L’article Droit naturel, (Morale.) de Diderot est un des articles les plus commentés dans l’Encyclopédie, avec l’article ÉCONOMIE ou ŒCONOMIE de Jean-Jacques Rousseau. Tous les deux parus dans le cinquième volume de l’Encyclopédie (1755), c’est en référence explicite à l’article de Diderot que Rousseau parle pour la première fois de la « volonté générale » dans son article. Par la suite, il réélabore cette notion dans le Manuscrit de Genève, dont le second chapitre est consacré à la polémique contre la conception diderotienne de la « volonté générale », avant que ce chapitre soit supprimé dans le Contrat social, publiée en 1762.
On comprendra dès lors pourquoi nombreux sont les spécialistes de Rousseau qui ont commenté l’article de Diderot, pour reconstituer la genèse du concept rousseauiste de « volonté générale ». En comparaison, peu de choses ont été faites du côté des spécialistes de Diderot, hormis les travaux de J. Proust, de G. Stengers ou de G. Gourbin. Chose curieuse, car la « volonté générale » est aussi un concept de Diderot, auquel il ne cesse de se référer jusqu’aux années 1770[1]. Si je m’arrête ici à l’article Droit naturel, (Morale.), c’est pour suppléer à cette lacune des études sur Diderot tant que je peux, en vue de reconstituer l’évolution de sa pensée politique dans son ensemble. C’est par ce biais que j’espère aussi contribuer à une meilleure intelligence du concept rousseauiste de « volonté générale » dans son rapport à Diderot.
Car le texte de Diderot a ses difficultés propres, lesquelles sont d’autant plus grandes quand il s’agit des articles politiques de l’Encyclopédie : on se souviendra des attaques qu’il s’est attirées par l’article Autorité politique, paru dans le premier volume de l’Encyclopédie (1751) : c’était aussi le premier article où Diderot fait référence à la théorie du « double contrat » du jusnaturaliste Pufendorf, qui requiert le consentement volontaire des sujets à la volonté du souverain comme fondement de l’autorité politique[2]. Avec le droit naturel, on entre dans un domaine périlleux, où il faut s’avancer avec prudence. Sans doute, c’est la raison pour laquelle la série d’articles que Diderot consacre à cette question juridico-politique, comme les articles Autorité politique CITÉ, (Politiq.), CITOYEN et Droit naturel, sont souvent laconiques, pour ne pas dire ésotériques. Ils ne se laissent déchiffrer que difficilement, à travers des examens attentifs des allusions, des formulations ironiques, voire des formes variées d’énonciation que Diderot donne à ses énoncés : maître du dialogue philosophique, il sait faire jouer une référence contre elle-même, aussi aisément qu’il la combine avec d’autres références en dépit de leurs oppositions apparentes, à travers sa manière même de raconter. C’est ce genre de jeux du texte que je tente de déchiffrer dans l’article Droit naturel, un des plus déconcertants de ses écrits politiques.
Comme vous allez le voir, je suivrai le texte de Diderot de très près, pour me focaliser enfin sur la figure de « raisonneur violent » qui y est mise en scène. Cette démarche n’est pas en soi très originale, car Rousseau lui-même était le premier à l’avoir repérée, au point de la transformer en un « homme indépendant » dans sa polémique contre Diderot du Manuscrit de Genève : plusieurs commentaires ont été déjà proposés à propos de ce personnage conceptuel. Je crois cependant que son véritable sens reste encore à être élucidé dans le contexte précis des discussions sur le droit naturel de son temps. Commençons donc par examiner ce contexte, pour mieux cerner la problématique de l’article de Diderot.
1. La « crise du droit naturel » au milieu du XVIIIe siècle : Montesquieu, Rousseau et Diderot à l’ombre de Hobbes
Comme J. Proust l’avait naguère signalé, l’article Droit naturel de Diderot est écrit en opposition à un autre article, celui de Droit de la Nature, ou Droit naturel, signé par Boucher d’Argis, spécialiste en matière juridique dans l’Encyclopédie. Basé pour la partie historique sur le résumé succinct de la préface que fait J. Barbeyrac à sa traduction française du Droit de la Nature et des Gens de Samuel Pufendorf, et pour la partie théorique sur celui des Principes du Droit naturel (1747) de J.-J. Burlamaqui, l’article de Boucher était une présentation très orthodoxe de la théorie du droit naturel, telle qu’elle était courante à l’époque.
Or, ce qui peut provoquer l’opposition de Diderot saute aux yeux, dès le départ de cet article. Car le juriste commence par y écarter la conception ancienne du « droit naturel », selon laquelle il est entendu comme « certains principes que la nature seule inspire, & qui sont communs à tous les animaux, aussi bien qu’aux hommes ». L’union du mâle et de la femelle, la procréation des enfants et le soin de leur éducation, l’amour de la liberté et la conservation de l’individu seraient fondés sur ces principes : l’origine de cette conception ancienne du « jus naturale » remonte jusqu’à Ulpien (Digeste, I, 1, 3)[3]. Conception abusive, selon Boucher, « car n’ayant pas l’usage de la raison, [les animaux] sont incapables de connaître aucun droit ni justice. » Le « droit naturel » au sens véritable et courant du terme désignerait plutôt « certaines règles de justice & d’équité, que la seule raison naturelle a établies entre tous les hommes, ou pour mieux dire, que Dieu a gravées dans nos cœurs. »
Cette définition moderne est conforme à la thèse canonique de Grotius, suivant laquelle le droit en tant que faculté, ou le droit subjectif que chaque être humain a pour sa propre conservation, doit s’exercer nécessairement suivant les règles que lui dicte la droite raison, celle qui participe pour sa part à la Raison divine[4]. Autrement dit, c’est grâce à la droite raison que le droit subjectif se transforme en un droit objectif, synonyme de loi normative et prescriptive. Notons que cette conception rationaliste du « jus naturale », dont l’origine remonte jusqu’à Gaius[5], s’associe traditionnellement à la conception stoïco-chrétienne du « genre humain », que Cicéron (De legibus, I, 9 ; voir aussi Ovide, Metamophoses, I-84-86) présente sous une figure de l’homme debout élevant sa tête vers le ciel, qui symbolise la place privilégiée de l’homme en tant qu’animal raisonnable dans l’univers, régi par la providence divine.
Une telle orthodoxie du jusnaturalisme moderne ne peut que provoquer des réactions négatives de Diderot, très au courant de la remise en question d’une telle thèse, en cours à son temps. Sur ce point, il faut d’abord penser au cas de Montesquieu qui assume pour son compte l’héritage ancien d’Ulpien dans un chapitre intitulé « Des lois de nature » de l’Esprit des lois (1748, I, 2), consacré à la présentation de l’état de nature dans sa version anti-hobbesienne[6]. Chez Montesquieu, il s’agit d’un choix fondamental pour procéder à l’étude de l’esprit des lois, qu’on pourrait qualifier d’une étude générale des lois descriptives et sociologiques du droit positif. Diderot est fidèle à ce choix de Montesquieu, et reprend sa genèse de la société à partir de la crainte des hommes dans l’état de nature, dans l’article BESOIN de l’Encyclopédie (1751)[7].
Plus proche de Diderot, Rousseau procède aussi à la remise en question radicale de la thèse jusnaturaliste dans le Discours sur l’origine de l’inégalité (1755). Dès la préface de son discours, il oppose les conceptions ancienne et moderne des lois naturelles, pour se plaindre de l’arbitraire de la définition du droit naturel selon les jusnaturalistes[8]. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il s’engage dans une remontée conjecturale vers l’« état de pure nature » dans la première partie du second Discours, pour y trouver l’ « Espèce humaine » (DOI, éd. Bachofen-Bernardi, 63) telle qu’elle aurait pu être dans son animalité spécifique, dont on sait qu’elle est seulement dotée d’« amour de soi », de « volonté », de « pitié » et de « perfectibilité ». En opposition, il sera question du « Genre humain » (ibid., 110) dans la seconde partie, consacré quant à elle à la genèse de l’état civil. À cet égard, l’apport théorique de Buffon est non négligeable, dans la mesure où sa conception de l’« espèce » animale, définie par la possibilité de reproduction, avait un effet décapant par rapport à la conception rationaliste du « genre humain », cher aux jusnaturalistes[9].
Certes, on ne peut pas savoir jusqu’à quel point Diderot a pu suivre la démarche de Rousseau, qui a osé mettre dos à dos les thèses de Hobbes et de Montesquieu sur l’état de nature, pour les congédier toutes les deux comme relevant d’une illusion rétrospective[10]. Mais Diderot n’en reste pas moins solidaire de Rousseau dans sa méfiance à l’égard du rationalisme des jusnaturalistes, ou dans son approche naturaliste dans les études de la morale et la politique.
Dans cette remise en question du jusnaturalisme moderne, cependant, la référence commune la plus fondamentale est sans conteste Hobbes, qui a dénoncé la confusion que font les juristes entre droit et loi, pour introduire une opposition frontale entre les deux : « Il y a […] une grande différence entre la Loy & le Droit ; la Loy est un lien [« bond » dans la version anglaise], le Droit est une liberté, & ce sont choses diamétralement opposées »[11]. Si Montesquieu et Rousseau préféraient parler de lois naturelles au lieu de droit naturel, c’est sans doute sous l’effet de la distinction de droit et de loi, proposée par Hobbes. Distinction fondamentale, car c’est précisément cette brèche ouverte entre le droit subjectif et individuel, d’une part, et le droit objectif, normatif et prescriptif, de l’autre, qui le conduit à l’hypothèse de l’état de nature comme état de « Guerre de tous contre tous », ainsi qu’au recours à l’autorité absolue du souverain qui lui mettra fin par sa puissance législative et coercitive : il s’agit là d’une source majeure de la « crise du droit naturel » au siècle des Lumières, comme on a coutume de l’appeler depuis Leo Strauss[12].
À la suite de Hobbes et de Montesquieu, la question centrale qui s’imposait à Rousseau et à Diderot était donc de savoir comment assumer et repenser cette brèche, tout en évitant la solution hobbesienne. Déjà Rousseau remarquait : « Hobbes a très bien vu le défaut de toutes les définitions modernes du droit Naturel : mais les conséquences qu’il tire de la sienne montrent qu’il le prend dans un sens, qui n’est pas moins faux. » (DOI 94). Comme on le verra, la position de Diderot par rapport à Hobbes dans son article Droit naturel est très similaire à celle que Rousseau définit dans ce passage, malgré la différence de leurs orientations respectives.
2. Le « cercle vicieux » du droit naturel : Diderot entre Hobbes et Leibniz
a) Diderot, les jusnaturalistes et Hobbes. L’article Droit naturel, (Morale.) de Diderot est séparé en 11 paragraphes, dont les 9 derniers sont numérotés en chiffres romains, alors que les deux premiers servent d’introduction. Examinons d’abord ces deux premiers paragraphes, voués à définir la problématique des discussions diderotiennes du droit naturel.
Compte tenu du contexte intellectuel qu’on vient de voir, rien d’étonnant si Diderot s’abstient de donner une définition du terme droit naturel au début de l’article, pour commencer par une remise en question de la fausse évidence qui l’entoure (¶ 1). Car, dès qu’on se demande « qu’est-ce que le droit ? », la fausse évidence disparaît immédiatement. En réponse à cette question, le vulgaire est condamné à « vous [renvoyer] au tribunal de la conscience », sans savoir quoi répondre, alors que le « philosophe » sera « réduit au silence & à des réflexions plus profondes », « après avoir tourné dans un cercle vicieux qui le ramène au point même d’où il était parti, ou le jette dans quelqu’autre question non moins difficile à résoudre ».
En soulevant la question de ce qu’est le droit, Diderot invite ses lecteurs à prêter attention au double sens de ce mot, celui de droit subjectif et de droit objectif, dont Hobbes avait dénoncé la confusion. En effet, le vulgaire ne sait pas distinguer ces deux versants du terme, et c’est pour cela qu’il fait immédiatement appel au « tribunal de la conscience », cette instance judiciaire du for intérieur, où les « lois » morales seraient appliquées pour départager le bien et le mal, le juste et l’injuste. Le mot droit est entendu ici, pour ainsi dire, au sens d’un droit objectif subjectivé, ou d’une loi intériorisée sous forme de « conscience » individuelle.
Par contre, si le « philosophe » selon Diderot est conduit à un « cercle vicieux », c’est précisément parce qu’il a su distinguer les deux versants du mot droit, qui se renvoient l’un à l’autre. En effet, Diderot précise tout de suite ce que c’est que ce « cercle vicieux », lorsqu’il dit (¶ 2) : « Le philosophe interrogé dit, le droit est le fondement ou la raison première de la justice. Mais qu’est-ce que la justice ? c’est l’obligation de rendre à chacun ce qui lui appartient. » Le « cercle vicieux » se trouve dans ces deux réponses que Diderot attribue au « philosophe », faites respectivement à la question de savoir ce qu’est le droit et ce qu’est la justice. Regardons de plus près la circularité de ces deux réponses, dont chacune a son équivalent dans une série d’articles que Boucher d’Argis consacre à la question du droit.
D’abord, la première réponse : « le droit est le fondement ou la raison première de la justice », est à rapprocher, comme la « justice » sera immédiatement renvoyée à l’« obligation », avec le passage de l’article Droit de la Nature, ou Droit naturel, qui dit « le droit pris en tant que faculté produit l’obligation », formule reprise à Burlamaqui[13]. Dans la réponse du « philosophe », le mot droit doit donc être pris au sens du droit subjectif, contrairement à ce que faisait le vulgaire. Pour autant, le « philosophe » ne va pas très loin, parce qu’il trouve ce droit subjectif au « fondement de la justice », qui permettrait de départager le bien et le mal, le juste et l’injuste selon une certaine loi. Ce terme justice était d’ailleurs presque assimilé au droit objectif sous la plume de Boucher, comme on le voit lorsqu’il donne les exemples du droit naturel dans les termes suivants : « Tels sont ces préceptes fondamentaux du droit & de toute justice, de vivre honnêtement, de n’offenser personne, & de rendre à chacun ce qui lui appartient. »
Mais le « philosophe » se distingue du juriste, lorsqu’il ramène la « justice » à l’« obligation », celle, en l’occurrence, de « rendre à chacun ce qui lui appartient ». Ce que Boucher d’Argis attribuait à la « justice »[14], est ainsi attribué à l’« obligation » selon le « philosophe », de façon à thématiser la question de l’« obligation » dans la discussion du droit. C’est dire que le droit subjectif se transforme en un droit objectif par l’« obligation » que ce premier impliquerait, et qui serait censé délimiter « ce qui appartient à chacun » (l’aspect normatif), et d’obliger chacun à le respecter (l’aspect prescriptif).
Ceci dit, le « philosophe » ne cesse de tourner en rond. Car, qu’est-ce « ce qui appartient à chacun », sinon la propriété, ou plus précisément le droit essentiellement subjectif de propriété ? Suivant Diderot qui parodie ici toute une série de clichés courants parmi les jusnaturalistes, le droit subjectif servirait donc de fondement au droit objectif, qui assurerait pour sa part ce droit subjectif : le droit fonde le droit, et vice-versa. Tel est la tautologie qu’il dénonce au nom d’un « cercle vicieux ». Pour l’éditeur de l’Encyclopédie, il s’agit aussi d’une espèce d’avertissement adressé à ses lecteurs, contre la doctrine jusnaturaliste exposée dans les articles suivants.
Sans se contenter de signaler ironiquement le « cercle vicieux » des jusnaturalistes, Diderot lui-même poursuit encore ses propres interrogations en philosophe (¶ 2) : « Mais qu’est-ce qui appartient à l’un plutôt qu’à l’autre dans un état de choses où tout serait à tous, & où peut-être l’idée distincte d’obligation n’existerait pas encore ? » Ici, l’allusion à Hobbes est très claire, car « cet état de choses où tout serait à tous », où « l’idée distincte d’obligation n’existerait pas encore », ne peut être autre chose que l’état de nature hobbesien, où le « droit de tous à tout » prévaut et conduit à une « Guerre de tous contre tous ». Comme on le sait, selon Hobbes, cet état de guerre ne cessera que par l’établissement des lois par le souverain, lesquelles seules permettraient de délimiter et d’assurer à chacun son droit respectif[15].
Or, tout en partant d’une hypothèse hobbesienne du « droit de tous à tout », Diderot refuse d’en conclure à l’état de guerre, pour se demander plutôt : « que devrait aux autres celui qui leur permettrait tout, & ne leur demanderait rien ? » Ici, Diderot cherche la possibilité de délimiter le droit subjectif de tous à tout, de façon à établir le droit objectif qui dicterait à chacun ce qu’il « devrait aux autres ». Ce qui revient à s’interroger sur la possibilité d’une obligation avant que les « lois » ne s’établissent, entraînant « l’idée distincte d’obligation » à leur suite. À mon avis, ce sont ces principes mêmes de l’« obligation de rendre à chacun ce qui lui appartient », dont il parle en termes de « quelques principes à l’aide desquels on pût résoudre les difficultés les plus considérables qu’on a coutume de proposer contre la notion du droit naturel », qu’il serait content d’éclairer dans cet article.
b) Diderot entre Leibniz et Hobbes, contre Pufendorf. Dénoncer le « cercle vicieux » des jusnaturalistes, pour mieux poser les « principes » du droit naturel — une telle démarche n’est cependant pas le monopole de Diderot, on trouve son précurseur immédiat dans le Leibniz d’un petit texte intitulé « Jugement d’un Anonyme sur l’original de cet abrégé », inséré dans la version française des Devoirs de l’homme et du citoyen de Pufendorf dès 1718, par son traducteur J. Barbeyrac : il s’agissait d’une réfutation de la théorie pufendorfienne du droit naturel, dans laquelle Leibniz trouvait des « grands défauts dans les Principes»[16].
Les principes de Pufendorf dénoncés par Leibniz sont au nombre de trois[17] : premièrement, le droit naturel ne concerne que la vie des hommes sur terre ; deuxièmement, il ne s’applique qu’aux actions externes, et non aux actions internes. Ces deux principes sont des résultats de la séparation du droit naturel et de la théologie morale, proposée par Pufendorf. Enfin, troisièmement, Leibniz remet en cause le principe pufendorfien d’obligation lui-même, suivant lequel une volonté ne peut être obligée que par une volonté d’« un Supérieur », qu’il soit divin ou humain. Leibniz rapproche volontiers ce dernier principe avec les « paradoxes » de Hobbes, qui, selon lui, « semble détruire toute Justice obligatoire dans l’État de Nature »[18]. Face à ce tandem volontariste de Pufendorf-Hobbes, Leibniz oppose, quant à lui, le principe d’obligation rationaliste, que ce soit la droite raison chère à Grotius, ou la « nature des choses » à laquelle il ramène celle-ci, pour y reconnaître l’émanation de la Raison divine[19].
Or, le mot « cercle » apparaît sous la plume de Leibniz au moment précis, où le principe volontariste d’obligation selon Pufendorf est mis en cause. Car, alors que celui-ci soutient qu’« un Supérieur doit avoir non seulement des forces suffisantes pour contraindre à lui obéir, mais encore de justes raisons de prétendre quelque pouvoir sur nous », Leibniz n’y voit qu’un paralogisme : « Si, pour découvrir l’origine du Droit, il faut trouver un Supérieur ; & si, d’autre côté, l’autorité du Supérieur doit être fondée sur des raisons tirées du Droit : voilà le cercle le plus manifeste où l’on soit jamais tombé »[20]. Comme on le voit, le « cercle » vicieux est invoqué par Leibniz, d’une part pour dénoncer la contradiction dans le raisonnement de Pufendorf, et d’autre part, pour mieux mettre en valeur le principe rationaliste d’obligation, qu’il trouve au fond dans la « nature des choses »[21].
Diderot avait certainement en tête cet exemple de Leibniz, lorsqu’il ridiculisait le « cercle vicieux » des jusnaturalistes dans l’article Droit naturel. En effet, les échos de ce dernier sont déjà perceptibles dans son article CITOYEN (1753)[22], au moment où il accuse Pufendorf d’avoir « divisé son ouvrage des devoirs en deux parties, l’une des devoirs de l’homme, l’autre des devoirs du citoyen », sans avoir compris qu’il y ait lieu de prétendre « qu’il n’y a point de société raisonnable où il n’y ait un être moral, immuable, & au-dessus de la personne physique souveraine ». Cette accusation un peu énigmatique devient limpide à la lumière de la réfutation leibnizienne de Pufendorf, suivant laquelle celui-ci aurait affranchi la volonté d’un souverain de sa soumission à la Raison divine, pour céder à la légitimation sans faille de tout pouvoir arbitraire[23]. De ce point de vue, l’« être moral, immuable » dont parle Diderot devrait être assimilé au Dieu de Leibniz, faute de quoi Pufendorf aurait soumis les devoirs des citoyens à la volonté absolue d’un souverain, d’une manière exclusive.
Cependant, cette inspiration leibnizienne n’implique pas chez Diderot son adhésion à la théologie naturelle du philosophe allemand : ni la droite raison grotienne, ni le Dieu leibnizien n’intéresse vraiment notre philosophe, qui éliminera complètement la référence à ces deux principes de son article Droit naturel. Dans l’article CITOYEN en effet, ce n’est pas Leibniz, mais Hobbes lui-même qu’il oppose à Pufendorf. Selon Diderot, le grand mérite de Hobbes consiste à permettre de distinguer entre la soumission par rapport aux « lois » et celle par rapport à « un souverain », ou entre la soumission par rapport à « un être moral » et celle par rapport à « une personne physique »[24] : pour lui, ce sont ces premiers rapports qui définiront le citoyen, à la différence du sujet qui se définit par sa soumission à la personne physique du souverain. C’est donc aussi faute de savoir distinguer ces deux rapports, que Pufendorf serait conduit à l’erreur de considérer le citoyen par sa soumission à une volonté d’un « Supérieur » bien terrestre.
Chez Diderot, ce parti pris en faveur de Hobbes est d’une implication politique majeure, car cela ouvre immédiatement la possibilité de penser une souveraineté démocratique, en mettant le peuple entier à la place de cet « être moral ». C’est ce que Diderot nous indique lorsqu’il poursuit sa critique de la conception pufendorfienne du « citoyen », dont le titre est considéré comme un patrimoine familial, défini en fonction de divers statuts dans l’ordre hiérarchique d’un État[25]. Contre Pufendorf, Diderot oppose cette fois Aristote, qui « ne reconnaît […] de vrais citoyens que ceux qui ont part à la judicature, & qui peuvent se promettre de passer de l’état de simples bourgeois aux premiers grades de la magistrature ; ce qui ne convient qu’aux démocraties pures » (nous soulignons).
S’il en est ainsi, lorsqu’il réaffirme que « l’être moral souverain [est] par rapport au citoyen ce que la personne physique despotique est par rapport au sujet », cet « être moral souverain » ne peut être autre chose qu’un peuple souverain, à condition qu’on l’entende comme une personne morale, constituée de membres d’une cité susceptibles d’aspirer « aux premières places de la magistrature ». En anticipant Rousseau sur ce point, Diderot pense ainsi à la possibilité d’une souveraineté populaire à sa façon, en restant fidèle à Hobbes : car, pour celui-ci, si la place du souverain est réservée à une « personne » ou à un « conseil »[26], cela n’exclut nullement la « démocratie » comme une des formes possibles de l’État, à côté de la « monarchie » et de l’« aristocratie » ; elle est même la plus fondamentale de toutes les trois, puisque les deux autres ne s’établissent que par la concession de la souveraineté faite par le comice démocratique[27]. Notons aussi que ce peuple souverain en démocratie est censé être le sujet d’une « volonté », quoique Diderot ne la mentionne ni ne parle de la « volonté générale » à ce stade.
Hormis cette option politique en faveur de la démocratie, l’article CITOYEN nous apprend comment Diderot a su frayer un chemin original dans ses recherches sur le principe d’obligation, en substituant à la « volonté d’un Supérieur » pufendorfienne, la volonté d’une cité démocratique à laquelle le citoyen appartient. Il s’agit là aussi d’une manière de fonder la possibilité pour chaque homme de s’obliger d’une manière autonome par l’intermédiaire de sa participation à une communauté politique, dont la possibilité même était d’avance écartée par Pufendorf.
Mais pour nous, le plus formidable est le fait que Diderot permet ainsi de réconcilier Leibniz et Hobbes contre Pufendorf, pour se réclamer de l’héritage de l’un et de l’autre en même temps. Certes, il aurait préféré le peuple souverain hobbesien au Dieu leibnizien pour le mettre à la place de cet « être moral et immuable » qui est au-dessus du « Supérieur » pufendorfien. Mais cela ne l’empêche pas pour autant de reconnaître, dans la logique de la souveraineté populaire qu’il retient de Hobbes, la « nature des choses » leibnizienne, tout en se passant de la référence divine. C’était d’ailleurs ce que Leibniz lui-même invitait à faire, en s’appuyant sur la célèbre formule de Grotius : « quand même on accorderait … qu’il n’y a point de Divinité », il y aurait une obligation naturelle[28]. À mon avis, c’est en partant de cette synthèse improbable et bien éclectique de Leibniz et de Hobbes, qui superpose la logique de la souveraineté populaire sur la « nature des choses », que Diderot cherche la refondation de la théorie du droit naturel en 1755, tout en remontant cette fois à « un état de choses où tout serait à tous », bien en-deçà de l’état civil.
Le « raisonneur violent » versus le « reste de son espèce » : la scène de l’article Droit naturel.
Revenons au texte de l’article Droit naturel. À la suite des deux paragraphes d’introduction, Diderot précise encore les appareils théoriques — au sens théâtral du terme — avant de mettre en scène le « raisonneur violent », son personnage conceptuel principal. D’entrée, le premier paragraphe numéroté en romain (I) jette un doute sur le concept de liberté, dans le sens de libre arbitre attribué à l’homme, du point de vue du nécessitarisme matérialiste : « Il est évident que si l’homme n’est pas libre, [ou que si ses déterminations instantanées, ou même ses oscillations, naissant de quelque chose de matériel qui soit extérieur à son âme, son choix n’est point l’acte pur d’une substance incorporelle & d’une faculté simple de cette substance], il n’y aura ni bonté ni méchanceté raisonnées, quoiqu’il puisse y avoir bonté & méchanceté animales ; il n’y aura ni bien ni mal moral, ni juste ni injuste, ni obligation ni droit ». Par un coup de balai, il sape ainsi la prémisse métaphysique du jusnaturalisme, qui présupposait la liberté de l’homme comme la condition essentielle à toute action morale imputable à un individu[29]. Ce faisant, Diderot semble s’appuyer encore une fois sur Hobbes, ce qui est perceptible lorsqu’il invite à bien distinguer le « volontaire » et la « liberté » à la fin du paragraphe. En effet, cette distinction est conforme à la thèse hobbesienne, selon laquelle « Si la cause du désir est pleine & entière, l’animal veut nécessairement : vouloir, ce n’est pas être libre ; c’est tout au plus être libre de faire ce que l’on veut, mais non de vouloir », comme Diderot écrira dans l’article HOBBISME (1765).
Tant qu’on présuppose l’existence du libre arbitre, sans savoir distinguer le « volontaire » et la « liberté », le fondement du droit naturel s’écroulerait donc sous le coup de la thèse hobbesienne, celle qui permettrait de prétendre que toutes les actions humaines ne sont qu’autant d’effets nécessaires des causes matérielles. Et pourtant, Diderot semble indiquer une voie pour sauver le droit naturel malgré cette thèse hobbesienne, lorsqu’il suppose l’existence de « la bonté et la méchanceté animales ». Ce qui est certain, c’est que Diderot aurait pu dire, en parodiant la formule grotienne, que quand même on accorderait que l’animal humain veut nécessairement, il y a encore lieu de penser une moralité sur le plan purement animal, autrement que les jusnaturalistes… On va voir comment.
Ensuite, le paragraphe II donne plus de précisions à cette scène théorique que Diderot institue. D’entrée, il y interpelle « Nous », qui vivons une « existence pauvre, contentieuse, inquiète », ayant « des passions & des besoins », et voulant « être heureux », toujours à l’image de l’homme dans l’état de nature hobbesien. D’ailleurs, l’allusion à Hobbes apparaît clairement, lorsqu’il dit : « à tout moment l’homme injuste & passionné se sent porter à faire à autrui ce qu’il ne voudrait pas qu’on lui fît à lui-même ». Car, « ne point faire à autrui, ce que nous ne voudrions pas qu’on nous fît à nous-mêmes », c’était, d’après De Cive (III, §26), une maxime négative des « lois de nature » que Hobbes propose, en renversant la maxime positive, d’inspiration évangélique et jusnaturaliste, de « faire à autrui comme tu veux qu’on te fasse »[30].
En tout cas, tout comme l’homme de l’état de nature hobbesien, l’homme selon Diderot est ainsi porté à transgresser cette maxime morale dictée par les « lois de nature ». Pour l’auteur de De Cive, cela est inévitable, précisément parce que « les lois que nous avons nommées de Nature, ne sont pas des lois, à parler proprement […]. Car elles ne sont autre chose que certaines Conclusions tirées par raisonnement touchant ce que nous avons à faire, ou à omettre »[31]. Cependant, l’homme diderotien se distingue ici aussi de l’homme hobbesien, dans la mesure où il sait se sentir lui-même « injuste » : « C’est un jugement qu’il prononce au fond de son âme, & qu’il ne peut se dérober. Il voit sa méchanceté, & il faut qu’il se l’avoue ». Ce passage semble bien nous renvoyer au « tribunal de la conscience », auquel le vulgaire faisait appel au début de l’article. Mais cette fois, Diderot va essayer de montrer comment il pourrait en être ainsi, en partant de l’état de nature, où tous peuvent prétendre à son droit à tout. C’est d’ailleurs pour souligner ce point, qu’il ajoute que l’homme, en voyant sa propre méchanceté, est conduit à « [accorder] à chacun la même autorité qu’il s’arroge », celle de suivre son propre désir.
Les appareils théoriques étant ainsi définis, notre protagoniste se met enfin sur la scène au paragraphe III. Mais avant de le nommer « raisonneur violent » au paragraphe V, Diderot en tant que metteur en scène commence par le placer dans un dialogue, tout en « nous » y incluant comme son interlocuteur : « Mais quels reproches pourrons-nous faire à l’homme tourmenté par des passions si violentes, que la vie même lui devient un poids onéreux, s’il ne les satisfait, & qui, pour acquérir le droit de disposer de l’existence des autres, leur abandonne la sienne ? » (III)
Cet homme désire donc ardemment porter atteinte à la vie des autres, au risque même de sa propre vie. De plus, non seulement il sait ce qu’il veut, et dans quels appareils théoriques il est placé, il sait dire ce qu’il sait. Aussi, dès qu’il prend la parole, remarque-t-il : « Je sens que je porte l’épouvante & le trouble au milieu de l’espèce humaine », en se situant explicitement dans l’horizon de l’animalité, en référence implicite à Buffon. Il fait ensuite valoir sa quête du bonheur et son amour de soi-même, suivant le principe de la conservation de soi[32], en prenant soin de préciser que cela relève de la nécessité naturelle, et pas de son libre choix[33]. Notre protagoniste va plus loin encore, puisqu’en s’adressant aux autres, il leur demande s’ils ne se soumettent pas eux-mêmes à cette nécessité naturelle, pour préférer leur propre conservation à celle des autres : « Quel est celui d’entre vous qui sur le point de mourir, ne rachèterait pas sa vie aux dépens de la plus grande partie du genre humain, s’il était sûr de l’impunité & du secret ? » S’il parle à cet endroit du « genre humain », idée stoïco-chrétienne chère aux jusnaturalistes, c’est sans doute pour « nous » ridiculiser, ce « nous » qui nous disons raisonnables, sans savoir pourtant respecter la maxime minimale hobbesienne, — si « nous » étions à l’abri de la volonté d’un Supérieur…
Ce qui est un comble, c’est qu’il prétend être « équitable et sincère », et accorde la condition suivante pour faire accepter l’assouvissement de son désir : « Si mon bonheur demande que je me défasse de toutes les existences qui me seront importunes ; il faut aussi qu’un individu, quel qu’il soit, puisse se défaire de la mienne, s’il en est importuné. » Ce qu’il propose n’est rien d’autre qu’un échange, entre la reconnaissance de son droit de porter atteinte à la vie des autres, et celle du droit des autres pour faire pareil à sa propre vie. Échange infernal, car, une fois cette proposition acceptée, cela pourrait entraîner l’éclatement d’une « guerre de tous contre tous », si jamais ces autres font aussi prévaloir le droit de porter atteinte à la vie des autres en général, à l’instar du « raisonneur violent ». L’humanité est en crise, elle est au bord de l’état de guerre : et pourtant c’est ce que notre protagoniste revendique au nom de la « raison » et de la « justice »… Comme vous l’avez vu, notre homme est un hobbesien conséquent, un des innombrables membres de l’humanité dans l’état de nature, qui se sait et se présente comme tel.
Comme Diderot se propose une refondation du droit naturel sur de nouveaux fondements, il lui importe désormais de montrer pourquoi la proposition de notre homme ne peut être acceptée, et que le supposé droit de tous à tout hobbesien est conduit à ne pas provoquer l’état de guerre. Pour ce faire, Diderot revient d’abord sur la différence spécifique de l’animal humain, pour la trouver dans la faculté de raisonner (IV) : « il faut raisonner en tout, parce que l’homme n’est pas seulement un animal, mais un animal qui raisonne ». Plutôt que d’y voir le retour à la droite raison grotienne, il faut y reconnaître la référence à la raison selon Hobbes, celle susceptible d’établir les « lois de nature », en conséquence du « raisonnement touchant ce que nous avons à faire, ou à omettre ». C’est d’ailleurs cette référence hobbesienne qu’indique Diderot, lorsqu’il assimile la faculté de raisonner à « des moyens de découvrir la vérité » à la question posée.
Et pourtant, Diderot se distancie de Hobbes immédiatement, lorsqu’il affirme : « que celui qui refuse de chercher [la vérité] renonce à la qualité d’homme, & doit être traité par le reste de son espèce comme une bête farouche ; & que la vérité une fois découverte, quiconque refuse de s’y conformer, est insensé ou méchant d’une méchanceté morale. » Ici, la « vérité » doit être prise pour un autre nom des « lois de nature » hobbesienne, comme conséquences tirées du raisonnement, et qui sont incapables d’obliger pour cette raison. Or, à la différence de Hobbes, les « lois de nature » semblent bel et bien dotées d’un caractère normatif et prescriptif chez Diderot, étant donné que celui qui ne s’y conforme pas doit être traité comme « une bête farouche », voire un « insensé ou méchant d’une méchanceté morale » par le « reste de son espèce ». Ce sont donc ces « lois de nature » qui institueraient la dimension morale propre à l’espèce humaine, spécifique à l’« animal qui raisonne ».
Pourquoi un pur raisonnement parviendrait-il à se doter, selon Diderot, d’un caractère normatif et prescriptif, et donc d’un principe d’obligation ? C’est précisément parce qu’il est censé se faire à haute voix, par un animal qui parle au « reste de son espèce », tout comme notre protagoniste : il est engagé ainsi dans une discussion sur sa propre pertinence, qui demanderait au moins le consentement des parties prenantes sur les conséquences qui s’ensuivent. De fait, comment peut-il en être autrement, tant que notre protagoniste ne propose autre chose qu’un échange, celui de la reconnaissance de son droit pour attenter à la vie des autres, contre celle du droit du « reste de son espèce » pour faire pareil à la sienne ? Mais dans ce cas-là, « le reste de son espèce » peut-il réagir autrement qu’en le dissuadant, ou du moins, en le contraignant à rester dans la discussion, tant qu’il veut survivre ? C’est dire que, si les « lois de nature » parviennent à se doter du principe d’obligation chez Diderot, c’est qu’elles reposent au fond sur cet antagonisme asymétrique potentiel d’un « raisonneur violent » versus le « reste de son espèce », où la quête du bonheur de l’un met en péril la conservation de soi de l’autre, sous l’apparence d’un dialogue.
Partant de là, on peut soutenir que c’est ce raisonnement à plusieurs voix, ou ce dialogue entre les deux parties antagonistes, qui réalise le respect de la maxime hobbesienne des lois de nature, celle de « ne point faire à autrui, ce que nous ne voudrions pas qu’on nous fît à nous-mêmes » d’une manière performative, tout en évitant l’éclatement de l’état de guerre. De ce point de vue, la mise en scène d’un dialogue entre le « raisonneur violent » et le « reste de son espèce » est loin d’être une simple astuce littéraire pour illustrer les discussions de Diderot, elle est l’incarnation même de la scène où les lois de nature instituent les hommes dans la moralité, à travers leur acte de communication. De fait, qu’est-ce qu’il fait, ce « raisonneur violent », en s’engageant dans son dialogue avec son interlocuteur, sinon de s’abstenir de remplir son désir violent dans l’immédiat, pour se justifier d’avance auprès des autres ? Sur ce point, on peut même dire qu’il est « libre de faire ce que l’on veut » comme le dit l’article HOBBISME, et s’inscrit dans la dimension d’une moralité proprement humaine, — même si celle-ci n’est séparée de l’état de guerre que par une ligne de démarcation bien mince, tracée par son exercice du langage.
Rien d’étonnant donc si, d’entrée dans le paragraphe V, Diderot évoque cette menace latente qui condamne notre protagoniste à rester dans son dialogue : « Que répondrons-nous donc à notre raisonneur violent, avant que de l’étouffer ? » Si le « raisonneur violent » continue à raisonner à haute voix, c’est donc aussi parce qu’il y est obligé, au risque de sa propre vie. Ainsi, en se mettant en tête du « reste de son espèce », Diderot poursuit tranquillement son raisonnement à lui, pour se demander « s’il acquiert un droit sur l’existence des autres, en leur abandonnant la sienne ».
Or, s’il reconnaît dès le départ que la vie du « raisonneur » appartient à lui-même en propriété, ce n’est que pour soutenir que lors même que sa proposition leur est avantageuse, « il n’a aucune autorité légitime pour la […] faire accepter [aux autres] ». C’est parce que l’échange proposé par son interlocuteur ne peut être vraiment équitable, et que les conditions requises ne sont pas remplies pour cela. D’une part, ces conditions se trouvent du côté de la volonté de chaque sujet qui est engagé dans la négociation (la justice distributive). Or, il est évident que tout le monde ne peut risquer sa vie au profit de son désir comme le fait le raisonneur violent, et qu’« il est absurde de faire vouloir d’autres ce qu’il veut » : d’où, « son échange serait à peine équitable, quand il n’y aurait que lui & un autre méchant sur toute la surface de la terre ». D’autre part, les conditions requises peuvent être examinées du côté de l’objet qui est en jeu dans cet échange (la justice commutative), auquel cas il s’avère immédiatement que l’échange proposé n’est en réalité qu’un échange d’« une vie » contre « une infinité de vies », et qu’« il est incertain que le péril qu’il fait courir à son semblable, soit égal à celui auquel il veut bien s’exposer ». L’équivalence ne pouvant être reconnue ni aux sujets ni aux objets d’échange, la proposition d’un raisonneur violent doit nécessairement être rejetée par sa nature même.
On voit par quel raisonnement collectif le « raisonneur violent » est réduit au silence, ou « étouffé », fût-ce au sens figuratif : c’est que le droit subjectif de tous est d’avance ramené au droit minimal de propriété et de disposition de la vie de chacun, en conséquence de quoi le soi-disant échange proposé par le « raisonneur violent » est déclaré inacceptable, puisque non équitable et non réciproque, irrespectueux du principe même d’échange. Les « lois de nature », qui sont autant de conclusions de ce raisonnement, contraignent ainsi le « raisonneur violent » à respecter la vie des autres, comme ces derniers le font à l’égard de sa vie. En effet, le « raisonneur » y est bien contraint, car, si jamais il passe outre pour remplir son désir, il se verra vite « étouffé » par le « reste de son espèce », cette fois littéralement. C’est ainsi, en faisant jouer la menace latente du « reste de l’espèce » contre le « raisonneur violent », que Diderot esquive l’éclatement de l’état de guerre que son adversaire aurait pu provoquer, en faisant valoir son droit à tout, et en invitant les autres à faire pareil.
Mais en fait, tout ce développement du paragraphe V n’est fait que pour soulever une question fondamentale, comme on le voit dans cette dernière sentence que Diderot prononce au « raisonneur violent » : « que la question du droit naturel est beaucoup plus compliquée qu’elle ne lui paraît ; qu’il se constitue juge & partie, & que son tribunal pourrait bien n’avoir pas la compétence dans cette affaire. » En privant son adversaire du droit de juger en matière du droit naturel, il semble bien déclarer qu’il ne faut pas confondre cette instance judiciaire avec le « tribunal de la conscience » du for intérieur, à ce stade de discussion. Du même coup, il décolle de l’horizon de l’antagonisme potentiel sous-jacent au dialogue entre le « raisonneur violent » et le « reste de son espèce », afin d’en tirer une conséquence ultime concernant le tribunal suprême où la prétention de chaque individu au « droit naturel » sera jugée. Aussitôt posée, la question est tranchée immédiatement, dès le début du paragraphe VI : « Mais si nous ôtons à l’individu le droit de décider de la nature du juste & de l’injuste, où porterons-nous cette grande question ? où ? devant le genre humain ». Et c’est à ce « genre humain » que Diderot attribue la « volonté générale », mentionnée pour la première fois dans les termes suivants : « Les volontés particulières sont suspectes ; elles peuvent être bonnes ou méchantes, mais la volonté générale est toujours bonne : elle n’a jamais trompé, elle ne trompera jamais. »
Ici, le mot « genre humain » doit être pris comme désignant l’« espèce humaine » dans son animalité qui lui est spécifique, dotée de la faculté de raisonner et de parler. Car selon Diderot, « s’il y avait des moyens sûrs de communication entre [les animaux] & nous […], s’ils pouvaient voter dans une assemblée générale, il faudrait les y appeler ; & la cause du droit naturel ne se plaiderait plus par devant l’humanité, mais par devant l’animalité »[34]. Cependant, comment peut-on concevoir une « volonté générale » qui appartient au « genre humain », ou encore cette « assemblée générale » qui rassemblerait tous les individus de l’espèce pour délibérer sur la cause du droit naturel ? Et comment cette « volonté générale » pourrait se doter d’un principe d’obligation, sans quoi elle ne pourrait être la cour suprême du droit naturel ? Il s’agit là du point le plus épineux de l’article Droit naturel, dans lequel Rousseau et beaucoup de commentateurs à sa suite ont reconnu les bornes du raisonnement de Diderot. Mais essayons de l’entendre mieux.
À cet endroit, le « genre humain » est introduit et institué en une instance judiciaire suprême en conséquence logique du paragraphe V, où Diderot réfutait le « raisonneur violent » en signalant les conditions sous lesquelles l’échange proposé par celui-ci pourrait être équitable. Autrement dit, le « genre humain » est l’ensemble maximal d’individus humains entre lesquels l’échange équitable peut se réaliser, et dans lequel le « raisonneur violent » et chacun du « reste de son espèce » se trouvent comme autant de membres. S’il en est ainsi, instituer le « genre humain » en instance judiciaire suprême est-il autre chose qu’appliquer la logique de la souveraineté démocratique que Diderot a su tirer de Hobbes dans l’article CITOYEN, au niveau d’une communauté humaine universelle et égalitaire, tout en remplaçant le peuple souverain par le « genre humain » dans le rôle de « l’être moral souverain » ? Un tel rapprochement n’est pas gratuit, car Diderot y évoquait déjà le problème de « juge et partie » dans sa discussion de l’« être moral souverain » et démocratique, pour soutenir que si ce régime politique ne permet pas d’éviter le problème en question, il reste néanmoins celui dans lequel « les sujets ou citoyens seront d’autant moins exposés aux injustices, que l’être souverain physique ou moral sera plus rarement juge & partie ».
Instance judiciaire suprême du droit naturel, le « genre humain » serait donc un « être moral souverain » et démocratique, projeté métaphoriquement à l’échelle d’une communauté humaine universelle. De ce point de vue, on comprendrait mieux comment ce « genre humain » peut avoir une « volonté générale ». Comme on l’a vu, Diderot la pense comme résultat d’une délibération d’une « assemblée générale » où tous les sujets parlants seraient convoqués pour « voter ». Un tel usage de ce concept peut être rapproché avec celui, bien politique, de Montesquieu, qui attribuait la « volonté générale » à une assemblée dotée d’une puissance législative dans l’Esprit des lois (EL, XI, 6). Mais sans doute, Diderot la pense ici aussi dans la veine de Hobbes, qui définit la « volonté » comme le « dernier désir » résultant d’une délibération, et qui nous détermine à agir ou à ne pas agir[35], la délibération n’étant, en l’occurrence, que celle de l’ « assemblée générale » du genre humain.
Or, même si une telle « assemblée » est difficile à réaliser telle quelle, elle reste tout de même concevable, c’est d’ailleurs cette possibilité même que Diderot indique à travers ce dialogue entre le « raisonneur violent » et le « reste de son espèce » : il y a une communicabilité parmi tous les individus humains parlants, et la « volonté générale » qui résulte de cette possible délibération commune ne peut être autre chose que celle de l’« étouffement », qu’il soit au sens figuratif ou littéral, de tout « raisonneur violent » qui ferait prévaloir son droit au-dessus des droits du « reste de son espèce », selon les « lois de nature » bien nécessaires qui dictent le principe d’équité ou de réciprocité. En effet, ne lisait-on pas aussi dans l’article HOBBISME : « Si la cause du désir est pleine & entière, l’animal veut nécessairement » ? Ensemble des animaux raisonnables et parlants, le « genre humain » voudrait donc aussi nécessairement : il ne serait pas libre de ne pas avoir de « volonté générale », qui a une valeur quasi-transcendantale inhérente aux conditions d’existence des rapports humains, basés sur l’exercice du langage.
Tout en se proposant de réfuter l’hypothèse hobbesienne, qui déduit du droit de tous à tout une guerre de tous contre tous dans l’état de nature d’une manière inévitable, Diderot ne cesse de se référer ainsi à Hobbes et d’essayer de le renverser suivant le raisonnement même de son grand précurseur et adversaire. Mais cela nous suggère aussi la possibilité de faire se rejoindre Hobbes et Leibniz de nouveau dans cet article Droit naturel : cela est d’autant plus plausible qu’il arrivait à Leibniz de parler de la « Société générale de tous les Hommes sous le gouvernement de Dieu » dans le « Jugement d’un Anonyme », tout en reconnaissant dans ce gouvernement divin le principe même de toutes « les obligations de la Justice Universelle », sous les sanctions de laquelle les actions internes et externes entrent également[36]. Certes, ici encore, Diderot préfère le modèle hobbesien de l’« être moral souverain » immanent à la nature, pour substituer le « genre humain » au Dieu leibnizien ; mais cela ne l’empêche pas non plus de reconnaître la « nature des choses » chère à Leibniz, sous la figure de la « volonté générale » comme conséquence nécessaire de la possible délibération commune du « genre humain ». Contre Pufendorf qui reconnaissait le principe d’obligation dans la « volonté d’un Supérieur », Leibniz s’exclamait déjà : « Comme si la nature même des choses, & le soin de notre propre bonheur & de notre conservation, n’exigeait pas de nous certaines choses ! »[37] Diderot a-t-il procédé autrement que se conformer à cette « nature des choses », lorsqu’il conduit le droit de tous à tout hobbesien au respect mutuel du droit de chacun, avec au premier chef celui de vivre ?
Si ma lecture est bonne, on comprend aussi comment la « volonté générale » selon Diderot peut se doter du principe d’obligation qui permet de « rendre à chacun ce qui lui appartient ». Car, quoique l’instance judiciaire suprême du « genre humain » se place dans une autre perspective que le dialogue entre le « raisonneur violent » et le « reste de son espèce », Diderot ne cesse de faire fonctionner l’antagonisme asymétrique qui y était sous-jacent au sein même de cette communauté humaine universelle, de façon à mettre tout individu humain à la place d’un « raisonneur violent » virtuel, et à le confronter à la menace du « reste de son espèce » qui l’« étouffera » dès qu’il outrepasse son droit légitime. La généralité du « genre humain » repose sur cet ensemble des antagonismes asymétriques potentiels qui confrontent chaque individu seul face au « reste de son espèce », et c’est précisément pour cette raison que sa « volonté générale » oblige chacun de ses membres. Pour parler plus rigoureusement, la « volonté générale » du genre humain selon Diderot est produite en conséquence des volontés de tous sauf un qui contraignent chaque membre à se conformer au désir de la plus grande majorité de la communauté à laquelle il appartient ; c’est de cette façon qu’il croit pouvoir obtenir le résultat d’un vote à peu près unanime à l’« assemblée générale » hypothétique du genre humain, d’une manière constante.
Sans doute, on peut y voir une des raisons principales qui conduira Rousseau à manifester son désaccord à l’égard de la conception diderotienne de la « volonté générale », et à s’interroger sur le fondement légitime de ce principe de majorité dans un vote à l’assemblée : ce fondement, on le sait, qu’il le trouvera dans le contrat social fondateur de la communauté politique particulière, fait à l’unanimité par tous ses membres au moins une fois. D’ailleurs, l’antagonisme potentiel que Diderot fait jouer pour éviter l’état de guerre avant même l’établissement des lois, n’aurait pu paraître que suspect aux yeux de Rousseau, qui y reconnaîtra une manière, certes très adroite, mais non moins fautive, de faire survivre l’état de guerre potentiel sous le nom d’une légalité, fût-elle celle des « lois de nature ».
Faute de temps, je ne peux plus poursuivre ma lecture de l’article Droit naturel plus avant à cette occasion. Mais je me contenterai d’avoir montré la cohérence propre de la théorie du droit naturel et de la « volonté générale », que Diderot élabore en s’appuyant sur une synthèse d’une lecture déconstructive de Hobbes, et d’une lecture dé-théologisante de Leibniz. Comme on l’a vu, il a suivi cette démarche bien éclectique pour la première fois dans son article CITOYEN, lorsqu’il critique la théorie volontariste du principe d’obligation selon Pufendorf, en substituant, suivant Hobbes, la volonté d’un peuple souverain à la volonté d’un « Supérieur », mais aussi la « nature des choses » au Dieu rationnel, en prenant le contre-pied de Leibniz sur ce point. C’est en effet en résultat de ce double mouvement d’immanentisation du principe d’obligation que Diderot procède, dans l’article Droit naturel, à la théorisation de la « volonté générale », celle du « genre humain », comme l’instance judiciaire suprême en matière de la question du droit naturel, le principe d’obligation y étant reconnu dans les antagonismes asymétriques potentiels entre celui qui fait valoir son droit au-dessus de celui des autres et ces autres eux-mêmes. Ce qui est la même chose en d’autres mots, Diderot reconnaît la « nature des choses » en termes leibniziens, intrinsèque à tous les rapports humains basé sur l’exercice du langage, dans ces antagonismes asymétriques potentiels qui font inévitablement résulter une « volonté générale » en faveur du genre humain à peu près unanime, et de la reconnaissance réciproque du droit de chacun de ses membres. Mais tout en surmontant ainsi l’état de guerre hobbesien, ce « reste de l’espèce » selon Diderot n’exclura pas pour autant le recours à sa force coercitive, celle d’« étouffer » le « raisonneur violent » en cas de besoin, — et ce, d’une manière permanente et durable.
NOTES
[1] Kenta Ohji, « Par-delà la volonté générale : le ‘concert de volontés’ selon le dernier Diderot », dans Marie Leca-Tsiomis et Ann Thomson, Diderot et la politique, aujourd’hui, Paris, Société Diderot, 2019, p. 25-43.
[2] Sur ce point, voir Bruno Bernardi, Le principe d’obligation, Paris, Vrin/EHESS, 2007, p. 167-188.
[3] « Le droit naturel est celui que la nature inspire à tous les animaux. Ce droit n’appartient pas seulement aux hommes, il convient aussi à toutes les brutes qui vivent sur la terre et dans les eaux : il appartient de même aux oiseaux. De ces droits descend l’union du mâle et de la femelle, que nous appelons mariage, la procréation des enfants et leur éducation. En effet, même les bêtes féroces, paroissent reconnaître ce droit. », Digeste, livre I, titre 1, §3 (traduction d’Henri Hulot, Jean-François Berthelot, Pascal-Alexandre Tissot, Alphonse Béranger, consultable dans le site « Portail numérique du droit ».
[4] Boucher d’Argis résume en ces phrases cette thèse grotienne du droit naturel dans l’art. « Droit de Nature » : « Le droit naturel consiste, selon lui, dans certains principes de la droite raison, qui nous font connoître qu’une action est moralement honnête ou deshonnête, selon la convenance ou disconvenance nécessaire qu’elle a avec une nature raisonnable & sociable ; & par conséquent que Dieu qui est l’auteur de la nature, ordonne ou défend une telle action. »
[5] Grotius, DGP, préface.
[6] Voir Robert, Shackleton, Montesquieu, la biographie intellectuelle, PU de Grenoble, 1977, chap. XI.
[7] Diderot, art. « Besoin » : « la crainte, dit l’auteur de l’Esprit des lois, porte les hommes à se fuir ; mais les marques d’une crainte réciproque doivent les engager à se réunir. Ils se réunissent donc ; ils perdent dans la société le sentiment de leur foiblesse, & l’état de guerre commence. » Sur ce point, la dernière ligne liminaire de l’article Droit de la Nature de Boucher d’Argis, qui renvoie à l’Esprit des lois, peut être considéré comme une intervention de Diderot éditeur pour mettre en garde contre la thèse orthodoxe du jusnaturalisme formulée dans l’article.
[8] Rousseau, Discours sur l’origine de l’inégalité : « définissant cette Loi chacun à sa mode, ils l’établissent tous sur des principes si métaphysiques, qu’il y a même parmi nous, bien peu de gens en état de comprendre ces principes, loin de pouvoir les trouver eux-mêmes. » (DOI, 55). Ce passage est à rapprocher avec Goottfried Wilhelm Leibniz, « Jugement d’un Anonyme sur l’Original de cet Abrégé » dans S. Pufendorf, Devoirs de l’homme et du citoyen, trad. Jean Barbeyrac, Londres, Nourse, sixième édition, 1741, 2 vol., t. 2, p. 277, où Leibniz parle de l’arbitraire de la définition du droit naturel selon Pufendorf.
[9] Jacques Roger, Buffon, un philosophe dans le Jardin du Roi, Paris, Fayard, 1989, chap. 19.
[10] « Les Philosophes qui ont examinés les fondements de la société ont tous senti la Nécessité de remonter jusqu’à l’état de Nature, mais aucun d’eux n’y est arrivé. » (DOI, 64). « Hobbes prétend que l’homme est naturellement intrépide, et ne cherche qu’à attaquer, et combattre. Un Philosophe illustre (i. e., Montesquieu) pense au contraire, et Cumberland et Pufendorf l’assurent aussi, que rien n’est si timide que l’homme dans l’état de Nature… »
[11] Elémens philosophiques du Bon Citoyen, XIV, § 3, trad. S. Sorbière, Paris, Pepingue & Est. Mauroy, 1651, 2 vol., t. 1, p. 256.
[12] Droit naturel et histoire, chap. VI (pour Hobbes, voir chap. 5, a). Voir également Leo Strauss, Hobbes’ Politische Wissenschaft, chap. 8.
[13] Voir Jean-Jacques Burlamaqui, Principes du droit naturel, Genève, Barillot & fils, 1747, part. I, chap. 7, p. 80. Voir aussi, part. I, chap. 6.
[14] Ceci est conforme à la maxime consacrée depuis Ulpien : « La justice est une volonté constante et perpétuelle de rendre à chacun ce qui lui est dû » (Digeste, I, 1, 10).
[15] Hobbes, De Cive, préface.
[16] Leibniz, « Jugement d’un Anonyme », dans Pufendorf, op.cit., t. II, p. 199.
[17] B. Bernardi, Le principe d’obligation, Paris, Vrin/EHESS, 2007, notamment p. 191-194.
[18] Leibniz, « Jugement d’un Anonyme », dans Pufendorf, op.cit., t. II, p. 237.
[19] Selon Leibniz, la « Cause efficiente » du droit naturel doit être cherchée non dans « la volonté d’un Supérieur » mais « dans la nature même des choses & dans les maximes de la droite Raison qui y sont conformes, & qui émanent de l’Entendement Divin », ibid. t. II, p. 236.
[20] ibid., t. II, p. 268 (nous soulignons). La thèse attribuée à Pufendorf est renvoyée au Liv. I, chap. 2, §5 des Devoirs de l’homme et du citoyen.
[21] Sur ce point, voir Bernardi, op. cit., p. 197-202.
[22] Sans doute, on peut déjà entre les échos de la critique leibnizienne de Pufendorf dès l’époque de l’article Autorité politique, qui peut se lire comme une espèce de « déconstruction » de la théorie du double contrat de ce dernier. Mais je discuterai cette question pour une autre occasion.
[23] Leibniz, art. cit., t. II, p. 262-263.
[24] Sur cette théorie de l’ « être moral » chez Diderot, voir Proust, Diderot et l’Encyclopédie.
[25] Pufendorf, Devoirs de l’homme et du citoyen, part. II, chap. 6, § 13.
[26] Hobbes, Du Citoyen, VI-VII. La traduction de Sorbière substitue le terme « Cour » au « conseil ».
[27] Ibid.,VII, §8, §11.
[28] Leibniz, « Jugement d’un Anonyme », op. cit., t. 1, p. 242 ; Grotius, Droit de la guerre et de la paix, trad. J. Barbeyrac, Amsterdam, De Coup, 1724, 2 vol., t. 1, p. 10.
[29] Bernardi signale très bien cet aspect de l’argumentation diderotienne, dans Principe d’obligation, p. 260. Chose curieuse, c’est qu’il ne voit pas que cette hypothèse fonctionne aussi comme les appareils théoriques qui encadrent la mise en scène du raisonneur violent, et donc aussi de la théorie de « volonté générale » selon Diderot.
[30] Je cite suivant Rousseau, Discours sur l’origine de l’inégalité, éd. citée, p. 98. Voir aussi, Mathieu, VI-12 et Luca, VI, 31 ; Pufendorf, Devoirs de l’homme…, I, 7, §3 ; Locke, Du gouvernement civil, I, §2. Notons en passant que Rousseau opposerait et à Hobbes et aux jusnaturalistes sa maxime de la moindre moralité dictée par la pitié, qui est : « Fais ton bien avec le moindre mal d’autrui qu’il est possible », en soulignant l’absence de toute réciprocité entre les hommes dans l’état de nature tel qu’il le conçoit.
[31] Hobbes, De Cive, III, §33, t. 1, p. 67-68.
[32] « mais il faut ou que je sois malheureux, ou que je fasse le malheur des autres ; & personne ne m’est plus cher que je me le suis à moi-même. »
[33] « Qu’on ne me reproche point cette abominable prédilection ; elle n’est pas libre. »
[34] Et ajoute-t-il encore : « il s’agit ici d’un ordre de connaissances & d’idées particulières à l’espèce humaine » (nous soulignons).
[35] Comme on le lira dans l’article HOBBISME.
[36] Leibniz, « Jugement d’un Anonyme », op. cit., t. II, p. 265. Rousseau parlera de la « société générale du genre humain » dans le Manuscrit de Genève, alors que la locution ne se trouve pas chez Diderot. Il se peut que Rousseau s’inspire plutôt de Leibniz, tout en sachant que celui-ci était une référence majeure dans la réflexion diderotienne sur le droit naturel.
[37] Ibid., t. II, 263.