INGÉNUITÉ, s. f. (Gram.) l’ingénuité est dans l’ame ; la naïveté dans le ton. L’ingénuité est la qualité d’une ame innocente qui se montre telle qu’elle est, parce qu’il n’y a rien en elle qui l’oblige à se cacher. L’innocence produit l’ingénuité, & l’ingénuité la franchise. On est tenté de supposer toutes les vertus dans les personnes ingénues. Que leur commerce est agréable ! Si elles ont parlé, on sent qu’elles devoient dire ce qu’elles ont dit. Leur ame vient se peindre sur leurs levres, dans leurs yeux, & dans leur expression. On leur découvre son cœur avec d’autant plus de liberté, qu’on voit le leur tout entier. Ont-elles fait une faute, elles l’avouent d’une maniere qui feroit presque regretter qu’elles ne l’eussent pas commise. Elles paroissent innocentes jusque dans leurs erreurs ; & les cœurs doubles paroissent coupables, lors même qu’ils sont innocens. Il est impossible de se fâcher long-tems contre les personnes ingénues : elles desarment. Voyez Agnès dans l’école des femmes. Leur vérité donne de l’intérêt & de la grace aux choses les plus indifférentes. Le petit chat est mort ; qu’est-ce que cela ? rien : mais ce rien est de caractere, & il plaît.
L’ingénuité a peu pensé, n’est pas assez instruite ; la naïveté oublie pour un moment ce qu’elle a pensé, le sentiment l’emporte. L’ingénuité avoue, révele, manque au secret, à la prudence ; la naïveté exprime & peint ; elle manque quelquefois au ton donné, aux égards ; les réflexions peuvent être naïves, & elles le sont quand on s’apperçoit aisément qu’elles partent du caractere. L’ingénuité semble exclure la réflexion ; elle n’est point d’habitude sans un peu de bétise, la naïveté sans beaucoup de sentiment ; on aime l’ingénuité dans l’enfance, parce qu’elle fait espérer de la candeur ; on l’excuse dans la jeunesse, dans l’âge mûr on la méprise. L’Agnès de Moliere est ingénue ; l’Iphigénie de Racine est naïve & ingénue. Toutes les passions peuvent être naïves, même l’ambition ; elle l’est quelquefois dans l’Agrippine de Racine ; les passions de l’homme qui pense sont rarement ingénues.
L’article INGÉNUITÉ est l’une de ces « perles » que la recherche de Marie a permis de révéler, alors qu’elles échappaient jusqu’alors à notre regard, comme perdues dans l’océan encyclopédique. La notion peut sembler anecdotique ou périphérique, loin des enjeux essentiels de la pensée de Diderot. En réalité, il s’agit à la fois d’un terme clef du vocabulaire moral et esthétique de la période (voir Françoise Berlan, Le Champ notionnel de l’ingénuité aux xviie et xviiie siècles, Thèse, Université de Poitiers, 1994) et d’une notion nullement indifférente à Diderot, comme en témoigne en particulier La Religieuse (voir la belle étude de Jacques Proust, « Cantate de l’innocent. Sur La Religieuse », dans L’Objet et le texte. Pour une poétique de la prose française au XVIIIe siècle, Droz, 1980, p. 147-156, même si aucun sort particulier n’y est fait à la notion d’ingénuité). Comme c’est souvent le cas dans ses articles de « Grammaire », la réflexion de Diderot suit le fil d’une analyse contrastive, s’employant à distinguer l’ « ingénuité » de la « naïveté » (sans recourir, fait notable, à l’origine latine des termes) et procède en deux temps. Après avoir situé de manière différenciée le lieu de l’ingénuité et celui de la naïveté (la première serait dans l’âme, la seconde dans le ton), le premier paragraphe s’emploie à saisir ce qui en fait le charme spécifique. Le second paragraphe marque une prise de distance de l’énonciateur et souligne son caractère antonymique avec toute idée de réflexion.
L’ingénuité, souligne d’abord Diderot, procède d’une innocence foncière et elle ne peut donc se manifester que sous les espèces d’une parfaite franchise. C’est ce qui rend le commerce des personnes ingénues si « agréable ». Et l’usage grammatical du féminin dit assez que c’est bien une figure spécifiquement « genrée » qui s’incarne électivement dans l’être ingénu : « Que leur commerce est agréable ! Si elles ont parlé, on sent qu’elles devoient dire ce qu’elles ont dit. Leur ame vient se peindre sur leurs levres, dans leurs yeux, & dans leur expression ». La référence à Agnès (« Voyez Agnès dans l’école des femmes ») est bien sûr topique (une « Agnès » est vite devenue une antonomase : « Agnès. Signifie une fille ou femme idiote, innocente, simple et stupide, facile à persuader, niaise, novice, et qui n’a point vu le monde », Le Roux, Dictionnaire comique, 1718), mais les souvenirs de la comédie de Molière semblent très précis dans l’article de Diderot, même si les réminiscences y restent allusives. Signaler, au début du second paragraphe, que « L’ingénuité avoue, révele, manque au secret, à la prudence », n’est-ce pas faire écho à la première occurrence du terme dans la comédie de Molière, dans l’aparté d’Arnolphe se félicitant de l’aveu sincère qu’Agnès vient de lui faire de la présence continue d’Horace durant son absence : « Cet aveu qu’elle fait avec sincérité, / Me marque pour le moins son ingénuité » ? En vertu de son inquiétante franchise, l’aveu d’Agnès permettait à Arnolphe de déceler avec soulagement le signe de l’heureuse ignorance du mal qu’il avait si obstinément voulu préserver chez son élève. Quant à l’analyse que Diderot propose, dans le premier paragraphe, du charme proprement irrésistible et désarmant de l’ingénuité, elle semble prolonger l’émerveillement d’Horace s’extasiant, devant Arnolphe, de la lettre reçue d’Agnès (iii, sc. 4, v. 941-945) :
Tout ce que son cœur sent, sa main a su l’y mettre :
Mais en termes touchants, et tout pleins de bonté,
De tendresse innocente et d’ingénuité,
De la manière enfin que la pure nature
Exprime de l’amour la première blessure.
Le charme ensorcelant de l’écriture d’Agnès vient bien, aux yeux d’Horace, de ce que « la pure nature » s’y exprime en toute transparence, sans s’embarrasser d’aucune bienséance, sans la moindre trace d’artifice. Telle est bien aussi exactement la source dont procèdent les charmes enchanteurs de Silvia aux yeux du Prince dans La Double Inconstance de Marivaux (III, sc. 1) :
Non, je le dis encore, il n’y a que l’amour de Silvia qui soit véritablement de l’amour ; les autres femmes qui aiment ont l’esprit cultivé, elles ont une certaine éducation, un certain usage, et tout cela chez elles falsifie la nature ; ici c’est le cœur tout pur qui me parle, comme ses sentiments viennent, il les montre, sa naïveté en fait tout l’art, et sa pudeur toute la décence : vous m’avouerez que tout cela est charmant…
Comme Horace avec Agnès, ce qui séduit le Prince est bien avant tout la transparence d’un langage où s’exprime une « pure nature », miraculeusement soustraite à l’influence pernicieuse de la galanterie et des usages de la cour. Aussi l’article INGÉNUITÉ doit-il être resitué dans un vaste mouvement qui, depuis l’Agnès de Molière jusqu’à l’Eugénie sadienne dans La Philosophie dans le boudoir, fait de l’ingénue l’objet d’un émoi proprement érotique. En témoigne aussi exemplairement l’exclamation fameuse de Diderot devant la Galathée sculptée par Falconet : « Quelle innocence elle a ! Elle en est à sa première pensée. Son cœur commence à s’émouvoir ; mais il ne tardera pas à lui palpiter » (Diderot, Salon de 1763, Hermann, 1984, p. 249). Ou, plus crûment, la formulation obscène qu’on trouve sous la plume de Sade à propos d’Eugénie : « cette ingénuité me fait horriblement bander » (La Philosophie dans le boudoir, éd. Yvon Belaval, Gallimard, 1976, p. 57).
Dans le second paragraphe, l’énonciateur semble vouloir se déprendre de cette fascination en rappelant la proximité de « l’ingénuité » et de « la bêtise » : « L’ingénuité semble exclure la réflexion ; elle n’est point d’habitude sans un peu de bétise ». Alors que les réflexions peuvent être « naïves », l’ingénuité paraît exclusive de toute réflexivité. Mais à bien les entendre, ces remarques ne sont sans doute pas dénuées d’une discrète ambivalence, qui pourrait faire écho à la formule fameuse de Rousseau dans le second Discours : « l’état de réflexion est un état contre nature, et […] l’homme qui médite est un animal dépravé » (Discours sur l’origine de l’inégalité, éd. J. Starobinski, Paris, Gallimard, 1969, p. 73). N’est-ce pas une nuance de regret ou de secrète mélancolie que l’on peut, en effet, percevoir dans la clausule de l’article : « les passions de l’homme qui pense sont rarement ingénues » ? De manière certes moins provocante que chez Rousseau, c’est bien sans doute une forme de nostalgie de l’ingénuité originelle, fût-elle marquée par une forme de « bêtise », qui se laisse discerner dans le discours du philosophe qui mesure en lui la perte quasi irréversible de toute ingénuité, y compris dans le registre des passions.
Comment ne pas indiquer, enfin, l’éclairage indirect que cet article peut apporter à la lecture de La Religieuse ? Par ses aveux charmants, Suzanne paraît bien se situer, en effet, dans le registre d’une ingénuité ô combien désirable et qui fait frissonner de plaisir la supérieure lesbienne de Sainte-Eutrope : « L’innocente ! Ah ! la chère innocente ! Qu’elle me plaît ! » (éd. Robert Mauzi, Folio, p. 199). Mais ce qui distingue radicalement Suzanne d’Agnès, c’est bien sûr le caractère pour le moins suspect de son ingénuité aussi bien dans le temps du récit que dans celui de la narration (Christophe Martin, « Innocence et séduction. Les aventures de la voix féminine dans La Religieuse de Diderot », Littérature, 2013/3, p. 39-53). En écrivant ses mémoires, Suzanne vise bien à susciter chez son destinataire masculin, le marquis de Croismare, un émoi proche de celui d’Horace. Mais précisément, chez Suzanne, cette ingénuité est un spectacle offert à son destinataire : « Suzanne coquette avec le marquis au moment où elle s’efforce de lui paraître innocente et pure » (Jacques Proust, art. cité, p. 156). Dans le récit de Suzanne, tel que l’a conçu Diderot, les éléments invitant à mettre en doute la parfaite ingénuité de Suzanne et l’authenticité de son innocence sont réunis dans le récit même qu’elle compose. Dès la parution du roman, en 1796, Jean-Marie-Bernard Clément sut analyser avec finesse et perspicacité l’effet ô combien troublant de la narration ingénue dans le récit de la jeune femme : « Le triomphe de la “naïveté” enfantine se trouve dans la longue description des scènes les plus lascives que notre Agnès religieuse retrace à son protecteur avec la plus scrupuleuse exactitude. Nous nous garderons bien d’en rapporter un seul mot : mais figurez-vous ce que c’est qu’une jeune vierge écrit à un homme pour l’intéresser en faveur de son innocence, et qui lui fait les peintures les plus raffinées et les plus graveleuses que puisse inventer une imagination corrompue ; qui s’épuise en détails de toute espèce sur une matière si chatouilleuse qui met à nu sous ses yeux les postures et les emportements de la lubricité ; qui lui présente enfin des tableaux tels qu’une courtisane consommée pourrait en offrir à des libertins blasés, pour réveiller en eux la luxure la plus engourdie » (Journal littéraire : par M. B. Clément, de Dijon, 25 novembre 1796, p. 75-82).