratique dont un Diderot en proie à bien des attaques dut subtilement s’emparer. C’est le cas savoureux de la « réponse du berger à la bergère » que représente les allusions volontairement contenues dans l’article MENACE, (Gramm. & Moral.), aux attaques qu’il venait de subir sur la scène [8].

une omission à intercaler par le renvoi : on désigne par un signe qui marque ce qu’il faut restituer. Ce copiste n’entend rien aux renvois ; il brouille tout.

C’est le quatrième sens du Trévoux, « dans l’écriture » le seul qui n’ait pas chez lui de correspondant verbal. Il s’agit de l’idée d’une omission compensée par ce qu’on ajoute en marge ou en bas de page. Le Trévoux dit aussi « qu’il faut qu’un habile Copiste sache bien prendre les renvois ». Diderot lève en quelque sorte l’implicite et tourne la chose négativement – peut-être cette tournure traduit-elle concrètement son impatience avec certains protes, à moins qu’elle ne soit l’illustration du procédé critique habituel chez lui, d’inverser les recommandations morales des pères jésuites.

Je hais la méthode de Wolf, elle fatigue par la multitude des renvois, & elle en devient d’une obscurité profonde & d’une sécheresse dégoûtante, par une affectation barbare & gothique de démonstration rigoureuse & de briéveté. En l’introduisant en Allemagne, cet homme fameux y a éteint le bon goût, & perdu les meilleurs esprits.

Evidemment, cette sortie contraste fortement par sa prolixité avec les précédentes, et nous reviendrons sur cette critique emphatique et spirituelle de la « méthode de Wolf ». Pour l’instant, remarquons qu’on est là clairement dans le cinquième sens de Trévoux, correspondant au septième sens verbal. Trévoux distingue en effet le sens général « dans un livre », où le renvoi conduit, à tel endroit où on a expliqué imparfaitement quelque chose, à un autre endroit où on donne « plus ample explication » ; le sens particulier aux dictionnaires, où le renvoi livresque est assorti d’un « vide » ou « voyez » : on trouve donc là la définition que donne aussi Chambers (qui s’inspire là probablement du Trévoux), et celle qu’on chercherait vainement dans l’Encyclopédie. Enfin, et c’est probablement de ces remarques dont Diderot s’inspire, il est question du sens particulier des traités où « les Auteurs » (sans autre précision) « font des renvois aux autres lieux où ils ont établi leurs principes, et fait leurs démonstrations ». Dans le sens verbal, le Trévoux se fait plus explicite sur le genre d’auteurs dont on parle : « Quand un géomètre allègue quelque chose, il renvoie aux Eléments d’Euclide, à l’endroit où la chose est prouvée ». On devine qu’il est donc question de traités qui ont une cohérence démonstrative qui justifie ce type de renvois more geometrico. La « méthode de Wolf », en philosophie et en tout genre de traité rationnel, était précisément qualifiée de mathématique parce qu’on s’y obligeait à suivre la façon de faire des mathématiciens, qui n’emploient de terme qu’au sens qui a été défini et auquel on est donc renvoyé. Si Christian Wolff n’est pas nommé dans le Trévoux, le rapport que dessine Diderot implicitement, en considérant d’ailleurs ladite méthode comme une chose bien connue du lecteur, est donc tout à fait logique et cohérent avec ce qu’en dit le Trévoux.

Le renvoi d’un tribunal à un autre fatigue le plaideur & le ruine.

On est ici clairement dans le sixième sens de Trévoux, juridique et qui désigne le transfert d’une affaire d’un tribunal à un autre, jugé plus compétent. Diderot au lieu d’expliquer le sens (mais ce sera fait dans la suite, dans l’article suivant signé de Boucher d’Argis), tourne la remarque en critique sociale et politique, qui fait partie des catégories « classiques » de critique diderotienne [9].

Au total, on a une liste de sens qui correspond assez mal à la suite d’entrées dans l’Encyclopédie, sauf pour la suivante qu’on vient d’évoquer, mais très bien aux différents sens du Trévoux : la liste commentée le suit assez scrupuleusement, quoiqu’en étant nettement plus concis, et parfois ironique. Le seul sens nouveau est celui du « renvoi d’une injure », qui semble absent du Trévoux.

* * *

Si on se livre maintenant à la même lecture mais pour le sens verbal, qui correspond à une longue liste de douze entrées dans le Trévoux, mais un seul sens « grammatical » dans l’Encyclopédie, on observera le même phénomène :

RENVOYER, v. act. (Gram.) c’est envoyer derechef ;

Présenté comme un sens général, on retrouve ici à peu près le premier sens du Trévoux « verbal » : « envoyer plusieurs fois », mais dans ce dernier il est plutôt présenté comme un premier sens particulier.

on renvoie un domestique ;

c’est le sixième sens du Trévoux, « chasser d’une maison », il sera repris plus loin dans un sens très voisin pour ne pas dire redondant, « renvoyer ses gens », il y a ici un effet de mise en exergue.

on renvoie un courier ;

on retrouve soit le premier (envoyer un courrier de nouveau) soit le quatrième sens (renvoyer un courrier en refusant de l’ouvrir).

on renvoie ses équipages ;

c’est le deuxième sens verbal du Trévoux : « faire retourner les équipages dont on a plus besoin »

on renvoie un présent ;

dans le quatrième sens, c’est, selon le Trévoux, ce que doit faire un bon Juge ;

on renvoie la balle ;

C’est le cinquième sens dans le Trévoux, « Un joueur renvoie une balle avec une raquette » ;

on renvoie ses gens ;

on retrouve ici le sixième sens du Trévoux, « Ce Seigneur s’est mis en retraite, il a renvoyé tous ses gens »

on renvoie à l’école, aux élémens de la science ;

Dans le septième sens du Trévoux, on peut raisonnablement penser que le géomètre, qui pour alléger « quelque chose, renvoie aux Eléments d’Euclide » est, très raisonnablement, ce professeur de collège qui renvoie aux « élémens de la science » ;

on renvoie une affaire par devant tel commissaire ;

on est aussi au huitième sens, où il est question du faire que la Cour « ne renvoie jamais l’instruction des affaires que par devant des Juges Royaux », que Diderot qualifie ici de commissaires (sous-entendu : du roi). Il faut voir sur ce point les explications de Boucher D’Argis sur les commissaires du Roi en lien aux affaires de justice, à l’article éponyme.

On renvoie absous.

C’est le neuvième sens retenu par Trévoux, au sujet de décisions de justice déchargeant des accusés : « cet homme a été renvoyé quitte et absous (…) de l’accusation qu’on avait formée contre lui. Finalement Diderot conclut par cette formule qui promet plusieurs renvois, mais n’en donne donc qu’un :

Voyez les articles Renvoi.

A nouveau, la correspondance avec le Trévoux est dans l’ensemble très bonne et le second critère leca-tsiomiologique est dont bien rempli pour cet article comme pour RENVOI. Le dernier critère est l’examen des alternatives : il s’agit d’un critère global portant sur les articles correspondant à ce désignant qui n’a pas d’application particulière, par définition.

Reste à juger du contenu sur un tout dernier critère, discuté dans l’article déjà nommé sur quelques exemples parlants, que Marie Leca-Tsiomis résume en parlant du « faire » de Diderot. En l’occurrence, on reconnaît un style très caractéristique de l’éditeur et écrivain : la concision, l’adaptation d’un sens générique suivi de cas particuliers, les commentaires critiques ou ironiques, sur les défauts de la justice royale (qui ruine les plaideurs) les abus du pouvoir seigneurial ou les méfaits des copistes incompétents ou trop soigneux. Et enfin, il y a la remarque la plus chargée et la plus ironique, la plus longue aussi, qui s’adresse à la « méthode de Wolff », à laquelle il nous faut maintenir revenir. À quoi renvoie-t-on ici ?

* * *

De prime apparence, cette phrase en forme de pamphlet miniature, très spirituelle, semble témoigner d’une aversion solide contre le philosophe allemand Christian Wolff, qui est ici immanquablement désigné par l’un de ses traits les plus célèbres : le style sobre, rigide et démonstratif par lequel il veut qu’on écrive et pense la philosophie et l’organisation des savoirs en général. C’est cette méthode dont l’article encyclopédique METHODE, (Logique.) fait un éloge appuyé en en attribuant la paternité à Wolff. Cet article, qui à mon sens ne saurait être attribué intégralement à D’Alembert pour cette raison, rejoint un certain nombre d’autres articles qui font le panégyrique de la méthode wolffienne en philosophie, notamment sous la plume de Formey qui en est le propagandiste notoire.

Cette phrase critique a un côté typique, car à sa lecture n’importe quel enccriste sent un démon leca-tsiomien qui lui chuchote à l’oreille : « Prends garde ! Prends garde ! Diderot n’emploie pas de mots au hasard, chaque mot compte et charrie son lot de sous-entendus ; d’autre part, ses critiques sont plus subtiles qu’il n’y paraît souvent, il vaut la peine d’y regarder de près ! ». Ou bien, en termes plus savants, le démon parlera peut-être de « ce qui apparaît parfois comme une digression personnelle à l’intérieur d’un article qui, jusque-là, ne faisait que suivre de plus ou moins loin le Trévoux »[10]. On a vu plus haut que, quoique digressive, la remarque s’appuie assez logiquement sur les allusions marquées au « référencement démonstratif » propre au géomètre, et trahit – nous y reviendrons – une très bonne connaissance de ce qu’on appelait alors la « méthode mathématique » de Wolff. Mais c’est précisément ce que Marie Leca-Tsiomis indique de ces phénomènes de « venue à l’écriture » : ils traduisent le plus souvent une forme de réminiscence. Faut-il alors demander, de quoi ? À quel dialogue, à quel débat, fait-on ici allusion ? De qui s’inspire la critique, et que vise-t-elle précisément ?

Si, guidé par le démon, on s’empare de ce que lui-même nomme le « subtil moteur de l’ENCCRE » et qu’on a vérifié quand et où, dans l’Encyclopédie, Diderot emploie ce vocabulaire si particulier, on trouve d’autres articles bien intéressants.

L’expression « je hais » est employée dans quatre cas, et dans un sens qui – conformément à la définition subtile qu’en donne Diderot dans l’article HAINE, (Morale.) – qualifie plutôt une forme d’aversion que de passion noire. Notons cependant qu’une des acceptions se trouve dans l’important article ENCYCLOPÉDIE, (Philosoph.) et au sujet des satires, qui selon l’auteur sont à bannir :

Je hais cent fois plus les satyres dans un ouvrage, que les éloges ne m’y plaisent (…) Il faut absolument bannir d’un grand livre ces à-propos légers, ces allusions fines, ces embellissemens délicats qui feroient la fortune d’une historiette. (…) Toute cette légereté n’est qu’une mousse qui tombe peu-à-peu ; bien-tôt la partie volatile s’en est évaporée, & il ne reste plus qu’une vase insipide.

La sortie contre Wolff, si on est peu charitable, pourrait s’interpréter aussi de manière à retourner la critique précédente à son auteur, d’autant que la sortie a quand même le défaut de ne rien définir de manière très solide, comme on l’a vu, mais de procéder plutôt à des allusions. Si on est plus indulgent, on y verra plutôt ce que Diderot appelle, au même endroit, « des portraits moraux », relevant de « l’imagination d’un caractère », qui consiste à

trouver d’après une passion dominante donnée, bonne ou mauvaise, les passions subordonnées qui l’accompagnent, les sentimens, les discours & les actions qu’elle suggere, & la sorte de teinte ou d’énergie que tout le système intellectuel & moral en reçoit

Et dans ce sens plus favorable, et recommandé par Diderot, on dira non sans raison qu’il aura tenté un portrait de Christian Wolff, nous y reviendrons.

Suivant toujours les indications du moteur de recherche et explorant le vocabulaire très particulier qui est employé dans cette tirade satirique, le premier article qui ressort de cette recherche, en termes de parentés de vocabulaire, est certainement l’article sur la scolastique. Dans la longue diatribe qui clôt l’article, on y retrouve le vocabulaire de notre petit pamphlet sur la méthode des renvois :

[§90] Il suit de ce qui précede, que cette méthode détestable d’enseigner & d’étudier infecta toutes les sciences & toutes les contrées. […] [§ 97] Qu’elle éloigna les meilleurs esprits des bonnes études. […] [§103] Qu’elle réduisit toutes les connoissances sous un aspect barbare & dégoûtant. [§104] Que la protection des grands, les dignités ecclésiastiques & séculieres, les titres honorifiques, […] accordées à de misérables disputeurs, acheverent de dégoûter les bons esprits des connoissances plus solides. [nous soulignons]

Ce vocabulaire frappant rappelle grandement l’accusation portée par Voltaire contre Wolff, comme en témoigne une lettre (aujourd’hui) célèbre qu’il écrit à Maupertuis en 1741 (D2526) :

Je ne mettrai pas, mon cher aplatisseur de mondes et de Cassinis, de tels quatrains au bas du portrait de Christianus Wolffius. Il y avait longtemps que j’avais vu, avec une stupeur de monade, quelle taille ce bavard germanique assigne aux habitants de Jupiter. Il en jugeait par la grandeur de nos yeux et par l’éloignement de la terre au soleil ; mais il n’a pas l’honneur d’être l’inventeur de cette sottise, car un Wolffius met en trente volumes les inventions des autres, et n’a pas le temps d’inventer. Cet homme-là ramène en Allemagne toutes les horreurs de la scolastique surchargée de raisons suffisantes, de monades, d’indiscernables, et de toutes les absurdités scientifiques que Leibnitz a mises au monde par vanité, et que les Allemands étudient parce qu’ils sont Allemands. [nous soulignons]

Comparée à la proximité du vocabulaire de Diderot dans SCHOLASTIQUES, philosophie des scholastiques, (Hist. de la philos.) l’accusation portée contre Leibniz et Wolff serait donc d’avoir réinventé une sorte de nouvelle scolastique, qui garderait tous les stigmates de l’ancienne. Cette « méthode moderne » serait aussi barbare que l’était la scolastique médiévale, et corromprait pour l’essentiel le goût des Allemands.

Soit, que faire de ces rapprochements ? Tout d’abord, est-ce là la réminiscence qu’on peut deviner derrière cette tirade ? Cette lettre nous est aujourd’hui bien connue, mais l’était-elle à Diderot, alors que Voltaire n’avait pas cherché, de son vivant, à ce qu’on publie sa correspondance ? Serait-elle le reflet d’une correspondance privée entre les deux hommes, soit par oral, soit par écrit ? Il faudra alors admettre que Diderot, par facilité ou par flatterie un peu facile, se sera adonné à un traité satirique à la façon de Voltaire distillant son venin contre son concurrent principal à la cour de Frédéric II [11].

Notons au passage une chose amusante : la diatribe de Diderot contre la philosophie scolastique reprend pour l’essentiel le contenu du troisième tome de l’Historia critica philosophiae de Jacob Brucker, dont on sait qu’il faisait grand cas. Or on sait que Brucker, bien loin de songer à appliquer à des philosophes « modernes », post-cartésiens, comme l’étaient Leibniz ou Wolff, les critiques formulées au sujet de la scolastique médiévale, avait au contraire le plus grand respect pour le rationalisme rigoureux et intransigeant de « l’homme fameux » pour avoir défendu des thèses rationalistes en matière de religion et surtout de morale pratique [12]. Brucker fait certainement partie des Allemands à qui Wolff, à défaut de lui avoir inculqué le « bon goût » (nous y reviendrons), avait du moins inculqué une manière d’écrire exigeante et rigoureuse, une vraie méthode de pensée. Là aussi, Diderot ne connaissait probablement que très vaguement la formation intellectuelle de Brucker, et son article est écrit bien avant le sixième tome de l’Historia critica philosophiae où Brucker traite précisément de la philosophie moderne, et de celle de Wolff en particulier. Il ne pouvait donc pas deviner qu’en retournant la diatribe préparée contre la scolastique, contre Wolff lui-même, il commettait une sorte de contre-sens. Là encore, comment savoir ?

* * *

C’est ici que le démon leca-tsiomien nous chuchote encore à l’oreille : « chercher encore, chercher mieux, le vocabulaire est choisi, la phrase est certes un peu méchante mais il est manifeste qu’elle est bien construite, il cherchait probablement à dire quelque chose de plus subtil, quelque chose qui avait trait au bon goût qui clôt la tirade ». Soit, attrapons encore le moteur de recherche et vérifions les usages philosophiques et métaphoriques du « bon goût » chez Diderot. Il vient un nombre d’occurrences relativement restreint, une quinzaine environ. Parmi elles, il y a évidemment l’article Goût, (Gramm. Litterat. & Philos.) composé des deux essais de Voltaire et de Montesquieu, puis complété par D’Alembert, dont les éditeurs étaient immensément fiers [13]. Les deux premières occurrences du « bon goût » sont précisément de Voltaire et indique clairement que le « bon goût » est une caractéristique nationale et en inégal partage, ce qui n’est pas sans rappeler la teneur de sa diatribe anti-wolffienne », qui est en général anti-allemande [14]. Que cette notion ait été ainsi comprise par Diderot ne fait pas de doute, au regard d’une autre occurrence, dans Cartes, (Jeux.), où il est question de « nos François qui se piquent si fort de bon goût ».

Mais l’occurrence la plus intéressante est probablement contenue, à nouveau, dans l’article ENCYCLOPÉDIE, (Philosoph.), et dans un passage de la plus haute importance, nous crie le démon leca-tsiomien, qui à ce point s’affole : « c’est ici l’un de ces passages où Diderot parle des raisons éminentes qui devait faire de l’Encyclopédie l’œuvre d’un siècle philosophe, et aucun cas d’un seul homme. Lis bien, relis bien ! » Le fait est que le passage mérite d’être cité in extenso, il a un rapport direct avec les subtilités de notre tirade anti-wolffienne. Ayant expliqué qu’un ouvrage pareil ne pouvait être le produit de ce qu’avaient enfanté les siècles précédents, l’œuvre d’un génie unique suivi par des épigones esclaves et laborieux, mais d’un « siècle raisonneur » qui ne cherchât plus ses règles « dans les auteurs » (fussent-ils géniaux) mais « dans la nature » et, faut-il comprendre en référence au début du même article, dans une société de gens de lettres dévoués au bien commun. Il développe alors l’idée, en précisant la différence entre le génie et le bon goût :

Mais ce siecle s’est fait attendre si long-tems, que j’ai pensé quelquefois qu’il seroit heureux pour un peuple, qu’il ne se rencontrât point chez lui un homme extraordinaire, sous lequel un art naissant fît ses premiers progrès trop grands & trop rapides, & qui en interrompît le mouvement insensible & naturel. Les ouvrages de cet homme seront nécessairement des composés monstrueux, parce que le génie & le bon goût sont deux qualités très-différentes. La nature donne l’un en un moment : l’autre est le produit des siecles. Ces monstres deviendront des modeles nationaux ; ils décideront le goût d’un peuple. Les bons esprits qui succéderont, trouveront en leur faveur une prévention qu’ils n’oseront heurter ; & la notion du Beau s’obscurcira, comme il arriveroit à celle du Bien de s’obscurcir chez des barbares qui auroient pris une vénération excessive pour quelque chef d’un caractere équivoque, qui se seroit rendu recommandable par des services importans & des vices heureux. Dans le moral, il n’y a que Dieu qui doive servir de modele à l’homme ; dans les Arts, que la nature. Si les Sciences & les Arts s’avancent par des degrés insensibles, un homme ne différera pas assez d’un autre pour lui en imposer, fonder un genre adopté, & donner un goût à la nation ; conséquemment la nature & la raison conserveront leurs droits. Elles les avoient perdus ; elles sont sur le point de les recouvrer ; & l’on va voir combien il nous importoit de connoître & de saisir ce moment. [nous soulignons]

Ce passage éclaire effectivement grandement le cœur du reproche que Diderot semble adresser dans sa diatribe contre Wolff, bien au-delà de celui d’affectation et de manque de naturel qui en fait la thématique première – ou plutôt, ce manque de naturel, de référence à la nature, est étroitement corrélé au caractère singulier des productions de génies solitaires, de tel homme extraordinaire, « sous lequel un art naissant fît ses premiers progrès trop grands & trop rapides ». Le cœur du reproche adressé à Wolff, et qui n’est pas infondé au regard de l’extraordinaire succès que le philosophe allemand a reçu dans les années 30 et 40 dans toute l’Europe, mais plus encore dans l’espace universitaire germanique [15]. Son œuvre écrite et le nombre de ses épigones étaient tels, que sa pensée et ses écrits ont inondé de vastes pans de la littérature philosophique, lui donnant une règle et une structure. La chose en venait au point où il n’était guère de programme d’enseignement universitaire qui ne doive se positionner pour ou contre Wolff et le mathématisme wolffien, en tous cas toujours en référence à lui[16]. Cela, Diderot non seulement le savait mais c’est précisément ce qu’il énonce avec ironie : « En l’introduisant en Allemagne, cet homme fameux y a éteint le bon goût, & perdu les meilleurs esprits ». Nous parlons bien d’un « homme fameux », dont le style philosophique avait envahi non seulement l’Allemagne mais un nombre impressionnant de pays européens et jusqu’à l’Encyclopédie elle-même.

Le cœur du reproche, sous l’aspect des réflexions diderotiennes sur l’Encyclopédie, œuvre originale d’un siècle raisonneur et reflet du « bon goût » et non d’un génie personnel, est donc précisément d’avoir imposé un style unique et trop docilement suivi par un peuple entier. Ce dernier aura été victime comme dans le conte de l’oiseleur de Brême de l’attraction d’un seul génie, au lieu de profiter du bon goût partagé, indissociable d’un accès à la nature et au beau véritable. Ces réflexions introduiront bien sûr progressivement à ce que Diderot, comme éditeur, revendiquait comme une originalité absolue du mode de rédaction de l’ouvrage : le fait qu’il s’agisse d’une œuvre collective, créée « par une société de gens de lettres & d’artistes, épars, occupés chacun de sa partie, & liés seulement par l’intérêt général du genre humain, & par un sentiment de bienveillance réciproque ».

Ainsi décryptée, la satire de style voltairien, apparemment facile, recèle sans doute davantage de subtilité philosophique, comme le promettait le bon démon. Elle serait la traduction dans un langage un peu baroque et pour tout dire un peu facile, d’une pensée fondamentale sur ce qui, aux yeux du littérateur philosophe, condamnait l’encyclopédisme « wolffien », et la méthode correspondante, à n’être pas entièrement une méthode acceptable et féconde pour une encyclopédie « bien conçue », œuvre d’un collectif et reflet d’un goût partagé, reflet de l’esprit « raisonneur » du temps.

* * *

Mais il faut maintenant revenir peut-être sur le point essentiel à mes yeux et qui, au-delà des méchancetés apparentes, fait de cette diatribe une sorte de compliment indirect et involontaire à Wolff, aussi bien à sa méthode qu’à son œuvre en général prise comme point de référence « naturel ». Il faut ici revenir sur nos toutes premières remarques sur la « traduction » que Diderot fait des remarques du Trévoux, au sujet du sens référentiel « démonstratif » du renvoi. D’une part on a vu que Diderot n’a pas jugé utile de reprendre, sur ce point, une définition « toute bête » du renvoi, qui manque absolument à l’Encyclopédie alors qu’elle était présente dans le Trévoux comme dans Chambers. Il ne juge pas non plus nécessaire de définir la méthode de Wolff : tout se passe comme si elle était bien connue du lecteur, de sorte qu’il ne restât plus qu’à la critiquer. De fait, au sein de l’Encyclopédie, les articles METHODE, (Logique.)[17] ou PHILOSOPHIE, font partie de ces articles qui contiennent un panégyrique et en même temps un résumé des idées essentielles de Wolff. Elles portent sur ce qui doit être retenu de la méthode des géomètres pour fonder une pensée et un style philosophique valide, c’est-à-dire rationnel et permettant à chacun de développer sa propre pensée. En ne s’en tenant qu’à la question des renvois, et de l’analogie qu’on peut faire entre un renvoi encyclopédique, avec un renvoi dans un texte démonstratif, les lignes suivantes n’eussent pas été désavouées par Wolff :

Si l’on séparoit scrupuleusement d’un livre, ce qui est hors du sujet qu’on y traite, on le réduiroit presque toûjours au quart de son volume. Que fait l’enchaînement encyclopédique ? cette circonscription sévére. Il marque si exactement les limites d’une matiere, qu’il ne reste dans un article, que ce qui lui est essentiel. Une seule idée neuve engendre des volumes sous la plume d’un écrivain ; ces volumes se réduisent à quelques lignes sous la plume d’un encyclopédiste. On y est asservi, sans s’en appercevoir, à ce que la méthode des Géometres a de plus serré & de plus précis. (…) Le géometre renvoye d’un théorème ou d’un problème à un autre, & l’encyclopédiste d’un article à un autre. Et c’est ainsi que deux genres d’ouvrages, qui paroissent d’une nature très-différente, parviennent par un même moyen, à former un ensemble très-serré, très-lié, & très-continu. Ce que je dis est d’une telle exactitude, que la méthode selon laquelle les Mathématiques sont traitées dans notre Dictionnaire, est la même qu’on a suivie pour les autres matieres.

Ce passage est de Diderot, il est extrait de l’article ENCYCLOPÉDIE, (Philosoph.). De manière générale on a déjà relevé de multiples passages de l’Encyclopédie (y compris dans les planches) qui témoignent de très larges emprunts à Wolff, parfois explicités comme tels, parfois non, et on remarque généralement qu’il apparaît comme une sorte de référence évidente, à l’image de cette allusion à la « méthode de Wolf », que Diderot n’avait pas besoin d’expliciter. Ainsi, le long article BEAU, (Métaphysique.) est l’un des rares articles, dont RENVOI fait partie, où l’on trouve un renvoi explicite à Wolff et qu’on peut attribuer avec certitude à Diderot [18], à côté de six autres auteurs ayant proposé une théorie du beau (Platon, Augustin, Crouzat, Hutcheson, Ashley Cooper, le père Yves-Marie André). S’il donne la palme de la « meilleure théorie » au père jésuite, la doctrine de Wolff, tiré de sa Psychologie [19], ne s’accompagne d’aucune remarque ironique ou dépréciative : on cite Wolff parce que c’est une référence évidente, sans plus. Il en va de même pour l’article IGNORANCE, (Métaphysique.), à ceci près que la reprise qui y est faite d’une définition de Wolff, n’est absolument pas critique : Diderot parle au contraire d’une définition fort exacte, qu’il reproduit sans autre commentaire [20]. Si on regarde du côté de D’Alembert ou La Chapelle, l’enquête que je conduis avec Christophe Schmit et Colette Le Lay montre qu’il y a des cas où les encyclopédistes mathématiciens ont simplement complété ce qu’ils trouvaient chez Chambers avec des passages plus précis ou plus étendus du cours de mathématiques de Wolff, dont ils désignent d’ailleurs la réédition comme l’un des meilleurs cours disponibles à leur époque. De même pour Jaucourt, qui dans l’article Style, (Logiq.), et sans autre commentaire, résume impeccablement le chapitre V du célèbre Discours préliminaire sur la philosophie en général.

De manière générale, il existe de nombreux articles qui citent semblablement Wolff de manière banalement référentielle, et que les éditeurs n’ont pas jugé bon de censurer d’aucune manière, même quand la citation s’accompagnait d’un panégyrique en l’honneur du philosophe allemand, comme c’est naturellement le cas dans plusieurs articles tirés des papiers de Formey, qui était un des propagandistes notoires de Wolff en France. L’avantage de partir d’ouvrages bien faits et ordonnés, dont on sait d’ailleurs que la plupart avaient été commandés en latin au début de l’entreprise éditoriale, est bien connu et il est énoncé dans l’article ENCYCLOPÉDIE, (Philosoph.) :

en jettant les premiers fondemens d’un pareil ouvrage, l’on a été forcé de prendre pour base un mauvais auteur, quel qu’il fût, Chambers, Alstedius, ou un autre. Il n’y a presqu’aucun de nos collegues qu’on eût déterminé à travailler, si on lui eût proposé de composer à neuf toute sa partie ; tous auroient été effrayés, & l’Encyclopédie ne se seroit point faite.

Bref, il fallait bien partir de quelque chose, la référence aux ouvrages existants est non seulement souhaitable pour la viabilité du projet, mais nécessaire comme il s’en explique ensuite. Même si Wolff n’est jamais nommé pour l’intégralité de son œuvre philosophique dans ce type de passage, il l’est comme on l’a vu, pour son œuvre mathématique, qui était jugée une très bonne référence, en attendant mieux.

Il y a encore davantage d’articles qui trahissent, en philosophie notamment, la commodité d’avoir pu puiser dans Wolff des développements facilement résumables : on en a donné quelques exemples plus haut, il en existe bien d’autres comme l’a montré Sonia Carboncini [21]. Aller cependant jusqu’à prétendre que certains de ces articles, notamment ceux qui font un panégyrique de la méthode wolffienne, sont dus directement à D’Alembert (comme pour METHODE, (Logique.) ou à Diderot (comme pour PHILOSOPHIE) n’est tout simplement pas tenable [22] : on n’imagine pas sérieusement que le dernier, par exemple, ait pu citer aussi avantageusement un auteur dont il désapprouvait explicitement la méthode philosophique, ils avaient trop d’esprit et de répartie pour cela. Mais sans aller jusqu’à des thèses aussi outrées, on peut cependant certainement dire qu’en tant qu’éditeurs, D’Alembert, Diderot comme Jaucourt ont parfaitement toléré les emprunts nombreux et fréquents à Wolff, en pleine conformité d’ailleurs avec l’esprit indiqué par Diderot pour le « dépeçage encyclopédique » des bons auteurs :

il y a des ouvrages si importans, si bien médités, si précis, en petit nombre à la vérité, qu’une Encyclopédie doit les engloutir en entier. Ce sont ceux où l’objet général est traité d’une maniere méthodique & profonde (…)  Il faut savoir dépecer artistement un ouvrage, en ménager les distributions, en présenter le plan, en faire une analyse qui forme le corps d’un article, dont les renvois indiqueront le reste de l’objet. Il ne s’agit pas de briser les jointures, mais de les relâcher ; de rompre les parties, mais de les desassembler & d’en conserver scrupuleusement ce que les Artistes appellent les repères.

Certes, les ouvrages de Wolff ne sont pas cités dans ce même passage parmi les exemples de « bons ouvrages », mais que plusieurs encyclopédistes aient jugé explicitement que ses ouvrages avaient les qualités requises dans cette recommandation de Diderot, est très évident : nous avons cité l’exemple du jugement mitigé de D’Alembert et La Chapelle sur le cours mathématique de Wolff, ou encore la pratique de Diderot elle-même, qui dans les deux articles cités opèrent un tel « dépeçage » pour nourrir le contenu de la discussion.

Cette valeur référentielle de l’opus wolffien, voire de sa méthode elle-même, est donc non seulement ce que trahit la pratique encyclopédique « courante », mais la citation que nous avons longuement commentée : derrière la satire de style voltairien, derrière même le cœur du désaccord qui poussait Diderot à rejeter une théorie purement « géométrico-technologique » du renvoi et en général de la définition [23], il y a autre chose qui est très simplement énoncé : c’est le caractère aussi évident que bien connu de la méthode wolffienne, assez connue (et définie ailleurs) pour qu’on n’ait plus besoin de l’expliquer en détail, et assez diffusée pour qu’on puisse regretter paradoxalement, non pas tellement qu’elle le soit si bien, mais qu’elle le soit à titre unique, comme la révérence à un « homme fameux », qu’on accepte ou non de le parer du titre de génie.

* * *

Voilà donc les réflexions ailées que m’inspirèrent de bonnes lectures, dans un moment de fureur leca-tsiomienne et en partant d’un jeu de mots en apparence assez faible.

Reste une question inquiétante : ces vocables, « leca-tsiomiologique », « leca-tsiomien » n’encourent-ils pas le reproche d’être à leur tour le pur produit d’une « affectation barbare et gothique de démonstration rigoureuse et de brièveté » ? Pire, ne donnent-ils pas une fausse image du démon, dont on sait bien qu’il ne fait que suggérer et chuchoter : jamais il n’ordonne, jamais il ne fait de système, et il interdit du reste qu’on pense à l’organisation des renvois, comme à un système. Mais pour ma défense, je dirais bien franchement que non : d’une part on aura reconnu une mode du pastiche propre aux détentes enccristes ; d’autre part et surtout, pour parler cette fois-ci comme Voltaire ou Diderot, comment exprimer simplement ce qu’on retient des débats passionnants où Marie intervient, et contribue à éduquer notre esprit de finesse et notre bon goût ?

ANNEXE – Trévoux : sens et acceptions du « renvoi »

Trévoux RENVOITrévoux RENVOYEREnc RENVOIEnc RENVOYER
 RENVOYER – 1er sens particulier :  envoyer plusieurs fois, remissum facere RENVOYER 2 = renvoyer un courrier
RENVOI – 1er sens particulier :  remissio = retour de ce qu’on a mené qq part et dont on a plus besoin (exemple des chevaux ou carrosses de renvoi)Renvoyer – 2è sens particulier : faire retourner les équipages remittere.RENVOI 1= chaise de renvoiRENVOYER 3 = on renvoie ses équipages
 Renvoyer – 3è sens particulier : rendre, reddere  (un livre)  
Renvoi – 2è sens particulier : refus / recusatioRenvoyer – 4è sens particulier : refuserRENVOI 2= refus désobligeant d’un présentRENVOYER 4 = on renvoie un présent
Renvoi – 3è sens particulier : réflexion, / reflexio (pour la lumière, une balle)Renvoyer – 5è sens particulier : réfléchir, en mécanique, optique..RENVOI 3= réflexion optique, renvoi de la lumière par un objetRENVOYER 5 = on renvoie la balle
 Renvoyer – 6è sens particulier : chasser d’une maison RENVOYER 6 = on renvoie ses gens
Renvoi – 4è sens particulier : en écriture, une note, un signe / nota index, annotatio  RENVOI 5 = une omission à intercaler 

Renvoi – 5è sens particulier : dans un livre, explication + développée / remissio, reindicatio

Dont renvois des dictionnaires, index, et renvois aux principes  

Renvoyer – 7è sens particulier : adresser à un autre lieu pour éclaircissementRENVOI 6 = tirade contre la méthode de WolffRENVOYER 7 = on renvoie à l’école, aux éléments de la science
Renvoi – 6è sens particulier : en droit, chgt de juridication / appelatio ad proprium Renvoyer – 8è sens particulier : en droit, transférer à une autre juridiction, transferre, provocare RENVOI 7 = renvoi d’un tribunal à un autreRENVOYER 8 = on renvoie une affaire
 Renvoyer – 9è sens particulier : en droit, décharger qqn RENVOYER 9 = on renvoie absous
 Renvoyer – 10è sens particulier (familier): renvoyer bien loin = refuser sèchement  
 Renvoyer – 11è sens particulier: renvoyer un mot à sa racine», dans un dictionnaire  
 Renvoyer – 12è sens particulier: sens proverbiaux  
NOTES

[1] Voir la série de cinq articles débutant par DICTIONNAIRE, (Ordre Encycl. Entend. Raison. Philos. ou science de l’homme ; Logiq. Art de communiquer, Grammaire, Dictionn.) et s’achevant par Dictionnaire, Vocabulaire, Glossaire, synonymes (Gramm.), vol. IV, 1754, p. 958b–970a.

[2] C’est-à-dire « voyez », en anglais et en latin.

[3] Écrire l’Encyclopédie : Diderot, de l’usage des dictionnaires à la grammaire philosophique, Voltaire foundation, Oxford, 1999, p. 189 et seq.

[4] La formule employée est « Voyez RENVOI »

[5] « L’Encyclopédie et Diderot : vers de nouvelles attributions d’articles », RDE 55, 2020, p. 119-133 ; « L’Encyclopédie et Diderot : découvertes ! », RDE 56, 2021, p. 5-26.

[6] Nous avons utilisé, dans le texte et pour l’annexe, l’édition de 1752.

[7] Oser l’Encyclopédie, op. cit. p. 375.

[8] Ibid., p. 411.

[9] Ibid. p.400, 403.

[10] Ibid. p.410

[11] Sonia Carboncini, 2018, « Wolffrezeption in Europa », in Theis, R., & Aichele, A. (éds.) Handbuch Christian Wolff, Springer, p.475 et seq et Thoman, Marcel, 1979, Voltaire et Christian Wolff. In P. Brockmeier, R. Desné, & J. Voss (Éds.), Voltaire und Deutschland : Quellen und Untersuchungen zur Rezeption der Französischen Aufklarung, Metzler, p. 123‑136.

[12] Cf. Longo, Mario, 2010, A “Critical” History of Philosophy and the Early Enlightenment : Johann Jacob Brucker. In G. Piaia & G. Santinello (Éds.), Models of the history of philosophy, p. 486.

[13] Dans leurs termes :  « ils seront un témoignage éternel de l’intérêt que les grands hommes de la nation prirent à cet ouvrage ; & l’on dira dans les siecles à venir : Voltaire & Montesquieu eurent part aussi à l’Encyclopédie ».

[14] Cf. Thomas, 1979 art. cit. p. 133

[15] Voir la mise au point d’ensemble de Michael Albrecht, 2018, « Wolff and den deutschsprachigen Üniversitäten » in Theis & Aichele, A. (éds.) Handbuch Christian Wolff, p. 427 et seq.

[16] Sur cette notion de « mathématisme » et de « méthode mathématique » caractéristique de la philosophie de Wolff, voir la mise au point de Marco Storni (2022) dans Maupertuis, le philosophe, l’académicien, le polémiste, Honoré Champion, p.241 et seq.

[17] Il est attribué dans l’ENCCRE à D’Alembert, d’une manière à mon avis peu convaincante. Elle est bien plus probablement attribuable directement ou indirectement à Formey, étant donné le contenu très apologétique de l’article et le contenu des articles vers lesquels il renvoie. Le principe de consécution s’applique très mal non seulement dans ce cas, mais dans plusieurs autres du même type : D’Alembert signe assez souvent un article « au sens mathématique », qui s’oppose en partie, ou au moins se distingue nettement, du sens logique ou philosophique discuté précédemment. Voir par exemple le cas de l’article Définition, en Mathématiques.

[18] Deux autres articles cosignés par Diderot mentionnent Wolff, mais à chaque fois indirectement : AME, Ord. Encycl. Entend. Rais. Philos. ou. Science des Esprits de Dieu, des Anges, de l’Ame mentionne la psychologie, mais c’est dans la partie rédigée par Yvon, Diderot ne faisant qu’un ajout éditorial ; quant à LÉIBNITZIANISME ou PHILOSOPHIE DE LÉIBNITZ, (Hist. de la Philosoph.), au moment où il parle du projet d’Encyclopédie du philosophe que celui-ci comptait mener avec Wolff, cette mention est une simple traduction de Brucker (d’après l’analyse de J. Proust, 1995, Diderot et l’Encyclopédie, 3è éd. Albin Michel, p. 552).

[19] Plus précisément de sa Psychologia empirica, part II, sect I, cap. I, §543 : « quod placet, dicitur pulchrum ; quod vero displicet, deforme ».

[20] La remarque est tirée de la Philosophia practica universalis, pars prior, caput I, De differentia actionum humanarum, §27: « Ignorantia est absentia notionis, sive rei simpliciter apprehendendae inserviat, sive judicio cuidam respondeat ». L’exemple pris par Wolff dans la scolie, que le perroquet se délecte de sucre de bambou (tabachir = saccharon en latin), est remplacé par Diderot par celui de l’huître (pour la chose qu’on peut ignorer) et du fait qu’elle est un mets délicieux (pour le jugement qu’on pourrait ignorer). L’idée critique que cette définition est meilleure que la définition de l’ignorance comme « négation de science », se trouve déjà dans Wolff.

[21] Carboncini, Sonia, 1987, « L’Encyclopédie et Christian Wolff : A propos de quelques articles anonymes », Les Études philosophiques (4), p. 489‑504.

[22] C’est ce que fait pourtant Sonia Carboncini dans son article de synthèse déjà cité (2018, « Wolffrezeption in Europa », p. 481), par ailleurs intéressant. Mais c’est simplifier beaucoup le problème épineux, qui occupe considérablement les enccristes, de déterminer par quels filtres précis Wolff est traduit, cité et éventuellement critiqué, dans l’Encyclopédie. Les passionnants débats liés à l’édition critique des articles sur le droit naturel, préparé pour l’ENCCRE par Pierre Chartier, montre que la question n’est pas simple et qu’on ne peut s’en tenir à la lecture vieillie de Marcel Thomann sur le sujet (1968, « Influence du philosophe allemand Christian Wolff (1679-1754) sur l’Encyclopédie et la pensée politique et juridique du XVIIIe siècle français », Archives de Philosophie du Droit 13, p. 233-248).

[23] Marie Leca-Tsiomis, op. cit. p.329-330.

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