L’article de Diderot dans L’Encyclopédie ILLUSION, (Gram. & Littérat.) que Marie Leca-Tsomis attribue à Diderot est l’objet d’une assez longue définition. C’est cette dernière qui a inspiré ma réflexion. Il existe une coïncidence, certes paradoxale, entre ce texte et une nouvelle de Nerval, Sylvie, assez représentative de l’œuvre, dite personnelle, de Nerval, au cœur du romantisme finissant. Le large corpus nervalien repose sur quelques idées « force » dont l’une, essentielle, est l’expérience d’une réalité contemporaine qui déçoit les espoirs d’une jeunesse revécue sur le mode de l’illusion : une illusion dupée.
Il faut souligner l’admiration de Nerval pour l’œuvre de Diderot, il présente en effet ses pièces et les œuvres où il commente sa conception du théâtre comme une vraie révolution théâtrale. Il est bien, selon lui, « l’inventeur du drame bourgeois » qui ouvre la voie à Beaumarchais et au drame romantique, celui des plus grands. Nerval admire aussi le romancier, avec en tout premier, Jacques le Fataliste et Le Neveu de Rameau, qu’il cite à plusieurs reprises. Enfin il semble bien connaître le philosophe, il cite Le Rêve de d’Alembert, fait allusion à plusieurs reprises à son déisme et à des idées sociales présageant la Révolution. Il cite une fois l’Encyclopédie.
La définition de « l’illusion » dans l’Encyclopédie
L’« illusion », « c’est le mensonge des apparences », définition qui est celle de Platon, « faire illusion », c’est tromper par les apparences. Cette définition est suivie d’un développement qui introduit un sujet, l’auteur, mais aussi les lecteurs : « nos sens, nos passions », « on croit », parfois, vers la fin de l’article une personnalisation plus directe : « mon illusion ». Les réactions de ce sujet sont analysées en fonction d’objets aux apparences mensongères.
L’illusion d’optique qui affecte la vue est purement physique : elle altère la grandeur, la forme, la couleur et la distance de l’objet. En même temps, elle est au principe de ces mensonges qui vont aveugler non plus les sens, mais le psychisme.
C’est ce point qui vient ensuite et qui est détaillé : l’illusion est alors envisagée selon l’influence qu’elle a sur nos passions. En premier lieu, l’altération se présente sous la forme générale d’une perte de jugement, provoquant « une injustice des actions ou des sentiments » : elle se précise en « augmentation » psychique, soit la crainte, soit le désir. Dans les deux cas, le jugement intellectuel ou moral est dénaturé par un excès d’affectivité doublé d’un affaiblissement de la raison. Le résultat est, en raison de cette double altération, de surestimation ou de sous-évaluation :
[…] l’ illusion augmente en proportion de la force du sentiment, et de la faiblesse de la raison ; elle flétrit ou embellit toutes les jouissances, elle pare ou ternit toutes les vertus [§ 1 de l’article ILLUSION]
L’altération, enfin, qui augmente le plaisir a son revers : le retour à cette espèce de point mort qu’est la raison au moment où on perd les illusions agréables. Elle entraîne une chute « dans l’inertie et le dégoût ».
Second point central dans la suite du phénomène que représente l’illusion, et tandis qu’au « on » se substitue le « nous », elle sous-tend l’enthousiasme, met en jeu directement à la fois le sujet, ses sentiments, sa raison. Le monde extérieur s’en trouve transformé, il attire particulièrement la vue et l’esprit : sa brillance est supérieure, l’éloignement dans le temps, l’intérêt ou le prestige fascinent. Le caractère illusoire de l’expérience se résume dans l’expression « fausse importance ». Mais, et Diderot en convient, c’est en réalité la totalité du monde que nous considérons sous le mode de l’illusion. L’illusoire est partie intégrante de notre vision du monde, soumis en quelque sorte, de facto, à la même déformation qu’avec des verres optiques.
Y- a-t-il de l’enthousiasme sans illusion ? Tout ce qui nous en impose par son éclat, son antiquité, sa fausse importance, nous fait illusion. En ce sens ce monde est un monde d’illusions. [ibid.]
Ce qui peut apparaître comme assez désenchanté semble corrigé par deux considérations sur les bienfaits des « illusions douces et consolantes, qu’il serait cruel d’ôter aux hommes ». Un bienfait ironique : l’illusion entretient l’amour-propre qui est quant à lui le principe de la vie ou plus exactement, le principe de la vie dans un monde qui est celui de l’illusion. Les deux exemples qui suivent vont dans ce sens, la nature humaine s’en nourrit dans au moins deux circonstances en rapport avec l’idée illusoire que la vie est en soi essentielle : l’enfantement et le recul devant le suicide pour l’homme malheureux. Une spécificité de l’illusion qui n’était jusque-là qu’implicite apparaît : c’est le charme qui lui est attaché. Ce « charme » nous ramène au pseudo prodige de l’illusion d’optique. Encore cette magie est-elle facteur d’un aveuglement dévastateur en ce qu’il engage le principe même de la plupart de nos actions, leur vanité et l’amertume qui en résultent. Ce charme est assumé ici par le « nous » et se présente comme composant un ensemble inéluctable : la valeur du sacrifice exigé par notre action et la frivolité de son résultat :
C’est le charme de l’illusion qui nous aveugle en une infinité de circonstances, sur la valeur du sacrifice qu’on exige de nous, et sur la frivolité de la récompense qu’on y attache.
Enfin, l’illusion portée à l’«extrême» engendre le désabusement. C’est le « je » qui établit la progression : « l’admiration, le transport, l’enthousiasme » déjà évoqués, puis la chute « la fureur et le fanatisme », toutes violences honnies de l’homme de vertu et de tolérance.
Le texte ne marque aucune rupture et pourtant, on passe, ex abrupto, au rapport qu’entretient l’illusion et l’art : l’art oratoire et celui du poète, puis plus précisément du poète dramatique. Le mot « persuasion » attaché à l’orateur permet d’entrevoir une démonstration illusoire, c’est-à-dire factice. Le poète et l’illusion sont indissociables et la figure en témoigne : « l’illusion marche à côté du poète ». Revient la référence à la magie qui fait ici le lien entre les deux pratiques en cause. Mais, comme plus haut, qui dit « magie », « prestiges » dit duperie : alternative contradictoire qui scande le texte et fait l’essentiel de son unité. Nous verrons qu’elle correspond, sur bien des aspects, à la structure du texte nervalien.
La dernière partie de l’article est une fausse conclusion : elle s’adresse au « poète dramatique » et aborde un point qui touche directement Diderot. Il y précise sa propre conception de l’illusion théâtrale et définit le principe d’un sujet dramatique simple et « point trop éloigné du cours naturel des choses », développé dans De la poésie dramatique.
Reste que ce refus de tout excès « des circonstances fortuites » ne manque pas de rappeler abstraitement cette hantise du dépassement qui semble comme réactualiser dans le domaine théâtral les méfaits de l’illusion. Comme il est dit plus haut elle « augmente en proportion de la force du sentiment et de la faiblesse de la raison ». Ce dernier point apparemment accessoire nous mène au rôle de l’illusion théâtrale essentiel dans l’œuvre de Nerval et tout particulièrement dans Sylvie.
L’illusion théâtrale d’un « poète dramatique » dans Sylvie.
On connaît l’ouverture du premier chapitre de Sylvie :
Je sortais d’un théâtre où tous les soirs je paraissais en grande tenue de soupirant.
Celui qui dit « je » ici, le narrateur de la nouvelle, se révèle un peu plus loin dans ce même chapitre en être aussi le héros. Ce héros est poète et se définit comme tel. Dire qu’il « marche à côté de ses illusions » est en donner une définition relative, car ses illusions le constituent à proprement parler. Nous sommes au début des années 1830, caractérisé par la perte des illusions qu’ont représenté les suites de la révolution de Juillet et le retour à la médiocrité qui va largement caractériser la monarchie du même nom. Cette dernière s’affiche d’abord dans cette « curée » des ambitions suscitées par le changement de régime. Le héros ne trouve pour asile, loin de cette foule opportuniste, que « dans la tour d’ivoire des poètes » :
À ces points élevés […] nous respirions enfin l’air pur des solitudes, nous buvions l’oubli dans la coupe d’or des légendes, nous étions ivres de poésie et d’amour. Amour, hélas ! des formes vagues et des teintes roses et bleues, des fantômes métaphysiques. Vue de près la femme réelle révoltait notre ingénuité ; il fallait qu’elle apparût reine ou déesse, et surtout n’en pas approcher.
Le héros-poète se présente donc comme dupe de ses « prestiges », mais cela en toute conscience, réfugié dans ses illusions, volontairement. Ce qui nous ramène à l’ouverture du chapitre et à son « costume de soupirant », la passion qui l’anime intègre sa propre théâtralité sans aucun souhait de sortir de son cercle. L’objet de cette passion est, de plus, une actrice, et il ne s’agit, en aucun cas, selon lui, « de troubler le miroir magique qui me renvoyait son image ». On n’en finirait pas dans ce tout début de la nouvelle de relever les termes qui se concentrent dans cette expression « miroir magique » et dont on a vu plus haut qu’elle est dans la droite ligne de la figure choisie par Diderot pour définir l’illusion.
L’actrice, est présentée comme une fixation de l’illusion. L’effet qu’elle produit ici, depuis la salle où se situe le héros, est scénique. L’art de l’acteur en 1830, n’est plus celui recommandé par le Paradoxe, au demeurant en rapport direct avec les recommandations données au poète dramatique à la fin de l’article de l’Encyclopédie, proche de l’esthétique que souhaitait Diderot au service du drame bourgeois. Plus question désormais d’un jeu sobre, dominé par un art maîtrisé qui secondarise les émotions, ne fait que les reproduire. Le jeu est désormais adapté au mélodrame à succès, ce à quoi correspondrait dans le texte le renvoi à « un maussade chef d’œuvre d’alors » ou bientôt au drame romantique. Il se caractérise au contraire par une reproduction comme immédiate des sentiments dictés par le rôle (Marie Dorval et Frédéric Lemaître furent les illustres représentants de ce jeu). Cette expressivité intériorisée par le spectateur ne peut qu’encourager l‘illusion d’un idéal sentimental accompli : sa perception est soumise à l’émotion volontairement intériorisée par l’actrice :
Je me sentais vivre en elle, et elle vivait pour moi seul. Son sourire me remplissait d’une béatitude infinie […] Elle avait pour moi toutes les perfections ; elle répondait à tous mes enthousiasmes, à tous mes caprices.
Le mot « enthousiasme » apparaît deux fois dans l’article de Diderot. C’est en son centre qu’il est développé : « Y-a-t-il de l’enthousiasme sans illusion ? […] En ce sens, ce monde est un monde d’illusions ». Dans ce premier chapitre, on peut dire que l’enthousiasme habite le jeu de l’actrice Aurélie, dans le même temps que sa réception. Le héros de Sylvie est de plus, on l’a vu, poète. Dans l’article Génie, (Philosophie & Littér.) de l’Encyclopédie attribué à Saint-Lambert, l’enthousiasme est la qualité essentielle du génie, qui habite les grands penseurs et les poètes.
L’ouverture de ce premier chapitre repose sur l’illusion fondatrice que la nouvelle va développer : spectateur et spectacle hors réalité, illumination provoquée par l’actrice, enthousiasme et jouissance. La présentation critique de l’époque historique où se situe ce premier chapitre entraîne le choix volontaire du monde de l’illusion où s’est situé le héros. Celui-ci va bientôt quitter la ville pour ne pas en altérer la « magie ».
Le théâtre et la théâtralité, essence ou support de l’illusion et de l’enthousiasme qu’elle provoque occupent une place centrale dans l’ensemble du récit. La fixation de l’illusion a pour objets successifs trois héroïnes. On a vu que la comédienne Aurélie en était l’incarnation première. Pourtant elle n’est, on le comprend dès le chapitre II, que la projection d’Adrienne, un souvenir d’enfance, racine de la passion « magique », déjà au demeurant affectée de théâtralité. Nous reviendrons sur cette part du souvenir dans la création de l’illusion. Adrienne apparaît à l’enfant qu’était alors le héros au centre d’un « tableau » engendré par la rêverie. Le décor, naturel, est un château Henri IV, celui qui était déjà dans le poème Fantaisie, dont la pelouse est la scène. L’éclairage est la lumière du soleil couchant. Le public est celui de la ronde où des jeunes filles chantent des airs anciens. Au centre de la ronde les acteurs principaux, le jeune héros et Adrienne, puis Adrienne seule chantant au clair de lune, enfin Adrienne couronnée par le narrateur : « Elle ressemblait à la Béatrice de Dante qui sourit au poète ». L’illusion du chapitre I est résolue par le rapprochement conscient entre Aurélie et Adrienne, à moins, contre toute vraisemblance, que, selon le héros, les deux figures féminines n’en soient qu’une. L’illusion se décompose et se recompose pour être momentanément écartée et laisser place à Sylvie, la toute jeune amie du héros enfant, devenue plus tard dentellière. Celle-ci va occuper la scène du souvenir des chapitres IV à VI. Elle n’échappe pas à la théâtralisation qui se fixe, au chapitre VI, dans une scène de déguisement en « mariés du temps passé ». Cette scène substitue à la réalité solidement ancrée dans le présent actualisé du jeune couple l’illusion d’une pérennité enchantée. Le chapitre VII réintroduit, on le verra plus loin, dans l’abbaye de Chaâlis, Adrienne, cette fois héroïne elle-même d’une représentation lyrique. Enfin, à la suite de la déception éprouvée par les retrouvailles avec Sylvie et le monde de l’enfance, le retour à Paris du narrateur à l’avant dernier chapitre amène la réapparition d’Aurélie acceptant de jouer une pièce écrite pour elle par le narrateur, devenu entre-temps poète dramatique. Au centre de ce chapitre, le narrateur condense en quelques mots son expérience :
Que dire maintenant qui ne soit l’histoire de tant d’autres ? J’ai passé par tous les cercles de ces lieux d’épreuve qu’on appelle théâtres. « J’ai mangé du tambour et bu de la cymbale », comme dit la phrase dénuée de sens apparent des initiés d’Éleusis. Elle signifie sans doute qu’il faut au besoin passer les bornes du non-sens et de l’absurdité : la raison pour moi, c’était de conquérir et de fixer mon idéal.
Les avatars narratifs de l’illusion, magie et duperie
Les avatars de l’illusion rendent compte de la complexité de la narration dans Sylvie. Elle repose essentiellement sur le jeu des temporalités, passé des années 1830, passés successifs de l’enfance et de la jeunesse, présent de l’écriture, assez imprécis. On pourrait y ajouter le temps intemporel des chansons anciennes qui scandent le récit. Parallèlement, on l’a vu, la présence alternée de trois figures féminines. Jusqu’au chapitre VII, on peut considérer que le récit se fonde sur l’illusion « magique » telle que la décrit Diderot. Cette dernière est à rattacher au phénomène du souvenir que l’on trouve décrit dans l’article Génie. Son rôle est indissociable de l’illusion et particulièrement sensible chez l’homme de génie, incluant, on l’a vu, le poète :
Lorsque l’âme a été affectée par l’objet même, elle l’est encore par le souvenir ; mais dans l’homme de génie, l’imagination va plus loin : il se rappelle des idées avec un sentiment plus vif qu’il ne les a reçues, parce qu’à [ces] idées mille autres se lient, plus propres à faire naître le sentiment. [§3 de l’article Génie]
Le chapitre VII clôt la partie du texte consacrée aux souvenir d’enfance. Il en fait partie, mais sur l’étrange mode de la digression précisant la conscience qu’a le héros de sa force mystérieuse. Le voyageur est sur le chemin de Loisy, selon la décision prise au chapitre I, mais la route passe à un moment donné, par celle qu’il a empruntée autrefois, en carriole, pour aller à une « solennité du pays » dans l’ancienne abbaye de Chaâlis. Il s’agit d’une « représentation allégorique où doivent figurer quelques pensionnaires d’un couvent voisin ». Adrienne, dont il croit savoir en effet qu’elle est devenue religieuse, joue le rôle principal de ce qui ressemble à un mystère chanté. Il évoque la fin de ce monde, détruit par l’ange de la mort, lui-même contrarié par l’esprit de l’abîme, joué par Adrienne, convoquant les autres esprits à venir admirer la gloire du Christ. Le caractère « antique » du « mystère des anciens temps, l’« éclat » des effets de lumière, de l’« épée flamboyante » brandie par l’héroïne, le sujet de l’intrigue nous ramènent à la définition de la théâtralité illusoire à laquelle adhère le héros .
Pourtant, au paragraphe suivant survient l’interrogation sur le rapport que la scène remémorée peut avoir eu avec la réalité :
En me retraçant ces détails, j’en suis à me demander s’ils sont réels, ou bien si je les ai rêvés. Nous nous étions arrêtés quelques instants dans la maison du garde, – où ce qui m’a frappé beaucoup, il y avait un cygne éployé sur la porte, puis au-dedans de hautes armoiries en noyer sculpté, une grande horloge […] Mais l’apparition d’Adrienne est-elle aussi vraie que ces détails et que l’existence incontestable de l’abbaye de Chaâlis […] Ce souvenir est une obsession peut-être ! […]
On voit ici s’inscrire le temps imprécis et confus qui précède la conscience prise de la nature de l’illusion, le moment où le sujet se représente mentalement les « passions », « la force des sentiments » et « la faiblesse de la raison » qui les déterminent. Le chapitre VIII qui suit inaugure précisément le temps de la désillusion en opposant le souvenir à la réalité historique : narrateur et lecteur retrouvent, après cette plongée dans le passé, la première temporalité, celle du chapitre I, des années 1830, de l’âge adulte. Le voyage entrepris au chapitre III et le charme de la rêverie qui a réanimé les souvenirs d’enfance, arrivent à leur terme. Des chapitres VIII à XII on peut parler du premier temps de la désillusion face à la réalité de ce que sont devenus le personnage de Sylvie et le pays enchanté de l’enfance, tous deux transformés, emportés par le mouvement de l’histoire, de l’industrialisation et du commerce. L’annonce du prochain mariage de Sylvie avec son frère de lait : « — C’est une fatalité qui m’était réservée d’avoir un frère de lait dans un pays illustré par Rousseau — qui voulait supprimer les nourrices », décide du retour à Paris du héros. L’humour qui envahit le chapitre XII masque « l’inertie et le dégoût » du constat. Le chapitre XIII fait écho au premier, Aurélie réapparaît, mais c’est elle-même qui rompt le fil enchanteur qui la confondait avec Adrienne.
Enfin, le « Dernier Feuillet » est celui de la reconnaissance ultime des l’illusions, données comme telles :
Telles sont les chimères qui charment et égarent au matin de la vie. J’ai essayé de les fixer sans beaucoup d’ordre, mais bien des cœurs me comprendront. Les illusions tombent l’une après l’autre, comme les écorces d’un fruit, c’est l’expérience. Sa saveur est amère ; […] La campagne d’Ermenonville a perdu sa seule étoile qui chatoyait pour moi d’un double éclat. Tour à tour bleue et rose, comme l’astre trompeur d’Aldebaran, c’était Adrienne ou Sylvie, – c’était les deux moitiés d’un même amour. [Je souligne]
Sylvie, dentellière puis gantière au village, est devenue pâtissière à la « ville », Dammartin où « cela donne beaucoup ». L’ultime illusion clôt enfin le chapitre : Adrienne, dont la quête a parcouru le récit, est morte approximativement au moment de l’entrée au théâtre du héros au premier chapitre. Reste le modèle poétique, bien réel, que l’enfance a engendré et que réactualisent Les Chansons et Légendes du Valois, sous le même titre courant de Sylvie.
Fiction, illusion et vérité, non la vérité, mais lui ressemblant
Ce travail sur les temporalités et la démultiplication des héroïnes exige donc un agencement narratif complexe où les changements de plan cassent la continuité du récit. Ces effets de rupture agissent peu sur l’unité du chapitre qui reste la « mesure » narrative de base, mais sur le passage de l’un à l’autre. La fracture est surtout au centre du récit, mais elle est aussi souvent subtilement suggérée : magie et duperie sont présentes dans la même séquence. La structure de la nouvelle est de ce fait à la fois formellement régulière, mais irrégulière dans son contenu temporel, actantiel et quant à la teneur sémantique des mots « réalité », « mensonge des apparences », « illusion », « charme » « dégoût » etc. La composition générale fait de chaque chapitre soit une « scène » harmonieuse, type « Le voyage à Cythère », un parcours, « Ermenonville », soit une composition plus élaborée, comme au chapitre I où scène, narration, commentaire, temporalités se succèdent ou au chapitre XIII où ils s’inversent. L’effet digressif « interne » apparaît dans ces derniers cas, il joue sa partition à part entière dans d’autres, comme en VII, à la temporalité imprécise, semblant s’isoler tout en brouillant la nature de la perception. Finalement, cette multiplication des plans narratifs, cette unité perturbée savamment, rappelle l’admiration de Diderot pour un art qui ne soit pas le reflet de la nature, mais qui, dans son dérèglement, manifeste son rapport non à une réalité objective mais à une représentation subjective qui approche de sa vérité. Il est difficile de savoir ce que Nerval a lu dans l’œuvre de Diderot. Les Nuits d’Octobre évoquent Jacques le Fataliste et laisse à penser que Le Neveu est présent également à ce texte réaliste/fantaisiste. Le roman par lettres, essentiellement digressif, Les Faux Saulniers, dont la version abrégée, Angélique, composera la première nouvelle des Filles du Feu, rattache directement sa filiation à Diderot. Sylvie dans sa clôture apparente en garderait un souvenir, certes lointain, mais sensible dans ses dérèglements internes. Ce qui nous ramène à l’article de l’Encyclopédie dont je suis partie. L’illusion, cette disjonction essentielle entre le réel et l’irréel qui compose « notre monde » est bien l’objet du récit, et le travail considérable de la narration, le caractère incessant de cette quête obsessionnelle en sont la représentation. C’est l’art du récit qui diffuse cette perturbation de « nos » actions et de « nos » sentiments que Diderot attribuait à la toute-puissance de l’illusion « qui nous aveugle en une infinité de circonstances ».
L’insistance narrative de Nerval à consteller son objet de références à l’art va dans ce sens. Le récit n’est en rien la « réplique » de l’illusion : on ne peut au demeurant capter le brouillage mental qu’elle opère en raison de sa nature même. L’art, seul, peut en donner une représentation. Le caractère émotionnel, subjectif, de l’objet décrit dans son article est revendiqué par Diderot. Le narrateur de Sylvie est aussi le héros, comme on l’a vu et il se définit comme « poète », ce qui est rarement le cas dans les récits « personnels » de Nerval. De plus, il fait allusion à une pièce écrite par lui au chapitre XII. Enfin, les Chansons et Légendes du Valois font suite à la nouvelle, proposant un art poétique nouveau, celui des anciennes chansons populaires.
La mise en abyme est là pour rappeler cette omniprésence de l’art dans la nouvelle, inversion ironique de la « marche à côté » de l’illusion attribuée au poète. La nouvelle de Nerval fait appel à la peinture, au roman, à la philosophie pour scander ses références au travail de l’artiste.
Parmi tant d’exemples, car le récit abonde en références, on peut placer en premier la référence à Watteau en nous référant toujours à l’article, mais en pensant aussi aux Salons de Diderot. Elle est dans le titre même du chapitre IV : « Un Voyage à Cythère » qui ouvre la remontée du temps de l’enfance dans la rêverie qui occupe le voyage en voiture vers Loisy. Il s’agit de la fête patronale des chevaliers de l’arc où se trouvent rassemblés le narrateur qui revient au village après ses études à Paris et Sylvie. Elle s’achève par la traversée en barque vers une île au milieu d’un étang, le texte se fait plus précis :
La traversée du lac avait été imaginée peut-être pour rappeler le Voyage à Cythère de Watteau. Nos costumes modernes dérangeaient seuls l’illusion.
Illusion dans l’illusion, car on sait que le Pèlerinage, dans son cadre enchanteur dit à la fois le bonheur des amants et leur mélancolie. Parallèlement, plus loin dans le chapitre, une touche d’amertume empreint le dialogue où Sylvie reproche au héros, comme elle fera plus gravement au chapitre VIII, sa longue absence, désignant la vérité de l’illusion dans ce qu’elle a d’inéluctable. Le tableau devient la figuration de l’illusion/désillusion représentée par le personnage de Sylvie dans l’ensemble du récit.
La référence la plus connue dans la nouvelle est celle à La Nouvelle Héloïse, de Rousseau et sa double lecture par le narrateur et Sylvie. Le héros l’encourage à lire l’œuvre « sublime ». Elle le fait après que celui-ci est parti pour Paris, s’identifie à Julie et confond le héros avec Saint-Preux. Mais la solitude l’entraîne à lire la Préface et sa mise en garde. Alors la crainte la prend et la raison triomphe sur ce qu’elle comprend être une illusion, fixant spontanément la signification du livre. La référence au roman de Rousseau duplique ici encore l’expérience représentée.
Plus largement, la pensée philosophique de Rousseau, est évoquée au chapitre XI, à nouveau dans la perspective de l’illusion, mais cette fois comme inversée : il s’agit d’une réflexion large sur une pensée conçue comme « dernier écho des sagesses antiques », « lait des forts » que Rousseau « nous » a légué, mais que le XIXe siècle, trop faible pour en comprendre les leçons, a laissé s’étioler. Le vrai précède cette fois l’illusion, comme la Préface précédait le livre, c’est la raison, le projet politique et social, qui a été trahi à la suite de la révolution de 1830. L’espoir d’une génération, son « désenchantement », était une illusion dénoncée au premier chapitre et planant sur l’ensemble de la nouvelle. Rousseau et Diderot sont toujours cités ensemble comme précurseurs historiques de la Révolution dans l’ensemble de l’œuvre.
Enfin, cette présence insistante de l’art comme seul capable de donner une juste, quoique subjective, représentation de l’illusion, passe par la fusion du narrateur avec son héros-poète. Il fait allusion à une pièce écrite par lui au chapitre XII, inspirée du Songe de Polyphile qui renvoie au chapitre XII de Voyage en Orient consacré au roman de Francesco Colonna et référé alors à la nouvelle de Nodier sur le même sujet. Le roman tente de vaincre la fatalité mortifère de l’illusion : il consacre la victoire de l’amour fidèle, fût-il en rêve. Enfin, on a vu que les Chansons et Légendes du Valois font suite au Dernier Feuillet, bilan apaisé des illusions perdues. Elles proposent un art poétique nouveau, inspiré de l’écriture simple des anciennes chansons populaires, greffées sur la réalité paysanne, qui ne cultivent l’illusion que pour en dire les méfaits.
Je m’arrête car on n’en finirait pas de faire jouer ces rapports multiples que la lecture de Diderot inspire si l’on s’attache à ces rapports possibles avec la nouvelle que j’ai prise pour exemple. Bien d’autres textes de Nerval pourraient être évoqués. Une autre Fille du Feu, Octavie, avait été publiée en 1844, sous le titre L’Illusion. L’objectif du poète du XIXe siècle, « romantique », semble dialoguer, à presqu’un siècle de distance avec l’écrivain Diderot qu’il admirait dans ce qui apparaît, faussement ?, comme une froide définition de l’Encyclopédie.