Diderot historien de la philosophie : le moment de l’article *ECLECTISME

 

[Nota Bene des éditeurs : ce texte a été offert par Georges Benrekassa en novembre 2018 à l’ENCCRE. Il a été disponible un temps limité sur le site pour stimuler la réflexion sur la question épineuse du traitement de l’histoire de la philosophie dans l’Encyclopédie. Il fournit aussi l’exemple d’une démarche heuristique féconde visant tout à la fois à situer un article manifeste comme ECLECTISME et à souligner le travail que Diderot opère sur le matériau et la pratique philosophiques mêmes. L’intérêt qu’il a suscité, par l’ampleur et la profondeur de son propos, nous a incités à le rendre disponible tel qu’il a été diffusé initialement, en manière d’hommage à Marie Leca-Tsiomis, qui en fut une lectrice enthousiaste et qui en a suivi l’élaboration. Il entre en consonance avec l’article publié en 2018 dans RDE sous le titre « La religion de Diderot ». Nous remercions Georges Benrekassa d’autoriser cette nouvelle publication.]

Diderot critique de la religion et historien de la philosophie : une entreprise unique

Diderot historien de la philosophie, cela a longtemps pu sembler à beaucoup un aspect secondaire de son identité de « philosophe ». Il y aurait désormais essentiellement légitimé un Diderot philosophe athée et matérialiste, consacré dans son devenir et son originalité. On sait bien que privilégier cela engage bien davantage : si on a reconnu la puissance et la portée de son questionnement très au-delà des interrogations nées des limites des déismes et des théismes, dignes de l’avènement complexe d’une pensée des sciences de la vie, des Pensées sur l’interprétation de la nature au Rêve de d’Alembert, c’est aussi parce que nous avons de mieux en mieux compris l’importance de formes d’écriture et d’un style de pensée compatibles avec toute idée de la dignité philosophique. A l’opposé, si on veut bien prendre en compte une dimension d’histoire culturelle, le destin du corps des articles « historiques » dont il a pris la charge dans l’entreprise encyclopédique a eu une histoire et gardé un statut moins nettement établi. S’il a « acquis » très vite une portée spécifique – à définir, grâce à une forme d’existence autonome dont il ne paraît pas que Diderot l’ait désapprouvée [1], celle-ci a été très longtemps lié de fait et de droit à l’action d’exécuteur testamentaire de Naigeon, et jugée avant tout conforme à la restitution d’un zèle de philosophe matérialiste et athée. Ce qui a été souvent favorisé par Assézat-Tourneux, qui adoptent volontiers des « leçons » virulentes, enfin « officiellement » restituées : les Ecritures c’est la Bible « vieux recueil de contes absurdes » et Jésus-Christ, c’est « un Juif obscur et fanatique » [2].

Pourquoi pas ? Mais se limiter à cela risque de faire manquer l’intelligence et l’ampleur du travail de Diderot. C’est l’examen de ce qu’a fait dans l’ensemble le fidèle exécuteur testamentaire qui donne une première idée. Mais autant que ce qui se retrouvera comme aggiornamento dans « Naigeon 98 », on doit considérer la perspective générale de « Naigeon 91 » qui entérine dans un volume de l’Encyclopédie méthodique une existence séparée, seconde, de l’« histoire de la philosophie » : celle-ci vient après les volumes de la partie vraiment et proprement « philosophique », spéculative et didactique, composée et éditée avant 89 [3]. Quel était le sens de cette division, étrangère au travail original, où les « renvois », on le verra ici même, peuvent déborder le cadre de l’histoire de la philosophie, où l’enseignement de la philosophie dans sa dignité est ordonné de façon scolastique ? On est enclin à penser que tout cela a pu avoir une portée dans la première moitié du 19e siècle, et, qu’en tout état de cause, le Diderot, historien de la philosophie et philosophe, trop lié à l’« esprit Naigeon », matérialiste et athée, a disparu sous presque tous ses aspects du champ de la philosophie. On peut se reporter non seulement à ce qu’en disent Cousin ou Damiron, pour lequel Diderot « pensait ailleurs » [4], mais aussi à de Gérando, qui mérite un peu plus de crédit : son historique de la philosophie dans l’Encyclopédie ne mentionne jamais que le nom et les titres de D’Alembert [5].

Pour notre philosophe, tout est-il aujourd’hui en voie de réparation complète ? Pour qui veut non pas seulement rendre justice à « Diderot historien de la philosophie» pour sa besogne d’information et d’analyse, mais comprendre et apprécier plus exactement la façon dont il a compris son rôle et la portée de son travail d’historien, il importe de reprendre la question à partir d’une « position stratégique ». On veut caractériser ainsi le moment d’une appropriation nécessaire, sinon totale, de la fonction, appropriation rapide mais progressive dont on voudrait montrer ici qu’on peut en situer l’aboutissement autour du tome V, en 1755 et plus précisément encore dans l’immense article ECLECTISME. Si nous parlons d’appropriation de l’historien/philosophe, c’est parce que nous pensons qu’il faut revenir sur une affirmation de Jacques Proust, selon lequel pour Diderot comme pour les encyclopédistes en général, l’histoire de la philosophie « est le prétexte et le support d’une critique fondamentale de la religion » [6]. Pour nous, les deux objectifs se confondent en renforçant leur originalité propre : c’est la rupture induite par cette critique (historique et de principe) dont parlait Proust, qui trouve sa valeur et sa portée en nous conduisant au cœur d’une intelligence renouvelée de la modernité philosophique, intelligence dont la nécessité ne pouvait que se faire sentir au cœur même de l’entreprise encyclopédique.

Au départ, comme cela fut immédiatement perceptible, il y eut une manière de répartition du domaine philosophique et de l’histoire de la philosophie, bien que le partage ne puisse être absolu. Il ne faut pas craindre de se dire que le Système figuré des connaissances humaines et le Discours préliminaire, qui feraient à la rigueur de l’histoire des philosophes une forme assez anecdotique de l’histoire littéraire[7], quelle que soit la perspective encyclopédique proclamée sur l’« histoire de l’esprit humain ». Mais une ambition parallèle se dessinait, dont les limites ne sont pas facilement définissables. L’équipe d’abbés cultivés et opérationnels dans le domaine philosophique – Yvon, Pestré, de Prades – pouvait être pertinente. CARTÉSIANISME, l’article d’« histoire » confié à Pestré qui suivit une source indiscutable, fut complété par une intervention limitée mais importante de D’Alembert lui-même [8]. On sait qu’au bout du compte, à partir au tome VIII (1765), on peut considérer qu’il y aura prise en charge ou répartition de deux aspects « historiques » de l’Encyclopédie, entre Diderot et d’Holbach [9] : histoire de la philosophie et histoire des religions. G.L Goggi en a montré le sens, la portée et les points d’appui depuis longtemps repérés et à longue portée, si on en juge d’après les confrontations animées du Grandval rapportées à Sophie en 1760 [10]. Ce qu’on subodore, c’est une manière de conciliation, sinon de coordination entre des formes de lutte « philosophique » contre les religions. Dénonciation et dépassement des illusions et des égarements superstitieux, et renouveau d’élucidation de l’Origine des fables, parfois « évhémérisme » moderne [11] : cela se retrouvera, tout au long du Dictionnaire, dans toutes les analyses de la « Fable », du « fanatisme » d’une « antiquité dévoilée » et du « despotisme oriental » pour reprendre les thèmes de Nicolas Boulanger [12]. Pouvoir des souverains, puissance effective des prêtres, nuisance indestructible des religions, possibilité incertaine d’un optimisme anthropologique : tout ce qui affleure ou émerge du « savoir » dans l’Encyclopédie est ouvertement débattu au Grandval, et a demandé une information spécifique. Goggi en confirme clairement une source, anglaise, déjà repérée par John Lough, une Universal History dont la partie moderne a été publiée en 1759, et qui sera largement utilisée pour les premiers livres de l’Histoire des deux Indes

On est donc porté à penser que l’histoire des « sources » et l’identification des rôles pourraient par elles-mêmes nous conduire à envisager réellement, et pas seulement après coup, histoire polémique des religions et histoire de la philosophie comme une entreprise vraiment commune. C’est ce que, ici, l’histoire d’ ECLECTISME, et son rapport propre à son origine tout autant que sa source peut nous conduire à confirmer. Il importe donc pour cela de poursuivre le travail de Jacques Proust et de rattacher ECLECTISME à nouveaux frais et plus problématiquement à la lecture et l’utilisation de l’auguste Brucker et à la portée d’une terminologie de sa vision d’ensemble totalement inédites en France. Diderot pouvait connaître dès 1748 l’existence de cette somme de savoirs, d’érudition critique, et de sérieux philosophique, l’Historia critica philosophiae, achevée en 1746 et répandue et célébrée dans toute l’Europe, dont l’auteur prélat protestant enseignant à Augsbourg préside la section philosophique de l’Académie de Berlin [13]. Les périodiques savants en font état et s’y référent, Diderot l’a emprunté dès l’été 1750 à la Bibliothèque du Roi. Brucker sera connu et utilisé d’entrée de jeu par les abbés collaborateurs de Diderot – essentiellement Yvon. Ce qui nous surprend ici d’abord, c’est que si « Eclectique » est reconnu dans le langage et la pensée de la médecine [14], ECLECTISME introduit sous le patronage de Brucker, est bien, en français, un néologisme de Diderot, repris et employé dans des conditions et une perspective dont il faut encore davantage souligner l’importance. On peut se référer à Boureau-Deslandes et à son Histoire de la philosophie dans l’édition de 1733 [15], on peut consulter la tradition consacrée de Diogène-Laërce, celle de Gilles Boileau [16], qui lorsqu’il évoque les débuts de l’Eclectisme en tant qu’« Ecole » ne peut qu’avoir recours à une lourde périphrase pour la désigner. Jacques Proust a fait remarquer que c’est le « travail » d’Yvon, aigrement rabroué, et de son utilisation de Brucker mêlé à Deslandes, qui va provoquer une sorte de rupture, ou au moins de réaction significative, ouverte, qui annonce l’importance conférée ou rendue à Brucker. Dans les « errata » du tome II (page IV) de l’Encyclopédie on trouve ceci :

A la fin d’ARISTOTELISME ajoutez : L’auteur a cru pouvoir semer ici quelques morceaux de l’ouvrage de M. Deslandes, qui font environ la dixième partie de ce long article ; le reste est un extrait substantiel & raisonné de l’histoire Latine de la philosophie de Brucker ; ouvrage moderne, estimé des étrangers, peu connu en France, & dont on a fait beaucoup d’usage pour la partie philosophique de l’Encyclopédie, comme dans l’article ARABES & dans un très-grand nombre d’autres.

Laissons Yvon, dont Diderot refera complètement le travail dans PÉRIPATÉCIENNE Philosophie. Autre chose est en jeu, en amont même d’ECLECTISME. Si on se reporte aux interventions antérieures de Diderot citant ouvertement Brucker, on ne peut que remarquer l’amorce d’un dialogue philosophique de principe avec le savant d’Augsbourg, qui nous montre déjà qu’il est un informateur. Le plus important est dans ANTÉDILUVIENNE [17], parce qu’il concerne précisément l’historicité de la philosophie. Diderot s’interroge sur ses origines, et, à nos yeux, prend aussi bien, à partie les théologiens que les fidèles de Malebranche soutenant et maintenant l’image d’une humanité « complète » d’emblée, Adam surgissant tout armé des possibilités de l’esprit humain dans toute leur étendue. Il apostrophe alors de façon assez véhémente Brucker pour sa manière d’écarter plus ou moins élégamment le problème en se contentant de reprendre l’adage platonicien d’usage : la philosophie est vieille comme le monde, parce qu’Iris est fille de Thaumas [18]. Diderot s’insurge : l’admiration – ou l’étonnement – ne sont pas nés avec le monde, c’est faire fi, dit-il des expériences, des réflexions, et des épreuves, et des conquêtes, même très matérielles, nécessaires pour avoir le loisir de philosopher. Le génie philosophique a partie liée avec les lenteurs de notre destin, nos épreuves, nos échecs, notre expérience. A l’appui de quoi, Diderot cite (avec référence paginée à son ouvrage !) un assez long passage de son adaptation-traduction de Shaftesbury qui se conclut ainsi: le génie philosophique « a dû se faire attendre longtemps et a pu mourir sans avoir accrédité ses opinions ». Il y a donc un parti initial de prendre en compte une historicité propre de la philosophie sur de nouvelles bases, et elle n’est pas définie par avance.

On sait de reste que le Système figuré des connaissances humaines et le Discours préliminaire, qui à la rigueur pourraient risquer de faire de l’histoire des philosophes une forme assez anecdotique de l’histoire littéraire, ne semblent pas ouvrir par eux mêmes de perspectives – alors même qu’on va pouvoir constater la présence et la richesse d’une réflexion latente ou patente sur l’intelligence et l’usage de l’histoire dans le massif encyclopédique [19]. Tout se passe comme si on se trouvait dans un entre-deux, propice au surgissement d’interrogations inédites. Il est possible de montrer, comme l’a fait Lucien Braun [20], en suivant le droit fil des ouvrages se réclamant explicitement d’une histoire de la philosophie, en quoi un esprit libre comme Boureau Deslandes, trop vite mis à l’écart, s’est délivré assez heureusement de tout cela en replaçant l’œuvre des philosophes dans ce qu’il savait de l’histoire de leur temps, du milieu ou des mœurs où elle fut conçue ; mais cela ne concerne pas vraiment notre propos, car les vues théoriques lui importent peu. L’important est de constater, sans scandale, que l’adhésion à la vision de l’histoire imposée par l’historia sacra et la culture cartésienne selon la Recherche de la vérité ne furent pas des obstacles rédhibitoires à des conquêtes majeures de la connaissance… Il y a bien évidemment une espèce d’emboîtement inéluctable, qui ferait de l’histoire de la philosophie dans l’Encyclopédie une partie prenante majeure de l’Histoire de l’esprit humain censée trouver un point d’aboutissement dans les époques du Tableau historique de Condorcet, et des étapes incontestables depuis l’approche de la modernité selon Fontenelle [21]. Mais comment apprécier vraiment les moyens qui finiront par permettre la vision – ou l’illusion – fondatrice, de Pascal : « Toute la suite des hommes, pendant le cours de tous les siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement.» [22] Les implications de la question que pose Condorcet semble bien nous placer dans une autre perspective : « L’homme est la seule créature qui soit susceptible d’éducation » [23]. Nul n’ignore que le tableau général des progrès de l’esprit humain, accompagné en basse continue d’une surabondante critique de ses erreurs et de ses défaillances, de Bayle à Voltaire, a formé un diptyque reconnu et abondamment dramatisé. Il s’agit en fait d’aller au delà et de se donner les moyens d’entreprendre une réévaluation et une redéfinition possible d’un itinéraire d’affranchissement et de développement droit de l’esprit. Le but n’est pas nouveau, il semble proche de cette vocation de reprise indéfinie de l’entreprise philosophique que nous ne pourrons que pointer d’entrée. Mais ce qui commande l’itinéraire, ce sera la dissipation de l’erreur et la coïncidence advenue dans la suite des temps entre l’institution de l’individu et l’éducation de l’humanité. On se trouve encore à un croisement, ou à un carrefour complexe, dont la prise en considération nous oblige à situer dès le départ l’entreprise encyclopédique par rapport au dessein consacré d’un concours large à une histoire de l’esprit humain, développée entre Fontenelle et Condorcet, et finalement salutairement tributaire de la conviction majeure des Lumières. On sait qu’il faut pourtant prendre garde au retentissement prolongé et paradoxal de ce qui fut quelquefois une forme d’oukase théologique contre toute histoire de la philosophie, idéologiquement compatible avec la forme la plus avancée de l’héritage cartésien, dont le rôle dans les Lumières est justement célébré: le père Thomassin et Malebranche, La méthode d’enseigner chrétiennement et solidement la philosophie par rapport à la religion chrétienne et aux Ecritures (1685), qui prolonge et illustre une théologie positive toujours imprégnée de « figurisme », et l’Entretien d’un philosophe chrétien et d’un philosophe chinois sur l’existence et la nature de Dieu (1708), peuvent se conjoindre, s’agissant de rejeter une généalogie aventureuse de la philosophie : d’un côté il n’y a que l’actualisation perpétuellement renouvelée de la Révélation, de l’autre une seule vérité et un seul vrai évènement de l’histoire – la Rédemption – et la certitude que la divinité a créé l’homme avec la plénitude de ses facultés et possibilités. En elles- mêmes, ces convictions peuvent paraître extrêmes, mais il n’est pas permis de négliger l’étendue réelle de leur influence, y compris leur concours un peu étrange lorsqu’il s’agit de délaisser en quelque sorte la « suite » des temps selon l’historia sacra.

C’est ce que l’histoire critique de la philosophie dans ses rapports avec le christianisme semble pouvoir contribuer à remettre sur le chantier de façon radicale, à un moment du présent où se perçoit à travers une appréciation renouvelée et approfondie du rôle et de la nature du rapport à Brucker, un enjeu finalement révélé par les épisodes et les formes d’une confrontation solidairement culturelle, religieuse, politique et philosophique entre l’héritage néo-platonicien des philosophies de notre antiquité classique et la conquête d’une position dominante dans tous ces domaines d’un Christianisme conforté par une prise en compte spécifique de cet héritage. L’enjeu sera plus que jamais une avancée décisive dans l’affrontement avec nos religions qui se disent révélées, liée essentiellement au dégagement et à la clarification d’une modernité philosophique – celle de l’Encyclopédie elle-même.

C’est ECLECTISME – disons même, plus solennellement, le « concept d’éclectisme » tel que Brucker le lui transmet – qui va permettre à Diderot de trouver un cadre et une direction de départ pour répondre au problème d’historicité. Le plan d’ensemble du monument de Brucker, comme les justifications qu’il en donne, montrent que le concept d’Eclectisme le structure dans son ensemble et le domine dans sa quasi-totalité, et qu’il nous propose de tenir les deux bouts d’une chaîne qui unissent dans une même inspiration l’Eclectisme antique et l’Eclectisme moderne comme participant au premier chef de la nature même de l’activité philosophique. Il faut, dans une certaine mesure, lire ensemble ce qui dans le tome II où se trouve l’histoire de la philosophie éclectique – c’est la seule référence habituellement donnée – ce qui la définit et introduit à son étude et ce qui dans le tome IV (2e volume) introduit l’Eclectisme moderne – qui parcourt l’essentiel du renouveau philosophique qui de Bacon à Leibniz couvre à ses yeux l’essentiel de la philosophie des temps nouveaux, et s’inscrit dans une mutation décisive de l’histoire intellectuelle. Cette direction domine tout le développement de la philosophie, et la direction générale est très précisément définie dès la présentation de l’éclectisme des IIIe et IVe siècles.

La secte éclectique dont nous narrons l’histoire, a été engendrée par la secte platonicienne ; mais ce nom de secte est monstrueux ; la manière éclectique est en fait la manière même de philosopher, commune à toute enseignement qui veut édifier un système au plus près de sa recherche de la vérité et du cours de ses méditations ; et il est évident que l’on ne peut ramener la philosophie éclectique à un seul corps de doctrine, et que sa manière de philosopher est la plus ancienne qui soit. [24]

Cette manière ne cessera d’être mise en valeur et précisée, jusqu’aux formules de la préface du second volume du tome IV, en annonce de l’Eclectisme moderne : « L’histoire de la philosophie éclectique est donc celle des esprits philosophiques qui rejetant tout zèle sectaire ont repris librement les vérités éparses les plus éclatantes à travers leur recherche personnelle et sur des principes à eux propres (domesticis) » Resterait à expliquer son éclipse, son renouveau, et l’importance de ses vicissitudes ; Brucker ne fait qu’évoquer au départ dans cette perspective ce que pourrait être sa manière de procéder en historien, au-delà des catégorisations apparentes, qui divisent en « sectes » des philosophes qu’unirait finalement l’ambition et la manière éclectique, finalement empirique et rapide : ce que Diderot dans son article, va, on le verra, commencer par affronter de façon critique (il regroupe gassendistes, cartésiens, leibniziens, newtoniens, « viros eclectica ratione philosophantes »).

Mais si cela est important, cela ne doit pas nous faire oublier de restituer les enjeux à un autre niveau. Il s’est trouvé que cette interrogation sur la souveraineté renouvelée de toute entreprise philosophique aurait peut-être été inaboutie si elle n’avait rencontré, en marge de l’Encyclopédie, des questions cruciales de l’histoire des religions et de la critique de la religion – sans qu’un des deux aspects soit second par rapport à l’autre. Ce que nous venons de souligner, s’agissant d’«Antédiluvienne», recoupe aussi bien la crise que provoque l’affaire de la thèse de l’abbé de Prades, malheureux auteur de l’article CERTITUDE, que le réveil d’un autre Diderot que celui des Pensées sur l’interprétation de la nature, qui, polémiquant avec une science théologique certaine avec l’Evêque d’Auxerre, met en œuvre dans la Suite de l’Apologie de l’abbé de Prades, sa virtuosité indéniable dans les affaires de spiritualité. Elles vont rejoindre des questions historiques fondamentales, qui seront au cœur d’« Eclectisme ». Constatons ici que le travail encyclopédique qu’il fournit fait mieux que révéler qu’il ne les ignore pas. BIBLE et Canon, en témoignent, où Diderot se met à l’œuvre sans doute en collaboration avec Mallet, ne font pas seulement état d’un siècle de critique biblique, dans la foulée de Spinoza (comme chez Meslier [25]) et surtout de Richard Simon [26], mais avec l’aide des deux infolio de Dom Calmet qu’il possède, vont très au-delà des stratégies polémiques habituelles [27]. C’est ainsi qu’on voit Diderot se lancer dans la longue « conclusion » qu’il donne aux articles sur la Bible dans un exposé méthodologique et théorique qui prolonge sa réflexion, déjà importante dans la Promenade du sceptique et les Pensées philosophiques. Critique philologique « interne », et critique historique « externe » doivent être à la base de toute discussion « théologique ». Si on veut prendre la mesure de ce qu’a été la critique de la religion chrétienne dans ECLECTISME et son lien primordial avec des problématiques historiques et philosophiques contemporaines et d’avenir, il faut tenir ensemble les fils qui unissent l’œuvre complexe de connaissance et d’analyse, et la recherche d’une spécificité de l’itinéraire du Christianisme, dans son rapport au « philosopher ». Soulignons l’importance qu’il faut attacher à ce qui ne cesse de se manifester, le « mystère » qui est évoqué à la fin de l’article CEREMONIES : celles de la pratique religieuse « ramèneront sans cesse le chrétien à la loi d’un Dieu crucifié. Les représentations sensibles, de quelque nature qu’elles soient, ont une force prodigieuse sur l’imagination du commun des hommes : jamais l’éloquence d’Antoine n’eût fait ce que fit la robe de César ». Cet aspect fondamental, qui touche à un débat approfondi avec une familiarité première avec le Christianisme, il est remarquable qu’il soit ici subordonné, avant d’être repris sous une forme nouvelle, à une manière de se confronter à sa spécificité philosophique et théologique, ce qui nous oblige, si on veut comprendre les enjeux, à nous reporter à un immense débat, d’importance capitale pour les destins du Christianisme – jusqu’à aujourd’hui. Et on ne peut négliger le fait qu’en la matière, l’article encyclopédique a une fonction d’information importante.
Les derniers philosophes majeurs du monde romain et païen, ces « éclectiques » dont Diogène Laërce a pu signaler à peine l’apparition, dans le contexte très général d’une confluence d’un pythagorisme et d’une néo- platonisme, vont rencontrer, affronter, quelquefois adopter le christianisme naissant, et s’imposant, qui est par nature porteur d’un « régime de vérité » incompatible avec la liberté propre au principe d’éclectisme : une vérité dès l’origine et, au moins en perspective, théologiquement, ecclésialement, et assez vite civilement unique, intangible, et, si on peut dire, à vocation consensuelle. On doit évoquer plusieurs ordres de problèmes, peu familiers à bien des lecteurs d’aujourd’hui, qui viennent inévitablement croiser la réflexion de l’encyclopédiste en devoir de se faire historien de la philosophie. D’abord, s’agissant de l’histoire de l’antiquité en elle-même, les destins multiples, dispersés, d’une attitude philosophique « ouverte », mais appelée à se concilier, se différencier, s’opposer, au Christianisme, et même vouée à le défigurer, le cas échéant – et cela dans un esprit d’histoire culturelle, avec les implications morales, sociales, politiques que ces destins entrainent. La salutaire vocation à la fois purificatrice et conciliatrice du pari éclectique serait-elle vouée à se perdre ? On s’accorde aujourd’hui à penser que l’influence des philosophes néoplatoniciens, à travers les écrits de Plotin publiés et interprétés par Porphyre, ennemi des « Galiléens », mais jadis chrétien, redoutable inspiré mélancolique, s’est exercée de tous côtés, mais que finalement elle a trouvé un ordonnateur suprême du côté d’un Augustin néo-platonicien, qui envisage Verbe et Intellect aussi primordiaux et médiateurs que le monde des Idées – ce qui s’accorde avec la vision d’un Dieu ultime, source et point d’origine qui domine le monde sensible [28]. Ce n’est rien de moins que la fabrique et la garantie de la vérité que va imposer cette aventure qui sont en cause. Au départ, on voudra bien qu’il y ait le « régime de vérité » de l’éclectisme, qui libère de tout dogmatisme d’Ecole, laissant des voies ouvertes ; mais à l’arrivée il y a l’entreprise philosophique purificatrice et unificatrice d’Augustin, qui va être généralement reconnue, de la reprise du platonisme à la lumière de Plotin, pourtant maître et inspirateur des derniers grands païens, et de sa philosophie de l’Un. Dieu ultime source, unité du monde intelligible avec celle-ci, et subordination totale du sensible à la puissance de sa volonté : la boucle est fermée. De nos jours, le grand savant – et dominicain – que fut André Festugière, consacra ses travaux à l’étrange spiritualité de l’époque en question, et s’est voulu d’une intransigeance déclarée [29] : on ne saurait confondre l’expérience chrétienne avec on ne sait quelles inspirations philosophiques et pratiques religieuses du paganisme et vouloir faire procéder l’une des autres est inacceptable… Les interrogations sur les communications et parentés entre mystique chrétienne et mystique païenne ne sauraient vraiment valoir, en dernière analyse.

A l’époque de l’article ECLECTISME, entreprendre une histoire de l’Eclectisme dans sa rencontre avec le Christianisme, et décrire les contaminations et conciliations auxquelles on assista, et surtout grâce auxquelles tant de questions furent possibles, est un parti audacieux [30]. Il paraît donc nécessaire de ne pas se satisfaire d’une démarche analytique et descriptive et de passer d’une évaluation d’ensemble à un commentaire qui accompagne son déroulement. Il faut trouver un angle d’attaque qui non seulement en dégage dans leur rapport les axes directeurs, mais subordonne tout à l’étude de la manière dont Diderot en exploite les relations pour ouvrir une perspective et une problématique originales.

Passé et présent de la religion chrétienne : les fondements d’une vraie modernité philosophique

Le lecteur « naïf » d’aujourd’hui, mais aussi bien le lecteur princeps de 1754, auront en effet quelque difficulté à s’expliquer d’emblée l’ordonnance de l’article ECLECTISME. Pourquoi Diderot après un développement princeps définissant ses conceptions et perspectives, partant d’un paragraphe de Brucker intitulé Origo philosophiae eclecticae [31], qui semble annoncer un développement logique et historique, nous donne-t-il successivement un tableau de la philosophie éclectique et une histoire de l’éclectisme, pour rejeter en conclusion un long et sèchement analytique exposé de la philosophie éclectique ? Plus important en vérité est le fait que celui-ci intervient après une première et ample « conclusion » sur l’éclectisme moderne, « héritage authentique » de l’éclectisme antique, « conclusion » qui reprend et prolonge la déclaration de principes initiale, qui ne s’embarrasse pas a priori de l’historique des éclectismes anciens.

On a vite la conviction de se trouver devant une pièce essentielle du permis d’entrée de Diderot dans une sorte de narthex de l’église philosophique, maintes fois invoqués pour caractériser l’«esprit de Diderot». On peut facilement constater que cela s’est renforcé en des temps d’exigence épistémologique consacrée, où pourtant « éclectisme » et « éclectique » relevaient bien souvent de l’insulte, pour des raisons philosophiques et morales impossibles à négliger car elles étaient liées à un refus raisonné d’un certain type de domestication du « progressisme » ou du « méliorisme » des Lumières par des philosophes issus de l’enseignement des Idéologues : on peut facilement se référer à l’appropriation de l’éclectisme par Victor Cousin pour faire très exactement d’un abâtardissement du terme la « philosophie » du « juste milieu » orléaniste, entre compromis mystificateurs et promesses pacificatrices, élargissement modéré et dilution du libre penser [32]… De nos jours, l’article que Paolo Casini consacra à ECLECTISME en 1984 [33], tout entier tourné vers le souci de tenir Diderot dans le droit fil de la révolution conceptuelle créée par la science expérimentale, rattachait fermement l’inspiration et les finalités de l’article aux Pensées sur l’interprétation de la nature, rejetant aux oubliettes de l’histoire l’étude des Eclectistes des 3e et 4e siècles, et ce qu’il considérait peut-être comme leurs ténébreuses logomachies. Plus récemment, si on se reporte du côté d’autres philosophes soucieux d’histoire, par exemple vers l’étude que donne de l’histoire de la philosophie dans l’Encyclopédie, le troisième volume de l’ensemble édité en 1990 par Gregorio Piaia et Giovanni Santinello [34], leur démarche a des résultats comparables : leur souci de situer est beaucoup plus sensible – dans une mise en rapport précise, par exemple, de l’utilisation de l’Historia critica philosophiae de Brucker dès l’origine désignée comme « source », avec le recours à Bayle, inspirateur incontestable de Brucker, surtout du point de vue de l’avenir de la conjonction de leurs criticismes.

Paradoxalement c’est le rapport à Brucker comme primum motum de l’attaque et du développement philosophique personnel de l’article, qui à nos yeux commande que nous allions d’abord le plus loin possible dans le même sens. C’est dans le tome IV au début de l’histoire des Eclectismes modernes qu’on trouve la matrice du texte qui nous place au cœur de la démarche de Diderot. Ce texte d’actualisation fait bien plus qu’amplifier ce qui au tome II l’annonçait dans la définition de l’Eclectisme antique. Il nous importe au premier chef de cerner les points d’ancrage et les « dépassements » de Diderot…

Eclectica philosophia, quid designet ? Quid eclecticae philosophiae nomine tituloque intelligamus, ex dictis satis constat : id vero probe tenendum, ne falsam nobis et ineptameclectici philosophie fingamus imaginem. Nempe ille solus nobis eclecticus philosophus est, qui procul ire jusso omni auctoritatis, venerationis, antiquitatis, sectae, similiumque praejudicio ad unam rationis connatae regulam respîcitesque rerum, quas considerandas sibi statuit, natura, indole, proprietatibus essentialibus clara et evidentia principia haurit, ex quibus justis ratiocinandi legibus usus, conclusiones deinde de problematibus phlosophieis deducit: hac vero norma posita, in legendis aliorum philosophorum meditatonibus ac expendendis examinandisque doctrinarum aedeficiis nihil recipit, quod non rationum severitati et demonstrationis rigori faciat satis. Quo pacto, Tros Rutulusve suat, veritasilli omni alia potior est, nec turpius ac indignius aliquid quam jurare in verba magistri. Non extollemus ambitiose, hujus phiosophandi generis praestantiam, dignitaten et utilitatem nec quo modo circa veritates versetur, quibus mediis utatur, quove tramite incedat, haec enim et a scopo nostro alena sunt et a viris doctis passim tradita, quos consulere oportet eum, qui haec scire pluribus cupierit[35]

Brucker se prépare à enchaîner très vite sur la différence avec le syncrétisme, question que Diderot reprendra encore, mais dans un de ses articles particuliers de l’Encyclopédie. Au départ, Diderot préfère cibler de façon très précise son point de vue, avant d’aborder de son point de vue la question du syncrétisme, reprendre et amplifier la différenciation capitale avec le sectaire, précisée une première fois dans le tome II à propos de l’éclectisme antique des néo-platoniciens [36]. Mais cela nous importe moins que le plus, le mieux visible. Ce qui apparaît d’abord, ce n’est pas la philosophie éclectique, c’est un étrange solitaire : c’est l’Eclectique, qui précède et surplombe l’Eclectisme – passé ici au second plan, dont vont apparaître sous la plume de Diderot les composantes hiérarchisées dans une perspective qui dépasse Brucker. Ce n’est pas un nouveau maître, et il ne s’agit pas seulement de contester le pouvoir de maîtrise, mais de définir un rôle de médiateur dans une tâche d’entrée commune (être moins le précepteur du genre humain que son disciple) – ce rôle faisant surgir une autre partie prenante essentielle dans l’expansion d’une liberté et d’un rapport à la vérité anti-ecclésial – l’énumération des composantes de la servitude volontaire ne laissera pas de doute. On peut, de fait, s’éloigner tout à fait de Brucker… Libre penser, autonomie sont même rendus tout à trac à l’énigmatique opacité du courage philosophique, foi mystérieuse entre des extrêmes qui semblent faits pour s’exclure (enthousiasme, présent d’entrée, ou vanité). Ce qui a quelque rapport avec les incertitudes d’ANTÉDILUVIENNE. Le rejet du « sectaire » antagoniste est à la fois en rapport circonstanciel avec la polémique « antiphilosophique », et avec les termes renversés d’une confrontation traditionnelle consacrée de longue main par Calvin [37]. Mais ici, l’Eclectique est radicalement et salutairement séparé dans un premier temps de toute référence collective, il s’agit d’une approche et d’une éthique de la vérité : le rapport de soi à soi qu’elles impliquent seraient-ils supérieurs en quelque sorte aux vérités conquises ? Impossible de ne pas faire entrer cela en résonance avec la 29e des Pensées philosophiques (« On doit exiger de moi que je cherche la vérité, mais non que je la trouve »), qui concerne ce qu’on dit être les « vérités de la foi », mais l’outrepasse de fait sensiblement. Le libre penser n’a pas de frontières. Cela se situe bien en amont de l’opposition idéologiquement indispensable entre un éclectisme de choix et un éclectisme de conciliation

On le voit bien à travers la manière dont Diderot suit un ordre personnel. Brucker annonce un plan de l’avènement, « logique », de l’éclectisme moderne, mais à un tout autre niveau : il part de la consécration de la critique née des « lettres restituées », aussi bien que du radicalisme d’un Giordano Bruno pour tracer finalement une voie d’ensemble [38], dans laquelle après la reconnaissance des pouvoirs de la mathésis [39], deux voies se sont ouvertes pour l’éclectisme moderne, « analytique » et « synthétique » [40] : soit Leibniz et les siens déduisant l’étude du monde de l’identification et de la connaissance d’universaux, soit des post-cartésiens qui pour connaître le « réel » dans sa singularité, élaborent des hypothèses par le calcul. Ce que Diderot va faire, c’est un tri de principe d’où on peut déduire la véritable appartenance philosophique. En traitant en tout premier lieu du rapport entre éclectiques et sceptiques, dans leur relation première, et en écartant l’hypothèse sceptiques // sectaires stricto sensu et en leur accordant un même « modus philosophandi » qu’aux Eclectiques Diderot les juge susceptibles d’être enrôlés dans la cohorte glorieuse des philosophes authentiques, où on va retrouver comme rassembleurs de « vérités éparses sur la surface de la terre» le meilleur de la philosophie antique, l’étendue de l’expérience n’apparaissant jamais alors comme un médiocre cumul de sagesse, mais une école de remise en question permanente. Ce qui d’entrée, affine la différence avec Brucker que Jacques Proust avait soulignée, un Brucker dont le souci serait de s’accorder avec Bayle pour rallier à une même entreprise les ouvriers savants d’une raison critique, de Démocrite à Leibniz.

Qu’est-ce qui va relier dans un même courant les nouvelles gloires éclectiques, sauf que ce ne sont surtout pas par définition des « autorités » ? Tout se passe comme si, selon l’esprit de l’image dont l’usage est si précieux, du Discours préliminaire à l’article ENCYCLOPÉDIE, on devait quand même naviguer de terre ou de continent émergé en terre ou continent émergé. L’allégeance solennelle à Descartes et au cartésianisme apparaît ici, à la mesure du tome V de l’Encyclopédie, comme un écho de ce que nous avons déjà signalé, le supplément que D’Alembert a donné au grand article CARTÉSIANISME de l’abbé Pestré. On va vers une suite de choix… Cela autoriserait-il aussi mezza voce à faire légitimement une histoire de la philosophie par alphabet ? Considérons déjà que là derrière peut se dessiner un retour inquiétant : est-il si vrai qu’un éclectisme de choix serait pacificateur ? Il est intéressant de voir surgir cette affirmation : les éclectiques sont parmi les philosophes ce que sont les souverains sur la surface de la terre, les seuls qui soient restés dans l’état de nature où tout était à tous. Pour un familier de Hobbes, mais aussi de bien des théories classiques, il va de soi que cet état va de pair avec un Jus omnium contra omnes. La conflictualité serait là, peut-être ad perpetuum, l’intrusion d’un christianisme unificateur le montrera, en même temps que la conciliation entre métaphysiciens et mystiques païens et chrétiens, sera mère de monstruosités… De là, l’apparition de la nécessité proprement politique de commenter l’éloge forcé d’un système autrement conciliateur, et pacifiant au plus bas niveau, confié à des « hommes froids » capables de discipliner les passions adverses – donc des politiques sagement machiavéliens. Ce qui est un choix qu’on retrouvera constamment chez Diderot, s’agissant des « hérésies » – et qu’on verra s’exprimer dès le commentaire des débuts du christianisme. En même temps, c’est là que l’opposition personnelle au syncrétisme se charge complètement son sens, politique autant que philosophique. En 1754, le terme renvoie surtout à la grande entreprise de Leibniz, au début du siècle, de « réconciliation » entre les fois et les Eglises réformées et catholiques, et à son échec devant l’intégrisme de Bossuet…[41]

Il n’est pas scandaleux de se croire autorisé à franchir la partie proprement historique d’ECLECTISME et de rendre compte d’abord de l’horizon, but et limites, de l’historien, pour pouvoir comprendre la solidarité de l’ensemble. Ce qui importe à Diderot, c’est d’esquisser de façon nouvelle, en marge des voies reconnues de l’« histoire de l’Esprit humain » une modernité philosophique, née de la fidélité à une rupture qui eut paradoxalement sa part dans une forme d’asservissement dogmatique.

Resterait toujours la même tâche, initiale, jamais « dépassée » : être un éclectique, construire une philosophie… L’importance de l’apparition des recours métaphoriques (nouvel effort de la nature engourdie, torrent des études régnantes, entrepreneurs se rendant en rase campagne pour construire en utilisant les matériaux de places ruinées, et trouvant dans la nature des nouvelles ressources), montre bien que tout en puisant aux références attendues, Diderot essaie de mobiliser l’imagination sous son aspect le plus bénéfique, pour conduire le récit qu’il esquisse à la conclusion philosophique éclectique qui semble se profiler: l’abandon qui serait nécessaire, mais pourtant difficile, peut- être impossible, de l’intelligence et de l’imitation des plans complets du grand Architecte – ambition dont peuvent hériter les éclectiques systématiques. On dit de l’intelligence et de l’imitation : car les édifices métaphysiques grandioses aussi bien que les constructions d’un déisme ou d’un théisme rationnels – éventuellement exploitées par l’athéisme – sont concernées. C’est tout le cheminement qui doit sans cesse être concerné. La ressource, à taille humaine, n’était pas du côté de gens de lettres patentés et de leur émulation dans la production des discours, source de pâles imitations d’un éclectisme possible. Elle était du côté de manouvriers d’un genre inédit, sinon de tacherons, voués souvent à l’extraction de matériaux nouveaux après découverte et recensement de carrières adéquates. D’où le partage premier: il y aura l’éclectisme expérimental, attribué aux hommes laborieux, il y aura aussi l’éclectisme systématique appartenant aux hommes de génie, sans que partage signifie division et sous réserve que systématique trouve un sens renouvelé [42]. C’est ici que pourra commencer vraiment, dans leur conjonction chimérique, au meilleur sens de ce terme, notre histoire philosophique comme histoire de l’avenir, par la réunion des deux éclectismes qui dans cet appariement même se trouveront élevés ou purifiés, le laborieux dans le classement des données de nature le systématique dans sa capacité d’art combinatoire. L’énumération des obstacles au triomphe de cet idéal dans le monde semble assez attendue : indigence, superstition, favoritisme etc. Le bénéfice qu’on en peut attendre alerte bien davantage le familier de Diderot : une manière de triomphe de la vraie originalité, qui dépasse le cas des individus singuliers, cette originalité quasi leibnizienne qui fait qu’il n’y a pas deux originaux qui se ressemblent ; et on peut espérer voir se dessiner une constellation d’originalités qui nous rapprocherait encore mieux d’un vrai Universel.

Si on veut vraiment rendre compte de la série de grands témoins convoquée par Diderot, cela nous conduira à la fois au plus près de l’appréciation du rapport à Brucker, à la forme la plus actuelle de la modernité philosophique, et au sens actuel du débat historique dont elle est issue. Apparaît là un illustre moderne qui permet à Diderot de figurer en personne comme partie prenante du pathos d’une dramaturgie philosophique [43]. Mais la célébration de Montesquieu, éclectique de génie, éclectique moderne, ce n’est pas un hommage circonstanciel à un très discret « philosophe » en butte aux Jésuites, aux mauvais procédés du Saint Office autant que de ceux des Nouvelles Ecclésiastiques. C’est un temps fondateur d’un rapport à éclipses – mais fidèle à cette contextualisation première : cavalièrement jeté aux orties dix ans plus tard au profit de Lemercier de La Rivière dont Diderot pensa un moment que les rigueurs énoncées sous le signe de l’évidence » allaient le débarrasser du problème politique, Montesquieu reviendra imposer certains de ses partis dans les Observations sur le Nakaz, et surtout un style de rationalité dont l’intelligence est capitale, et qui fait que son approche n’est pas, comme chez Rousseau, de lui reprocher de s’être appliqué à l’étude du « droit positif ». La référence aux deux éclectismes est la quasi garantie qu’il a pensé dans leur coexistence possible les deux définitions de la « loi » du livre I de l’opus majeur [44].

Ce qui est en apparence tout aussi loin de Brucker, c’est la généalogie de systématiques éclectiques qu’il propose en passant (Démocrite, Aristote, Bacon) [45]. A qui examine la reprise et rectification totales de l’article ARISTOTELISME d’Yvon dans PÉRIPATÉCIENNE Philosophie, il n’est pas difficile de constater (surtout s’agissant des disciples et continuateurs) comment « Frère Platon » pousse aussi loin qu’il peut l’image d’une philosophie de l’expérience et de la morale sociale, et le côtoiement possible avec des principes matérialistes. Démocrite s’impose, père fondateur de ceux-ci, dont l’article ELÉATIQUE, (secte) va offrir une étude aussi fournie que possible. Mais comment vient-il ici voisiner avec Bacon, tuteur de l’Encyclopédie ? On en trouve une sorte d’annonce dans un texte capital sur la philosophie dans ses rapports avec la religion chrétienne. Dans la Suite de l’Apologie de l’abbé de Prades, on lit :

Que dirait-il (M.d’Auxerre), lui qui prétend que le philosophe ait sans cesse les yeux attachés sur les récits de Moïse et sur les opinions des Pères, si je lui soutenais avec le même auteur (Bacon) que les pas que Démocrite et les autres antagonistes de la providence faisaient dans l’investigation de la nature étaient et plus rapides et plus fermes par la raison même qu’en bannissant de l’univers toute cause intelligente, et qu’en ne rapportant les phénomènes qu’à des causes mécaniques, leur philosophie n’en pouvait devenir que plus rationnelle ? Philosophia naturalis Democriti, et aliorum quideum et mentem a fabrica rerum amoverunt et structuram universi infinitis naturae praeclusionibus et testamentis(quas uno nomine fatum et fortunam vocabant) attribuerunt ; et rerum particularium causas materiae necessitati, sine intermixione causarum finalium, assignarunt ; nobis videtur, quantum ad causas physicas, solidior fuisse et altios in naturam penetrasse [46]

Le latin du Novum organum emploie des termes dangereux que la « traduction » de Diderot escamote (fatum et fortunam). Le philosophe qui fonde la science expérimentale et redouble l’ambition aristotélicienne par le titre même de son ouvrage, et qui de surcroît est reconnu de toutes parts comme un chrétien exemplaire, est un parfait garant. C’est l’exergue fameux de son ouvrage, tiré de la Bible, qui a fourni à Diderot son développement sur le déploiement moderne de la philosophie éclectique : « Beaucoup voyageront et la science s’accroitra » [47].

A ce point en vérité, Diderot pourrait sembler ici parfaitement d’accord avec Brucker qui ne tarit pas d’éloges s’agissant de Démocrite et a pu très bien permettre de l’associer avec Bacon qui reste pour chacun le fondateur entre tous [48]. On sait que le très conformiste Brucker comme l’a souligné fort bien Jacques Proust, partage avec le sceptique Bayle qu’il révère une position générale optimiste, qui peut aussi bien s’accommoder de la séparation consacrée par la préface du Traité du Vide de Pascal. On est à l’issue d’une étude et d’un débat historiques qui peuvent conduire d’eux-mêmes à la récusation de ce genre de position pacificatrice, ou qui peuvent l’amorcer explicitement. La perspective d’épanouissement de l’esprit éclectique redivivus en témoigne. L’essentiel est que la gloire de l’originalité vraie va rencontrer la fermentation générale des esprits, et c’est là que la question de l’Eclectisme va pouvoir rebondir en d’autres termes, puisqu’il va supposer aussi une conception nouvelle de la raison partagée. De cette conception procède cette descente étonnante où nous entraîne Diderot, des hauteurs de l’histoire de philosophie vers ce qui est au fond une autre épreuve, à la hauteur de l’ordinaire de la tâche encyclopédique, mais aussi de l’ambition d’universalité, tout à coup confrontée à des considérations sociales et politiques qu’elle ne saurait éviter : partage ou communication des savoirs et des compétences, faiblesses et défauts communs à tous les ordres de savoir, apprentissages repris et compris L’ordinaire de la tâche encyclopédique et son extension possible sont ici partie prenante de l’histoire de la philosophie affranchie se faisant.

Croyance, foi, doctrine: conquête de la liberté philosophique, pouvoirs du sujet et religion

Si nous avons différé longuement ce qui est le plus étendu, l’étude et la critique de l’Eclectisme antique, et mis en avant ce que sont les problèmes et la conception d’un éclectisme moderne, et les nœuds de la généalogie philosophique qu’il suppose, c’est que ce choix nous donne seul le moyen de situer exactement ce que Diderot fait en tant qu’historien de la philosophie. Rien ne permet mieux de le comprendre que son choix de repousser, tout à la fin de son article, comme nous l’avons déjà signalé, ce qui, dans un type commun de conception académique devrait occuper une place centrale : Quid, de leur système philosophique proprement dit, Quid, de la nature, de l’origine et de la portée possible des spéculations des éclectiques ? On constate qu’après avoir analysé leurs principes et commenté leurs combats (tableau et histoire), il croit avoir trouvé les moyens de fonder ses choix, à tous les niveaux – la nouvelle légitimité philosophique qui l’intéresse… C’est ainsi qu’il faut comprendre les libertés qu’il prend en « suivant » de façon très libre le plan de l’Historia critica

Dans le tome II de Brucker, l’exposé de l’ancien Eclectisme est traité en plusieurs temps, et ce que Diderot, cette fois, va suivre et « adapter » de très près y est aussi largement séparé et rejeté in fine, à partir du chapitre XLV du livre III, pour finir par donner un épitomé numéroté des éléments fondateurs [49]. L’exposé de l’Encyclopédie suivra le même ordre analytique : de la dialectique à la philosophie morale en passant par la théologie- ce qui chez Brucker, toutefois, entre en concurrence avec des explications sur les dissensions entre les sectes et les raisons de la priorité donnée à tel philosophe dominant. Diderot suit à peu près complètement au départ les paragraphes numérotés, mais dès la Cosmologie, il en coupe un nombre de plus en plus important, sans sacrifier ce qui lui tient à cœur : entre autres, dans le « platonisme » de Plotin édité par Porphyre, et les spéculations de Jamblique tout ce qui prolonge la théologie en théurgie [50]. Une édition critique complète pourrait mesurer point par point la fidélité au latin de Brucker – et celle du latin de l’allemand aux textes grecs originels… Le matériau n’est pas commode, et quelquefois pointe une sorte de désinvolture : voici ce que Diderot pense de Plotin : « Voici ce qu’on peut tirer de plus clair de notre très inintelligible philosophe Plotin ». (Et Brucker n’en propose pas plus : « Ita vero obscurcissimus philosophus »). On laissera de côté pour l’instant de très rares interventions et commentaires philosophiques. Le dernier point (la philosophie morale des éclectiques) est traité de façon très résumée, et la plupart du temps ramené à des préceptes généraux qui tiennent compte des étapes de purification et degrés de perfection propres à la théurgie, finalement en accord avec le légendaire chrétien. Diderot terminera de la façon la plus désinvolte, en conseillant de « feuilleter » Plotin ( !) pour complément d’information…

Cette relative désinvolture mérite d’être soulignée. Elle nous ramène à un axe essentiel de notre propos, et va faire ressortir un élément majeur. Brucker a procédé en fait dans l’ensemble tout autrement, rappelant d’abord toute les altérations du platonisme stricto sensu par toutes sortes de figurations pythagoriciennes, métempsychosistes, dont il va souligner qu’elles n’étaient que des déviations qu’il fallait attribuer à la place de but final d’une philosophie en un sens accordée à l’enthousiasme– ce qu’il ne pouvait que mettre en lumière et qui témoignait du risque d’un éloignement du platonisme premier dans sa pureté. Ce qui n’empêchait pas que sans aucun doute les néo-platoniciens se soient rapprochés de la vertu chrétienne et de l’ascétisme dans leur rigueur…[51] Ce qui nous retient évidemment, c’est de voir ici Brucker résorber dans une adhésion ou le retour conciliant à une adhésion aux formes essentielles du platonisme, contribuant à assurer la continuité qui domine toute sa construction historique, de l’Eclectisme ancien à l‘Eclectisme moderne. C’est pourquoi il va falloir, en confrontant « tableau » et « histoire » en relation avec ce que nous avons dégagé d’entrée par principe : la conception de la nature et de la pratique actuelles d’un éclectisme en philosophie, dégager la signification que Diderot donne à la séparation profonde qu’il introduit de fait entre les deux éclectismes et la portée qu’elle acquiert – en 1755, s’agissant de son cheminement dans le rejet du christianisme et de la tâche qu’il s’assigne en tant qu’historien de la philosophie.

Si on passe à l’essentiel, aux deux degrés auxquels s’attache Diderot, on peut rattacher l’idée d’un développement propédeutique à une imitation de Brucker, qui commence par un long paragraphe d’« Observations générales ». Mais on voit qu’il se distingue de ce qui chez Diderot dominera la distinction du « Tableau » et de l’« Histoire » en ce que celui-ci va nous donner d’abord une forme de « récit » très brève- une sorte de ligne générale des destinées de l’éclectisme sous une forme presque abstraite, sans citer aucun nom de philosophe, jusqu’au dénouement de sa confrontation avec le Christianisme triomphant sous le signe d’un Augustinisme – d’une systématisation doctrinale et dogmatique néo-platonicienne dans lequel le néo-platonisme païen vient se fondre et se confondre. Cela met directement en cause la portée philosophique et la pratique de l’éclectisme dans sa proximité fatale avec le syncrétisme – dont Diderot reprendra l’analyse et le procès dans l’article « Syncrétisme ». C’est une libido dominandi essentielle et une complicité fatale avec un sectarisme d’Ecole condamné à une politique concurrentielle et opportuniste, qui aboutissent à une imitation réciproque, qui fait que l’ambition éclectique fondamentale se corrompt en son contraire…

L’éclairage, ici, est autre, et rejoint solidement le développement initial sur la position de l’Eclectique. Diderot avait d’entrée délivré une accusation majeure : c’est le « régime de vérité » d’une religion révélée à l’universalisme revendiqué qui introduit une discorde irrémédiable. Mais ce que le Tableau avance et que l’Histoire ne cessera de confirmer est peut-être plus grave que ce qui va se concrétiser dans une conversion et une domination impériales et une triple discipline, théologique, ecclésiale et civile. A un premier niveau, une espèce de concurrence et de contamination favorisées par des ambitions de domination spirituelle et sociale. A un second niveau, l’émergence de confrontations philosophico-théologiques, l’application par les chrétiens de justifications théologiques à des principes philosophiques mystérieux, la corruption de la théologie païenne par des formes de systématisation qui imitent et/ou parodient la mystique chrétienne. Diderot insiste d’entrée sur la généalogie supposée des extravagances de la métaphysique moderne, qui ont dès l’origine partie liée avec la corruption de la philosophie, et, qui finalement, à la limite, s’expriment « religieusement » dans le surgissement des deux « théurgies » que leurs manifestations bien connues définissent : l’extase et le miracle. Comment ne pas évoquer quelque chose qui dépasse le Diderot curieux passionné des convulsionnaires, et hanté par la proximité de l’hystérie dont le Rêve de d’Alembert déclinera les manifestations? L’ex-religieux en rupture de ban sait de reste où, en son siècle, la blessure est la plus vive : le caractère monstrueux d’une religion de l’incarnation, qui apparaît, au-delà des affrontements sur la transsubstantiation, comme ultime soutien théologique du « Dieu personnel ». Cela s’exprime souvent sur un mode mineur. Au mieux, on aura les visions séduisantes qui mettent en série Abraham, Orphée, Apollonius et Jésus-Christ. On est sur la voie de l’étonnante série à laquelle aboutira l’article « Théosophes » : « Les hommes qui se croient poursuivis par la Divinité se rassemblent autour de ces espèces d’insensés qui disposent d’eux… Il faut ranger dans cette classe Pindare, Eschyle, Moïse, Jésus-Christ, Mahomet, Shakespeare, Roger Bacon, et Paracelse ». On est très au-delà des seuls Trois Imposteurs… Mais ceci se voit en des temps d’ignorance et de calamités. Il n’y a pas de cours tranquille qui puisse nous conduire des vertus pacifiantes de l’éclectisme premier à son absorption et sa transfiguration par le dogmatisme et le fanatisme qui va l’accompagner. Et la concorde poétique et spirituelle des utilisations de la Parole triomphante ou inspiratrice va s’effacer devant des gestuelles, des rituels, des redoublements d’une violence originelle en forme de malédiction.

C’est à partir de là qu’on peut une première fois l’importance de la forme de dramatisation que va procurer l’histoire de la fin de l’éclectisme antique, dominée par des formes de communication, de contagion, parfois de connivence entre mysticisme païen et mysticisme chrétien. Mais Diderot a aussi besoin de recourir à une perspective qui lui est fournie par l’« historicisation », à un niveau plus général : des renversements du pour au contre, qui semblent renvoyer à quelque point aveugle… On ne peut ici que s’attacher à deux des épisodes qui appartiennent habituellement à la légende libertine des païens vertueux, et qu’il va infléchir de façon assez différente dans une perspective dont il faut savoir apprécier le caractère double.

Pas question d’éviter Julien l’Apostat, cet illustre âme tourmentée, quelquefois curieux symbole d’une raison naturellement modérée, mais formé au départ dans le droit fil des disciples de Jamblique et des mystiques païens. Mais on est très loin de l’espèce de dévotion dont à Berlin l’entourera d’Argens…[52] Son histoire, ici, n’est pas l’essentiel et semble volontairement subordonnée à celle de son maître Maxime d’Ephèse qui occupe plus de place, parce que c’est lui qui a communiqué son enthousiasme à ce très célèbre et très épisodique empereur. D’où un Julien différent de celui dont Diderot, dans la tradition ordinaire avait mis en scène le portrait consacré dans sa 47e pensée philosophique. Maintenant, ce renégat du christianisme, réputé modèle de tolérance et de paix civile peut parfaitement être aussi celui qui ne fait que reproduire, côté païen, les vices et l’exclusivisme moral et philosophique du despotisme chrétien. Ce qui fait qu’on peut faire voir les chrétiens plaider la cause de la tolérance auprès de Julien, en soutenant une dissociation dont Diderot appuie à sa manière le caractère bénéfique : « Abandonnons à elle- même l’œuvre de Dieu : les lois de notre Eglise ne sont pas les lois de l’Empire, ni les lois de l’Empire les lois de notre Eglise. » Tout aussi intéressante est la perspective voisine dans l’aboutissement dramatique de fait de l’abandon de cette règle : le destin d’Hypatie, autre illustre païenne, grande mathématicienne alexandrine, dont la beauté, l’intelligence et le charme réveillent la verve de Diderot. Hypatie, éclectique sage au sens le plus noble de l’adjectif, a socialement passé une sorte de quasi-pacte avec des politiques, ceux qui sont en charge de l’ordre dans un environnement déchiré par des fanatismes dangereux, chrétiens ou juifs… Une suite de hasards et de désordres malheureux font qu’elle devient l’objet de la haine populaire, et qu’une bande de dévots chrétiens, sous la conduite d’un certain Pierre, la massacre atrocement…. Avec une pointe de mauvais esprit, on en conclura que l’éclectisme sagement pratiqué dans l’amour de la science eût pu être aussi une garantie valable, sans les fureurs du mauvais enthousiasme. Revient se dessiner en filigrane le parti obligé de l’Eclectique face aux proliférations adverses des croyances. On ne saurait oublier le travail nécessaire des « esprits froids » et de la politique machiavélienne dont l’intervention comme remède radical aux hérésies et aux fanatismes combattants est familière à Diderot et à tout le siècle.

On n’ose pas dire qu’on ne peut vraiment s’en tirer à si bon compte. Pour que la dramaturgie de la suite des temps témoignant des effets possibles ait valeur de démonstration et d’avertissement, il fallait que déjà, du tableau, émerge un principe directeur qui justifie, explique et à l’occasion corrompt ce qui s’est révélé être aussi au cœur du processus éclectique et auquel Diderot consacre, entre tableau et histoire, un développement dont on a depuis longtemps reconnu l’importance dans le développement de sa pensée et de son esthétique [53]. Comment consacrer le privilège d’un développement particulier sur l’enthousiasme, tout à fait distinct d’une « imitation de Brucker », et qui concerne donc ce qui a été déjà signalé comme détermination princeps de l’éclectique dès le début de notre article, aussi bien qu’on le rencontre au cœur du développement du religieux.

Dans l’exposé même de l’Eclectisme originel, Brucker est d’une grande prudence, s’agissant de l’enthousiasme – et surtout de l’enthousiasme « légué » aux chrétiens par les païens. La mélancolie furieuse de Porphyre pourra être aisément caractérisée comme une quasi-pathologie… Mais s’agissant de Jamblique, néo platonicien gnostique qui voulut concilier philosophie, mystique et rituels théurgiques, il tient à marquer la frontière dans l’exposé même de sa philosophie, au plus proche des sources platoniciennes et à l’écart du « fanatisme » de la philosophie orientale, qu’il pointe ailleurs [54] « Enthusiamus non pendet ab animae facultatibus aut ab intellectu vel corpore, sed est raptus divinus qui organis tanquam mediis utitur »[55] : les ordres sont ici bien distincts, sans contester l’action divine qui emploie le corps pour se manifester pleinement. Dans le récit de Diderot, qui suit de près les descriptions de Brucker, c’est aussi l’interprète princeps du platonisme, l’introducteur de Plotin, Porphyre qui va jouer un rôle de témoin majeur qui ne sera pas circonstanciel et inattendu. La mélancolie et la superstition avaient déjà conféré à l’enseignement oral de Plotin, ivre d’éloquence et de métaphores, ce pouvoir de contagion, ou de rencontre, essentiel à ce dépassement de la discipline philosophique : il incarnait admirablement, « et lorsqu’il parlait, il s’échappait de son regard de son geste, de son action et de toute sa personne, une persuasion dont il était difficile de se défendre, quand on apportait de son côté quelque disposition naturelle à l’enthousiasme ». Dès lors on va voir aux origines du passage au christianismese manifester quelque chose qui dans le tableau était déjà caractérisé comme engageant le religieux, et le dépassant en l’englobant, dans un rappel presque théâtral des puissances de la fiction et des suggestions de la mystique autant que d’une « raison » en liberté, et donc de « la marche désordonnée, et des écarts du génie poétique, de l’enthousiasme, de la métaphysique, et de l’esprit systématique ». La rencontre (physique, dans un échange frénétique) des mélancolies et des égarements de Plotin et de Porphyre va donner un élan à ce qui semble passage à la folie, dans un contexte païen, anti-« galiléen » qui eût dû, croirions nous, protéger… On n’est plus uniquement dans un supposé pathologique. Ce qui importe, c’est que tous les ordres sont en connivence, concourent inséparablement et que le corps est bien plus qu’un moyen subordonné, et qu’en même temps se manifestent des correspondances et des possibilités de renversement, qui peuvent avoir valeur de sidération ou de révélation.

Il y a longtemps qu’on a voulu souligner ce qu’inspire une solidarité directe avec le Discours de la poésie dramatique, le personnage de Dorval des Entretiens sur le fils naturel (1757), l’intérêt pour les convulsionnaires, jusqu’aux évocations de l’empire du diaphragme etc. On se trouve ici déjà presque au croisement d’un « élément de physiologie », d’une pensée de l’imaginaire et surtout d’une esthétique de l’expression. La situation de ce surgissement dans l’histoire culturelle et politique moderne, le rapport à la critique de l’enthousiasme mystique chez Shaftesbury, explicite dans les Pensées philosophiques ne peuvent pas ne pas être évoqués [56], mais pour bien faire apparaître que le rapprochement avec les fanatiques puritains enthousiastes du 17e siècle, déjà appelés convulsionnaires, ne doit pas tromper. La perspective est d’entrée plus large et nous lance délibérément vers des ambiguïtés redoutables, qui recèlent les clefs de l’interprétation générale loin du simple rappel de la force décisive de la puissance passionnelle, cet élan qui inspire « des actions d’un héroïsme bizarre, qui marquent en même temps la grandeur, la force et le désordre de l’âme » est secondé par une puissance visionnaire, dont il nous faut rendre compte et qui nous ramène au plus près des aspirations et des illusions de la théurgie : « Ce ne sont que nos idées que nous voyons, cependant nos mains touchent des corps ».

Assurément Diderot ne peut sincèrement que prescrire un remède et une limite : il faut que l’enthousiasme « n’entraîne que quand les esprits ont été préparés et soumis par la force de la raison ». On se croirait proche de la rhétorique voltairienne [57], mais la modération et le souhait de Diderot relèvent d’un autre registre. « Il faut un très grand sens pour balancer l’enthousiasme… L’enthousiasme n’entraîne que quand les esprits ont été préparés et soumis par la force de la raison ». La question de son extension – et de sa perversion naturelle, reste tout de suite entière, et ouverte. On le constate en rencontrant le premier renvoi explicite dans le fil du tome V, dans l’article esthétique éponyme signé B, lorsqu’on rencontre à la fin une remarque et un renvoi qui ne peuvent appartenir qu’à Diderot relisant les épreuves : « Voilà l’examen philosophique de l’enthousiasme; voyez à l’article Eclectisme, surtout à la page 276, un abrégé historique de quelques-uns de ses effets » La référence paginée renvoie au portrait de l’enthousiaste païen Porphyre, dans la partie « Histoire de l’Eclectisme » [58]. Nous sommes au plus près d’un renversement de perspectives, d’une forme de paradoxe qui nous fait aller au-delà de la critique du christianisme dans ses origines et relance à d’autres frais la question d’une histoire de la philosophie.

Rien ne peut être plus propre à nous rendre perplexes que l’évocation comparée des pouvoirs du savoir et des forces de l’enthousiasme. S’agissant de Maxime d’Ephèse, puissant relais entre Jamblique et Julien, voici le bref portrait d’une force irrécusable et admirable du corps et de l’esprit : « Maxime mettait tant de force dans ses pensées, tant d’énergie, dans son expression, tant de noblesse et de grandeur dans ses images, je ne sais quoi de si frappant et de si sublime dans sa déraison, qu’il ôtait à ses auditeurs la liberté de le contredire : c’était Apollon sur son trépied, qui maîtrisait les âmes et commandait aux esprits. Il était savant ; des connaissances profondes et variées fournissaient un aliment inépuisable à son enthousiasme. » Si on essaie de trouver un répondant dans les garanties et l’efficacité des pures puissance de l’esprit, on est pris d’un doute, si on se tourne vers Jamblique, maître de Maxime, certes occupé à pénétrer les « mystères égyptiens », mais auteur d’un traité des sciences mathématiques, et de commentaires sur les institutions arithmétiques de Nicomaque. « Parmi ces ouvrages, il y en a plusieurs où l’on aurait peine à reconnaître un prétendu faiseur de miracles ; mais qui reconnaitrait Newton dans un commentaire de l’Apocalypse ? Et qui croirait que cet homme qui a assemblé tout Londres dans une Eglise pour être témoin des résurrections qu’il promet sérieusement d’opérer est le géomètre Fatio ? » Il n’y a pas de vertu cathartique garantie du savoir contre le délires de la croyance, alors que la foi peut paraître s’alimenter victorieusement à ses sources à travers des prestiges de l’apparence…Ce qui est aussi en cause, c’est le sujet dans son énigmatique « totalité », si on la peut concevoir. Jacques Proust[59] et bien d’autres à sa suite ont bien vu comment peut même se dessiner un rapport qui s’étendra à toutes les audaces de Diderot dans son exploration des modalités du rêver-penser si sensibles dans les fluctuations des échanges comme en témoigne la célèbre songerie de la lettre à Sophie du 20-10-1760. Il y a ce à quoi expose notre unité enracinée qui se traduit dans les ambivalences de l’enthousiasme. Il y a la conception d’un mind propre aux empiristes, en particulier selon Hume, destiné à affronter continuités, contiguïtés, rapports inconnus. On doit envisager le spectre dans toute son étendue…Le délire rationnel peut devenir aussi, comme la foi en des mystères et la possession par l’extase, la chose la mieux partagée, et faire dériver l’esprit, vers une combinaison de théologie et de formes de sublime qui vont par un retournement inévitable entraîner à l’irrationnel extrême : la consécration et la pratique des deux théurgies que nous venons d’évoquer, recherche d’un contact avec les divinités non par l’intellect, mais par les corps et la matière. D’où cette « spiritualité » qui, selon Diderot, ne peut que renvoyer « aux diseuses de bonne aventure, aux saltimbanques et aux prestidigitateurs », ce qui ne le conduit pas principalement vers les voies communes à la théologie naturelle et au déisme, propres à nous guider vers la « religion dans les limites de la simple raison ».

Mais est-il tout à fait honnête de s’arrêter à ce point ? Le Diderot historien de la philosophie laisse si volontiers apparaître les doutes qui peuvent lui venir sur la légitimité dernière de l’entreprise dont il se charge, que ce serait le trahir en esprit. S’il s‘éloigne de l’esprit concordataire de Brucker rassemblant une vaste troupe de fidèles d’un rationalisme bien tempéré à partir d’un éclectisme néo-platonicien pour lequel « tout ce que les hommes ont produit de bon nous appartient », philosophie qui dépasse l’ordinaire de la conciliation, sagesse paisible et secrète du « bon universalisme » opposé à un christianisme qui lie le sien au respect de la totalité de ses dogmes, c’est que ce qui se présente c’est une sorte d’interrogation et même d’incertitude sur les conditions et le sens d’une démarche d’historien de la philosophie, qui nous sépare de la « logique » – continuité et corrections – d’un continuisme qui ne nous change pas complètement de la perpétuité chère aux Eglises. S’agissant du programme encyclopédique d’« histoire de la philosophie », celle-ci ne saurait être une vaine tentative de correction des erreurs passées, ou de l’enfermement dans des tératologies, ou l’inventaire de minuties. Diderot peut rêver à ce qu’on ne saurait avoir : « un livre magique qu’on pût toujours consulter, et où toutes les pensées des hommes au moment où elles existent dans l’entendement ». Pourquoi l’enthousiasme ne nous aiderait pas, seul capable de « nous faire apercevoir entre des êtres éloignés des rapports que personne n’y a jamais vus ni supposés » ? Il est vrai que cela appartient plutôt aux théosophes… Mais comment ne pas admettre à propos de la pratique purificatrice de la contemplation chez ces mystiques originels, que«le quiétisme est bien ancien » ? Et dans la description d’une possible harmonie de l’âme et corps, « on retrouve des vestiges du leibnizianisme »…Quand Martial Gueroult a de nos jours voulu théoriser les limites de l’entreprise « histoire la philosophie », il a mis en avant la nécessité de pratiquer une « dianoématique » : le respect de l’originalité absolue de l’architectonique des systèmes [60] ; ce qui n’exclut pas, surtout pour Diderot, des « parentés » intrigantes dont la nature est laissée dans la pénombre.

***

Il y a certes, une continuité évidente des articles d’histoire de la philosophie qu’on peut attribuer à Diderot, du rappel très général de l’analyse historique dans JESUS-CHRIST, aux développements substantiels qui la complètent dans l’article SYNCRÉTISTES, HÉNOTIQUES, ou CONCILIATEURS et à des prolongements explicites dans l’article THÉOSOPHES [61]. Mais l’essentiel n’est pas là… « Eclectisme » et « éclectique » semblent complètement disparaître de la pensée et des discours de Diderot, sauf à prendre en compte une application à Sénèque dans l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron et la vie de Sénèque le philosophe : application judicieuse, puisqu’il s’agit d’éviter de ranger simplement Sénèque dans la catégorie « stoïciens » [62]. Il est facile de dire que cette disparition n’en est pas une : Diderot n’a cessé de se confronter à la facilité ou à la tentation de se ranger sous l’empire d’un régime de vérité unique, mais c’est court. En vérité «Eclectisme» dans l’Encyclopédie n’est pas un simple épisode, c’est un moment, comme le fameux « hiéroglyphe » de la Lettre sur les sourds et les muets en est un, s’agissant des possibilités de signifier : un moment au sens où Jacques Rancière emploie ce terme « un changement des équilibres, et l’instauration d’un autre cours du temps », l’émergence d’une configuration critique à vocation décisive, un carrefour par lequel on ne saurait éviter de passer et où on est sans doute appelé à repasser. Il arrive que des historiens emploient le terme en un sens équivalent ; mais le problème est que ce que recèle le moment éclectique dans l’histoire, c’est aussi la menace ou l’espoir de son renouvellement…

Si on se plie aux impératifs d’une histoire culturelle générale, la recherche de la contextualité externe peut bénéficier grandement des travaux déjà existants, qu’il s’agisse de la thèse de Jacques Proust, et de ce qui au-delà et dans le prolongement, se trouve dans la très longue note complémentaire de l’édition DPV. Tout ce qui concerne les périodiques et les correspondances peut et doit, on peut le supposer, être encore davantage étendu. Au-delà de Chaumeix, et des attaques de la Religion vengée l’importance accordée par Proust dans la note finale de l’édition DPV à l’ouvrage de Malleville, Histoire critique de l’éclectisme ou des nouveaux platoniciens (1766) est un excellent exemple pour qui est porté à penser que les ennemis de Diderot sont ses plus perspicaces critiques, et surtout aptes à repérer les angles d’attaque précis contre les fondamentaux de la foi chrétienne.

Importe davantage à nos yeux le contexte encyclopédique, d’abord largement entendu. On doit pour mesurer la vraie valeur du travail de Diderot évoquer le cas et le rôle de Formey, qui, par position académique, connaît bien Brucker, et qui publie en 1760 une Histoire abrégée de la philosophie, dont la seconde partie s’intitule « De la philosophie éclectique ». Peu importe qu’on n’y trouve pas écho de notre article ou simple référence … Formey critique surtout Boureau Deslandes et sa seconde édition où celui-ci confesse de façon désinvolte qu’il aime et admire les encyclopédistes qu’il a lus tout en préférant rester sur ses propres terres et convictions. Lui, Formey, prétend être fidèle à Brucker ; et cela aboutit, après un exposé historique qui est un démarquage très cursif de l’Historia critica, à un développement en deux parties, s’agissant des modernes et leur philosophie éclectique : il y a ceux qui ont embrassé la philosophie dans sa totalité – ce qui finit par l’éloge de Wolff, et de ceux qui se sont consacrés à quelque partie de la philosophie : soit, selon l’ordre scolaire, métaphysique, logique, morale politique. Cette besogne elle laisse totalement de côté l’interrogation sur laquelle bute Diderot sur l’histoire et l’historicité de la philosophie.

Cet « oubli » nous envoie à un autre niveau de contextualité, le plus important, dans ce tome V, qui touche précisément à ce problème central. On lit dans l’article ERUDITION, de D’Alembert, une mise au point décisive, s’agissant de la conception même de l’histoire de la philosophie :

Il n’y a presque dans notre physique moderne aucuns principes généraux, dont l’énoncé ou du moins le fond ne se trouve chez les anciens ; on n’en sera pas surpris, si on considère qu’en cette matière les hypothèses les plus vraisemblables se présentent assez naturellement à l’esprit, que les combinaisons d’idées générales doivent être bientôt épuisées, & par une espèce de révolution forcée être successivement remplacées les unes par les autres. Voyez Eclectique. C’est peut – être par cette raison, pour le dire en passant, que la philosophie moderne s’est rapprochée sur plusieurs points de ce qu’on a pensé dans le premier âge de la Philosophie, parce qu’il semble que la première impression de la nature est de nous donner des idées justes, que l’on abandonne bientôt par incertitude ou par amour de la nouveauté, & auxquelles enfin on est forcé de revenir…Mais en recommandant aux philosophes même la lecture de leurs prédécesseurs, ne cherchons point, comme l’ont fait quelques savants, à déprimer les modernes sous ce faux prétexte, que la philosophie moderne n’a rien découvert de plus que l’ancienne. Qu’importe à la gloire de Newton, qu’Empédocle ait eu quelques idées vagues & informes du système de la gravitation, quand ces idées ont été dénuées des preuves nécessaires pour les appuyer ? Qu’importe à l’honneur de Copernic, que quelques anciens philosophes aient crû le mouvement de la terre, si les preuves qu’ils en donnaient n’ont pas été suffisantes pour empêcher le plus grand nombre de croire le mouvement du Soleil ?

Doit-on penser que le renvoi, formellement erroné mais visant au fond juste (l’éclectique moderne), est de la main du correcteur d’épreuves, comme pour ENTHOUSIASME ? Diderot d’une certaine façon ne peut qu’entériner la primauté de cette science au présent. Ce qui n’épuise pas le questionnement philosophique et historique, qu’il ne cesse de faire sourdre de sa lecture de Brucker… On ne saurait pourtant finir sans revenir à l’essentiel, l’approfondissement des fondements d’un athéisme proprement anti-chrétien et à ce qui fait sentir son poids dans la critique de l’éclectisme, et à partie liée – un règlement de comptes avec ce qui semble nous rendre solidaires du monde de la « foi », on peut choisir un point de vue qui nous fait saisir que la tâche de Diderot est loin d’être achevée. Reportons nous à l’intervention unique et tardive dans le corpus encyclopédique de Naigeon, son vrai-faux double, futur orchestrateur de l’athéisme militant. Ce que veut suggérer in fine son unique article UNITAIRES, consacré aux mérites des Sociniens, c’est une sorte d’évolution « naturelle » vers l’athéisme. L’esprit inquiet

commence d’abord par s’établir juge de la vérité des dogmes qu’on lui propose à croire, & ne trouvant point dans ces objets de sa foi un degré d’évidence que leur nature ne comporte pas, il se fait protestant; s’apercevant bientôt de l’incohérence des principes qui caractérisent le protestantisme, il cherche dans le socinianisme une solution à ses doutes & à ses difficultés, & il devient socinien: du socinianisme au déisme il n’y a qu’une nuance très – imperceptible, & un pas à faire, il le fait: mais comme le déisme n’est lui même, ainsi que nous l’avons déja dit, qu’une religion inconséquente, il se précipite insensiblement dans le pyrrhonisme, état violent & aussi humiliant pour l’amour propre, qu’incompatible avec la nature de l’esprit humain: enfin il finit par tomber dans l’athéisme, état vraiment cruel, & qui assure à l’homme une malheureuse tranquillité à laquelle on ne peut guère espérer de le voir renoncer

Naigeon ne tente pas d’abord comme cela est à portée et se fera plus tard d’écrire une « histoire monumentale » de l’athéisme. Tout doit se passer pour lui par une suite de glissements dans laquelle l’esprit affirme moins son audace qu’il ne négocie avec sa propre faiblesse… Diderot ne saurait se contenter d’une histoire de l’avènement d’une séparation d’avec la domination théologique et philosophique du christianisme qui se rattacherait à une telle illustration de l’« histoire de l’esprit humain » : ce qui est directement fonction de l’intervention de l’Encyclopédie dans cette histoire.

 

NOTES

[1] En 1768 paraît déjà une Histoire des dogmes et opinions philosophiques… 3 vol. in 8°

[2] Pour des exemples de recension de ces restitutions, voir Jacques Proust, Diderot et l’Encyclopédie, rééd. Paris, Albin Michel, 1995, p. 538-547.

[3] « Naigeon 98 », c’est l’édition des Œuvres en seize volumes ; « Naigeon 91 », c’est le tome II de la part philosophique de l’Encyclopédie méthodique (1791). Les quatre tomes de logique et de métaphysique, dirigés par Lacretelle ont commencé à paraître avant 89.

[4] « Il pensait ailleurs comme il aimait ailleurs… »

[5] Histoire de la philosophie moderne, à partir de la renaissance des lettres jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, 4 vol., 1847 (Tome III, chapitre XX).

[6] J. Proust, op.cit., p. 257.

[7] « L’histoire de l’homme a pour objet, ou ses actions, ou ses connaissances; et elle est par conséquent civile ou littéraire, c’est-à-dire, se partage entre les grandes nations et les grands génies, entre les rois et les gens de lettres, entre les conquérants et les philosophes ».

[8] La source consacrée jusqu’à nos jours est La vie de Monsieur Descartes d’Adrien Baillet, S’agissant de ses « sectateurs », D’Alembert, brièvement, en rappelle les branches opposées, et surtout les renvois qui permettront une approche critique précise.

[9] Herbert Dieckmann avait retrouvé une liste dans le fonds Vandeul. Pour un bilan actuel, voir Alain Sandrier, « L’attribution d’articles de l’Encyclopédie au baron d’Holbach : bilan et perspectives », RDE 45, 2010, p. 55-73.

[10] G.L Goggi, «Diderot d’Holbach et l’Universal History dans la correspondance », RDE 42, 2007, p. 7-44.

[11] L’évhémérisme (du nom d’Evhémère, 3e siècle) est une théorie selon laquelle les dieux seraient des personnages réels, sacralisés après leur mort, leur légende étant embellie jusqu’à devenir une sorte de symbolisme absolu et universel.

[12] Ce type de critique se retrouve souvent chez Brucker, dans l’esprit de Bayle – jusqu’à un certain point. Les œuvres de Nicolas Boulanger ne paraîtront qu’après 1760.

[13] En français, on trouvera un exposé ample et précis sur Brucker et son importance dans l’Histoire de l’histoire de la philosophie de Lucien Braun, Paris, 1973 (Publications de l’Université de Strasbourg) pages 115-137.

[14] Dans le corps même de l’Encyclopédie, l’article « Eclectique » en rend clairement compte.

[15] Il y en aura une seconde, enrichie, en 1755.

[16] C’est l’édition de 1668, usuelle.

[17] Dans une humanité hypothétiquement une.

[18] Platon, Théétète 155d.

[19] L’article « Collège » de d’Alembert en est un témoignage…

[20] Histoire de l’histoire de la philosophie, op.cit., p. 144 et suivantes.

[21] On reprend ici Jean Dagen, Histoire de l’esprit humain dans la pensée française de Fontenelle à Condorcet Paris, Klincksieck 1977.

[22] Préface du Traité du vide.

[23] Introduction du Traité de pédagogie publié post mortem, 1803 (Réflexions sur l’éducation, éd. Philonenko, Paris Vrin, 1993).

[24] «Platonica, quam hucusque enarravimus, secta eclecticam genuit, monstrosi nominis generisque philosophiam, si nomen natius significatione adhibeatur. Secta enim dicatur, quae minui potissimum philosophi rationem philosophari, quodque sibi construxit, systema doctrinarum sequitur ; eclectica vero methodus ea sit, quae ex omnium secta placitur ea sibi elegit quae veritate propria sunt et proprium meditationibus jungi apta, exque iis proprium doctrinae excitat aedificium. ; clarum inde est, sectarum philosophiam adeo repugnare eclecticam ut in unum redigi corpus nequeant. Nec si proprie appelationem accipiamus, eclectico usu est sed antiquissima », tome II (part I, livre I, section IV) p.189-190

[25] Mais les commentateurs des Œuvres complètes de Meslier (3 vol. Anthropos, 1971), en particulier Jean Deprun, sont plus que réservés.

[26] C’est Mallet (d’une prudence conformiste précieuse) auteur de très nombreux articles de théologie qui est la référence. Voir sa nécrologie dans l’avertissement du tome VI.

[27] Pour apprécier le contexte, on peut se reporter à la revue Dix-huitième siècle 2002, « Christianisme et Lumières », et au tome 7 de La Bible de tous les temps, « Le siècle des Lumières et la Bible », Paris Beauchesne 1986, où Bertram Eugene Schwarzbach a donné un article sur « L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert ».

[28] La référence moderne fondamentale reste H.I. Marrou, Saint Augustin et la fin de la culture antique (1938). Plus brièvement, on peut se reporter à Peter Brown, La vie de Saint Augustin, Paris, Le Seuil, 2001.

[29] La Révélation d’Hermès Trismégiste, Paris, Les Belles Lettres, 1944-1954 (4 volumes) (vol.4 : Le dieu inconnu et la gnose).

[30] Les critiques les plus virulentes des gens d’Eglise, au premier rang desquelles celles de Malleville, auteur en 1766, d’une étude sur les néo-platoniciens, sur laquelle nous reviendrons, vont tendre à réfuter catégoriquement ce genre d’approche. Jacques Proust les a citées et commentées dans son annotation DPV.

[31] Brucker, op.cit. t.II p.190.

[32] Le propos est de faire sortir de l’étude des systèmes un système qui soit à l’abri de la critique. Bref, une orthodoxie consensuelle.

[33] Revue internationale de philosophie, 1984. Voir infra note 50.

[34] On peut consulter la version anglaise, en ligne, sous l’intitulé Models of the History of Philosophy.

[35] « Ce que nous entendons sous le nom et la qualification de philosophie éclectique, ce que nous avons écrit suffit pour l’établir. ; mais il ne faut pas moins s’en emparer parfaitement de peur de se forger une image fausse et inadéquate du philosophe éclectique. C’est un fait que pour nous le philosophe éclectique est seulement celui qui, loin de se soumettre à tout préjugé d’autorité, de respect, de secte ou autre ne prend en considération que la discipline de la raison innée, et, en fonction de la nature, du caractère, et des propriétés essentielles des choses qu’il se propose d’examiner, épuise les principes clairs et évidents, dont il tire des conclusions s’agissant des problèmes philosophiques, selon les justes lois du raisonnement. Une fois cette discipline instituée, il n’accepte rien qui ne satisfasse à l’exigence des raisons et à la rigueur de la démonstration dans sa lecture des autres philosophes et dans l’examen et l’appréciation des constructions doctrinales. cela admis, qu’il soit troyen ou rutule, pour celui-ci la vérité est préférable à tout et rien n’est plus déshonorant et honteux que de s’en remettre à la parole d’un maître. Ce n’est pas par complaisance que nous vantons la supériorité le mérite et l’utilité de cette manière de philosopher, car tout cela n’appartient pas à notre seule perspicacité et a été confirmé d’abondance par des doctes… »

[36] Tome II, p.189: Secta enim dicatur, quae minui potissimum philosophi rationem philosophari, quodque sibi construxit, systema doctrinarum sequitur ; eclectica vero methodus ea sit, quae ex omnium secta placitur ea sibi elegit quae veritate propria sunt et proprium meditationibus jungi apta, exque iis proprium doctrinae excitat aedificium.

[37] La polémique anti-sectaire de Calvin est dirigée contre les libertins., p.189.

[38] Voir l’article de l’Encyclopédie qui sera considérablement « enrichi » par Naigeon (1791).

[39] Soit « la possibilité d’établir entre les choses même non mesurables un ordre rationnel » (M. Foucault).

[40] Voir Brucker t. IV(2), p.11.

[41] C’est le sens usuel du terme, réservé aux dictionnaires de théologie.

[42] C’est ici que l’article de P. Casini est très précieux. Voir les Pensées sur l’interprétation de la nature XXI, XXII, XXIII.

[43] On a pu mettre en doute la présence effective d Diderot aux obsèques (qui permet de dater l’article) ; mais qu’il n’y ait été présent que de cœur et d’imagination, cela revient chez lui au même.

[44] Dans le livre I de l’Esprit des lois, aux chapitres I (la loi rapport nécessaire) et III (la loi raison humaine).

[45] La relance de la réflexion par ce choix restreint de références nous paraît aller dans le sens d’un empirisme rationaliste.

[46] Œuvres complètes CFL (LEW), t.II, p. 637.

[47] « Plurimi pertransibunt, et augebitur scientia » (Daniel, 12, 4).

[48] L’unanimité est de rigueur envers le dédicataire de la Critique de la Raison pure…

[49] Voir Brucker op.cit. t. II de la page 357 à la page 462 (DPV 85-111).

[50] La théurgie, c’est l’union mystique et physique avec la divinité par des pratiques rituelles…

[51] TII 462 Quae omnia, ut passim in Platonicorum scriptis fuse traduntur, ita enthusiasmum, quem supra luculenter deteximus, ultimum hujus philosophiae finem fuisse, mire confirmant et cum genuina Platonis doctrinae scopum ostendunt, quam longe ab eo recesserint. Ad quem moralis doctrinae scopum eos praeter innatam hominibus superbissimis ambitionem, laudatam ex merito virtutem christianam, et fortasse etiam ascetarum vitam philosophicam quandam virtutem rigidiorem prae se ferentem stulta aemulatione incendisse dubium non est.

[52] C’est d’Argens qui donnera l’édition du corpus (reconstitué) des œuvres de Julien. Voir J.-M. Moureaux, D’Argens éditeur de Julien, SVEC 267, 1989.

[53] Voir l’article « Enthousiasme », d’Annie Becq dans le Dictionnaire Diderot, Paris, Champion, 1999.

[54] Voir Historia critica, tome III p.195, et tome II, p.445 et suivantes.

[55] C’est le paragraphe LIII de l’exposé des conceptions de Jamblique, dans le tome II – loc. cit.

[56] Voir pensées 39 et 40…La réduction de l’enthousiasme à une pathologie s’installe dès le 17e siècle (Voir Meric Casaubon, Treatise concerning Enthusiasm 1655).

[57] On peut se reporter à l’article « Enthousiasme » du Dictionnaire philosophique

[58] Cette remarque appartient à Mme Leca-Tsiomis, qui a bien voulu nous en faire profiter.

[59] Voir DE op.cit. p.272.

[60] Voir Philosophie de l’histoire de la philosophie Paris Aubier Montaigne, 1979.

[61] Jean Fabre, « Diderot et les Théosophes », Cahiers de l’AIEF n°13, 1961.

[62] Livre I, § 13

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