Grammaire et philosophie. Dans l’Encyclopédie Diderot écrit la philosophie « selon la langue commune »

 

La connoissance de la langue est le fondement de toutes ces grandes espérances ; elles resteront incertaines, si la langue n’est fixée & transmise à la postérité dans toute sa perfection.

*ENCYCLOPÉDIE, (Philosoph.), §31

Dans l’histoire « encyclopédique » de l’Encyclopédie[1], l’article *ENCYCLOPÉDIE, (Philosoph.) rédigé par Diderot nous étonne par la richesse et l’originalité de ses pages. Il est publié en 1755 dans le cinquième volume à un moment où avait succédé à l’époque audacieuse des vastes idéaux, des programmes militants et des aspirations les plus ambitieuses – les années heureuses du « Prospectus » et du « Discours préliminaire » –la période désenchantée des bilans et des doutes, alors que la lutte philosophique était devenue plus âpre, le corps de l’œuvre plus lourd, la nomenclature plus compliquée, le travail éditorial plus complexe, et alors que l’arborescence des connaissances du premier volume apparaissait trop rigide pour la philosophie et l’interprétation de la nature de Diderot, mais aussi trop luxuriante et trop dispersée pour le sobre scepticisme de D’Alembert.

Le cinquième volume de 1755 et le sixième de 1756 expriment ce malaise conceptuel des éditeurs après les années heureuses du début : par un heureux hasard de l’alphabet, la lettre E (!)[2] se trouve au centre de cette crise de la « conscience encyclopédique » qui scande son histoire « encyclopédique ». Les pages de ces deux volumes mesurent en effet la distance par rapport aux années héroïques du début, dont D’Alembert propose un bilan lucide et désenchanté en préface dans l’éloge de Montesquieu composé à l’occasion de la mort du philosophe. Mais cette distance permet aussi aux éditeurs de l’œuvre de juger rétrospectivement l’entreprise dans son ensemble et d’en proposer une révision théorique et une nouvelle architecture dans les articles ELEMENS DES SCIENCES, (Philosophie.) du même D’Alembert et *ENCYCLOPÉDIE(Philosoph.) de Diderot, articles rédigés comme de nouveaux discours préliminaires, avec de nouvelles figures de l’ordre et de nouvelles variations des systèmes d’ordre.

L’article ELEMENS DES SCIENCES, (Philosophie.) est une sorte d’« institution d’encyclopédie », dont le philosophe « géomètre » énonce les conditions de possibilité et donne la norme de composition en en appelant, dans sa recherche presque cartésienne de clarté, à la rigueur des principes et des démonstrations. L’article est rigide dans l’énonciation du programme de réduction de toutes les connaissances à leurs noyaux philosophiques ; il est formel dans sa théorie de la possibilité conceptuelle et de la nécessité rationnelle d’une unification « en tableau » des éléments des sciences.

Au contraire, l’article *ENCYCLOPÉDIE, (Philosoph.) est une véritable « action d’encyclopédie », à la fois une pièce littéraire et un essai théorique, une confession passionnée et une réflexion désenchantée, un témoignage philosophique et un discours programmatique fait en première personne « sur le projet d’un Dictionnaire ». Sous une forme littéraire toute personnelle, narrative et abstraite à la fois, éloignée de la sobre axiomatique de D’Alembert mais ouverte à un dialogue passionné avec le lecteur, Diderot noue et dénoue les fils enchevêtrés de ses réflexions d’auteur et d’éditeur sur l’histoire difficile et contrastée de l’Encyclopédie, comme ceux de ses pensées de philosophe sur la réalisation, les succès, les incertitudes et les échecs de la plus grande entreprise éditoriale, culturelle et politique des Lumières, digne « du siècle philosophe ». Dans cette pièce à la pagination anomale, trace éditoriale d’une publication peut-être hâtive une fois la composition terminée, Diderot prend la parole pour évoquer, avec toute la force de sa volonté, les difficultés objectives de l’entreprise, pour soumettre cette dernière avec modestie à un examen sérieux de ses limites concrètes et de ses perspectives idéales, et pour discuter franchement de ses fondements théoriques, en revendiquant aussi avec courage l’autonomie des gens de lettres et déclarant avec une clarté extrême les raisons philosophiques d’un ouvrage destiné à « changer la façon de penser commune » et à réaliser le bonheur des hommes. Bien plus qu’un article de dictionnaire, Diderot écrit ici le manifeste des Lumières** : l’enquête passionnée sur l’encyclopédie qu’il propose à travers l’analyse historique et conceptuelle des possibilités réelles de l’entreprise devient en effet la théorie du « grand livre » convenable « à la condition humaine ». Ouvrage légitime en vertu des trois actions méthodiques d’unité d’auteur, de parole et de raison que Diderot impose, l’Encyclopédie prescrit la convergence de la vérité et du bonheur. Et, en même temps, avec ses limites, ses défauts, ses incertitudes, ses vides, ses parties obsolètes ou périmées, elle défie « la perfection absolue […] du volume immense » écrit par la volonté de Dieu, un volume qui serait inutile dans sa simple duplication de l’univers et superflu dans son format démesuré, mais surtout insupportable dans son infinitude sans repères.

Ainsi, dans cet article de fondation, Diderot réfléchit-il sur plusieurs « idées » et offre plusieurs matières à penser ensemble : idées sur l’Encyclopédie et matières de l’Encyclopédie qui se trouvent exposées dans un ordre apparemment rhapsodique, mais se structurent en réalité dans un enchaînement profond et selon une visée totale.

Voilà les premières idées qui se sont offertes à mon esprit sur le projet d’un Dictionnaire universel et raisonné de la connaissance humaine ; sur sa possibilité ; sa fin ; ses matériaux ; l’ordonnance générale et particulière de ces matériaux ; le style ; la méthode ; les renvois ; la nomenclature ; le manuscrit ; les auteurs ; les censeurs ; les éditeurs et le typographe[3].

Et c’est justement par cette « encyclopédistique » totale[4], qui caractérise l’attitude philosophique plurielle de Diderot et sa méthode « éclectique », qu’il énonce et discute dans l’article *ENCYCLOPÉDIE, (Philosoph.) cette aspiration à la totalité qui anime la philosophie, comme dans l’article *ECLECTISME, (Hist. de la Philosophie anc. & mod.) il l’avait fait pour son histoire et dans l’article ART, (Ordre encyclop. Entendement. Mémoire. Histoire de la Nature. Histoire de la nature employée. Art.) pour son application.

Ainsi, la condition formelle de l’unité des savoirs envisagée par Diderot est-elle « l’étude de la langue », véhicule d’excellence de la transmission des connaissances. Et l’Encyclopédie, ouvrage « destiné à l’instruction générale des hommes », se donne avant tout comme « un dictionnaire universel et raisonné » de la langue. Diderot, responsable de sa mise en forme éditoriale, est d’autant plus intéressé par cette dimension linguistique de l’ouvrage qu’il est convaincu de la primauté du langage, étant si passionné de littérature, si attentif au dialogue et à l’écriture des dissonances. Mais la digression qu’il entreprend sur cette question dans les pages de l’article *ENCYCLOPÉDIE, (Philosoph.) comme une sorte de palinodie tardive ne se présente pas seulement comme les repentirs d’un éditeur qui s’interroge sur les modalités de révision et d’unification des moyens linguistiques de la communication[5]. Sensible plutôt à la question de l’expression qu’à celle de l’exactitude, et plus proche en cela de Leibniz que de Descartes ou de D’Alembert, Diderot ne limite pas la langue à l’ensemble des termes d’un lexique à éclaircir ou à un système de règles grammaticales à recomposer. À l’opposé de l’option purement terminologique de la Cyclopædia de Chambers[6], il vide la définition de la fonction purement lexicographique pour déployer dans toute son ampleur la thèse qui fait de la langue l’expérience humaine fondamentale s’articulant dans la parole. Véhicule de la connaissance, signe de la raison, agent de l’analyse, instrument de la communication, certes ; mais la langue est bien davantage. Elle est histoire des peuples, participation sociale, vocabulaire de cultures, progrès de civilisation, dynamique des pensées, production de rationalités, construction de facultés, programme d’action, anticipation du savoir, interprétation de la nature. Commune dénomination « des choses les plus hétérogènes »[7], la langue est l’expérience humaine totale et totalisante de la production de la pensée, de la donation du sens, de la civilisation des hommes et de la transformation du réel.

Cette théorie de la langue, qui renverse la hiérarchie de la linguistique cartésienne et refuse le rationalisme des « Messieurs de Port-Royal », s’éloigne tout autant de la théorie analytique proposée par D’Alembert que de la doctrine des Vrais principes de la langue française de l’abbé Girard[8]. Mais Diderot prend aussi ses distances par rapport aux structures de la grammatisation du langage opérée par Condillac qui a conduit jusque-là la primauté de l’analyse. D’ailleurs, dans les longs détours de cet article que Diderot écrit comme encyclopédiste aussi bien que comme auteur et comme philosophe, il n’ajoute pas les nombreuses citations des dictionnaires traditionnels, et il ne se borne non plus à enquêter sur les différentes langues historiques en posant les questions lexicales propres à ce genre d’ouvrages. Dans le réseau des articles de l’Encyclopédie consacrés au langage, Beauzée et Du Marsais, les « grammairiens philosophes », sauront répondre à ces questions avec leurs compétences techniques. L’ambition de Diderot est tout autre. Dans cette pièce de fondation qu’est l’article *ENCYCLOPÉDIE, (Philosoph.), Diderot se place résolument dans une situation théorique liminaire : par le biais de la langue il y discute de l’acte primaire par lequel les choses entrent dans l’expérience humaine en acquérant leurs contenus sémantiques. La langue n’est pas l’effet de la rationalité. Elle en est la source : dans l’idée de Diderot elle apparaît comme la faculté humaine qui fonde toute intelligibilité possible.

Ainsi, comme l’art de la parole n’est pas un fait individuel mais collectif qui investit tous les phénomènes, la langue s’impose-t-elle comme un ensemble de signes qui constitue le système de toutes les expériences humaines possibles, « cadre de la pensée, appréhension du monde, espace décisif de l’échange et de l’erreur, lieu essentiel de la liberté de penser et de l’exercice de l’entendement »[9]. Malgré la diversité des idiomes, malgré la multiplicité des manifestations symboliques, des variations spatiales et temporelles des usages, la langue doit son universalité à sa nature fondamentalement expressive : c’est elle qui constitue le véritable agent de totalisation et d’unification des savoirs. Soustrayant la langue à l’autarcie des règles que lui imposerait une logique, Diderot entend célébrer l’effort des langues vers la clarté mais aussi « le hasard des mots échappés », le sens obscur des liaisons à peine entrevues, les mélanges des codes, les vestiges des glissements de sens et des déplacements des genres, les fluctuations des significations, les concurrences des synonymes, la démesure des métaphores, les usages infidèles, « les instants intermédiaires » des désignations, les allusions implicites, « la force » des inventions du génie, « la teinte » des impressions fugitives.

C’est ainsi que l’état des connaissances de chaque civilisation ne pourrait être représenté dans une caractéristique universelle qui traduirait les idées universelles d’une raison désincarnée, mais dans la langue historique déterminée et particulière qui exprime un moment de l’histoire. Selon la formule de Diderot, « la langue d’un peuple donne son vocabulaire, et le vocabulaire est une table assez fidèle de toutes les connaissances de ce peuple[10] ».

Les expressions les plus diverses, celles qui circulent dans une époque déterminée à travers des genres même les plus éloignés entre eux, font « entrevoir l’état des opinions dominantes » de cette époque. Ainsi, les vérités de la philosophie, les découvertes des sciences, la beauté des arts, l’intelligence des techniques sont-elles « entr’expressives »[11]. Une « grammaire générale raisonnée »[12], selon la définition de Diderot, devient alors la clé pour comprendre les sens de la totalité d’une culture à travers une réflexion sur la singularité des mots et la multiplicité de leurs référents : une « grammaire philosophique », enfin, selon la définition de Naigeon***.

Et Diderot, devenu historien de la philosophie après la crise de 1752 et l’abandon des abbés « philosophes », devient aussi grammairien-philosophe dans la perspective de transmettre les mots de la langue à la première personne comme auteur des articles de grammaire qui restituent « l’acception des termes[13] » conçue selon cette pluralité de rapports entre les mots et les référents : « une étude des mots[14] » qui relève les éléments expressifs « des lumières et de l’exactitude [mais aussi] de l’indécision[15] » d’une culture.

Sans oublier le jeu des renvois entre les mots qui ajoute à l’écriture plate du dictionnaire une lecture dynamique capable de mobiliser la critique, multiplier les points de vue, agiter les matières, étendre les significations, contracter les concepts, identifier les lacunes, corriger les malentendus, saisir la « ramification d’une pensée[16] », interroger la tradition et, surtout, se projeter vers le futur afin de « changer la façon commune de penser[17] ». Stratégie de la communication, bien sûr, méthode prudente de déplacement des matériaux du Dictionnaire et tactique circonspecte de dépaysement de ses censeurs, les renvois sont en effet des agents de déstabilisation, des antidotes insinuants contre les préjugés, des instruments philosophiques et des tropes rhétoriques d’élection qui, par les jeux de l’ironie et de la simulation, par les enchaînements cachés des idées, permettent de « déduire tacitement les conséquences les plus fortes et […] de renverser ainsi l’édifice de fange et de dissiper le vain amas de poussière » des erreurs et des préjugés. Et de tisser les fils de théories subversives : une vérité se dit ici « secrètement, et sans éclat […]. C’est l’art de déduire tacitement les conséquences les plus fortes[18] ».

Diderot philosophe pratique souvent cet art « tacite » dans le corps de l’Encyclopédie et souvent, au sein des articles anonymes consacrés à la définition des mots communs – en général, donc, des articles portant le désignant « grammaire »**** –, il tisse les trames cachées de sa philosophie naturaliste et athée, dépassant le formel des définitions par la recherche « de la chose désignée par le mot »[19]. Comme dans l’article SPINOSISTE, (Gram.)*****, qui succède aux longues pages ennuyeuses de l’article SPINOSA, philosophie de, (Hist. de la philos.) dont Yvon pourrait être l’auteur (hypothèse de Jacques Proust) et rédigé sous l’enseigne de l’article homonyme du Dictionnaire historique et critique de Bayle. Dans cet article de grammaire, conçu pour ajuster le sens de la langue d’un peuple à l’actualité, l’encyclopédiste Diderot ne parle plus du système de Spinoza, mais des spinosistes de son temps, les « spinosistes modernes »[20], qu’il définit comme les théoriciens d’un spinozisme renouvelé dans une version vigoureusement matérialiste fondée sur la notion de matière sensible, celle qu’il insinue lui-même en philosophe par fragments dans le corps entier de l’Encyclopédie dans des articles presque secrets, mais particulièrement intéressants pour la construction de la théorie comme *FORTUIT, (Gramm.)[21] ; IMMUABLE, (Gram.) ; *IMPARFAIT, (Gramm.) ; *IMPÉRISSABLE, (Gram. & Philosoph.), *IMPERCEPTIBLE, (Gramm.)[22] ; *INVARIABLE, (Gramm.) ; NATURALISTE ; NÉANT, RIEN, ou NÉGATION, (Métaphys.). Dans l’article NATURALISTE ******, il présente en effet cette nouvelle acception du spinozisme comme un athéisme matérialiste lié à une théorie immanentiste de la nature qui, ayant abandonné le mécanisme cartésien pour un naturalisme vitaliste, élimine la question de la création divine et de l’immatérialité de l’âme, tout l’univers se donnant dans l’immanence des transformations dynamiques de la matière sensible.

On donne encore le nom de naturalistes – écrit-il –  à ceux qui n’admettent point de Dieu, mais qui croient qu’il n’y a qu’une substance matérielle, revêtue de diverses qualités qui lui sont aussi essentielles que la longueur, la largeur, la profondeur, & en conséquence desquelles tout s’exécute nécessairement dans la nature comme nous le voyons; naturaliste en ce sens est synonyme à athée, spinosiste, matérialiste[23].

Une version inédite de la philosophie de Spinoza, devenue matérialisme, naturalisme et athéisme[24], comme si elle avait été saisie, au fil du temps, dans un jeu de réfractions philosophiques instables et fluides, au point de l’inscrire, au-delà de ses éléments strictement doxographiques, dans cette nouvelle philosophie éclectique que Diderot, éditeur de l’Encyclopédie, défendait dans l’article qui lui était dédié.

C’était là, en effet, son idée de l’histoire de la philosophie, profondément différente de l’interprétation rationaliste de D’Alembert : une histoire de la philosophie qui, en évitant « les ombres inconstantes des systèmes », cherche à tirer des péripéties de l’histoire de la pensée une sorte de protocole expérimental de l’exercice de la raison pure et des devoirs de la raison pratique pour souligner le régime commun de la rationalité philosophique et les impératifs généraux de l’action éclairée du philosophe. Et c’est précisément dans cette perspective que Diderot historien de la philosophie n’hésite pas à évoquer la philosophie de Spinoza, en citant dans divers articles ses continuités avec d’autres philosophies, en particulier celles les plus proches du matérialisme comme, par exemple, ASIATIQUES. Philosophie des Asiatiques en général[25] ; CHINOIS, (Philosophie des)[26] ; HOBBISME, ou Philosohie d’Hobbes, (Hist. de la Philos. anc. & moderne.)[27]. Ou, plus particulièrement, la philosophie de la Renaissance de Giordano Bruno dans l’article JORDANUS BRUNUS, Philosophie de, (Hist. de la Philos.) dans lequel le nom de Spinoza apparaît enfin sans les épithètes de condamnation. C’est un article très particulier et très « Diderot ». Si dans la première partie Diderot suit la doxographie érudite de Brucker tout en l’inclinant dans un sens plus nettement naturaliste – la totalité de la nature est une plénitude infinie et éternelle et une identité radicale des êtres dans le flux perpétuel des formes et des causes ; la durée n’est qu’un instant infini, l’âme est l’énergie du corps –, il prend ensuite la parole en première personne dans la seconde partie, résumant vigoureusement les principes de la philosophie brunienne comme une sorte de prolepse de l’ontologie de Spinoza : l’infinité de Dieu, la nécessité de sa volonté, l’éternité du monde, et l’unité et la nécessité de la substance éternelle. Enfin, Spinoza avant Spinoza, à qui il reste bien peu ou rien de nouveau à ajouter, comme le déclare Diderot, admirateur du philosophe de Nola résumant de manière frappante sa philosophie de la totalité et de l’unité de la substance dans l’expression spinoziste « la nature, c’est Dieu »[28].

Du reste, ce sont là les idées d’un athéisme naturaliste qui s’étaient progressivement définies également dans l’œuvre de Diderot philosophe à partir des « questions futiles » des Pensées sur l’Interprétation de la nature, en réalité des questions très sérieuses d’une philosophie qui, nourrie par les nouvelles lectures de médecine, de chimie et d’histoire naturelle et par de nouvelles réflexions sur les sciences de la vie, en arrivait à dénoncer les obscurités de la religion et à offrir les hypothèses de travail du philosophe matérialiste et les idées-forces du naturaliste et du physicien expérimental : la sensibilité universelle de la matière, l’unité organique des êtres vivants, la totalité intimement dynamique de la chaîne nécessaire de tous les êtres naturels, l’unité d’intégration de l’homme dans la profonde continuité de la nature, une unité recherchée et pressentie plus que rationnellement démontrée. Des idées qui s’imposeront ensuite dans les trois dialogues imaginaires du Rêve de d’Alembert[29] comme une sorte de néo-spinozisme naturaliste sans nom propre et sans système : une hypothèse philosophique audacieuse mais féconde d’un univers éternel sans créateur, sans principe, sans ordre et sans fins, et d’une chaîne d’êtres naturels différents mais faits tous de la même matière sensible, organisée de manière différente ; une hypothèse scientifique radicale qui résout dans l’immanence tous les processus de la nature, résolvant ainsi également les difficultés du spiritualisme et de la théologie créationniste ; une vision passionnée de l’évolution incessante d’un univers lucrétien en perpétuelle métamorphose qui soustrait toute la nature à l’ordre de l’Omnipotent pour la confier au hasard, en vertu d’un simple calcul des probabilités. Diderot en avait parlé avec sa faconde habituelle et son air inspiré lors d’un après-midi du jeudi chez le baron d’Holbach, et l’abbé Galiani en était resté profondément impressionné. « Ah, Philosophe, comment ? [30] ».

Mais c’était là, au fond, le résultat de toute la recherche philosophique de Diderot, auteur et acteur d’une pensée originale, transgressive et exubérante, parfois même paradoxale, qui avait une longue histoire, puisait à de nombreuses sources et se reconnaissait dans de nombreuses généalogies, parfois même opposées, les Anciens et les Modernes, les théistes et les athées, Démocrite et Spinoza. Du reste, pour Diderot, le « Philosophe » de ses contemporains, la philosophie elle-même était un savoir « paradoxal » : contrôlée par un usage sobre de la raison – le vedremo des sceptiques, l’attendez d’Épicure, la balance de Montaigne –, et soutenue par le courage de « descendre au fond du puits » de la vérité avec Démocrite, elle était animée par l’ambition passionnée de saisir le lien secret entre les idées et de retrouver la profonde unité de la nature dans sa continuité cachée. Car, comme l’affirme Diderot, obsédé par l’idée de totalité, « l’indépendance absolue d’un seul fait est incompatible avec l’idée du tout ; et sans l’idée du tout, plus de philosophie[31] ».

* Pour rendre hommage à Marie Leca-Tsiomis, j’ai inséré ici et là des notes où je rappelle certaines de ses leçons de méthode et de contenu sur l’Encyclopédie que j’ai trouvées en lisant ses livres et ses articles, que j’ai apprises en écoutant ses conférences et que j’ai approfondies avec elle lors de nos conversations amicales. J’ai toujours apprécié la richesse de ses interrogations savantes, la générosité de son exercice critique, l’originalité de ses études et le charme de son écriture. Merci, Marie.

 

NOTES

[1] Cette histoire « encyclopédique » de l’Encyclopédie, sensible aux péripéties de l’esprit philosophique, attentive au statut épistémologique des différentes sciences et à l’état des différentes arts, émerge comme une sorte de trame conceptuelle de l’œuvre dans sa définition et sa constitution différentielle : une sorte d’itinéraire, accidenté et tortueux mais non fortuit, à travers les divers systèmes d’intégration des savoirs que Diderot et D’Alembert parcourent dans la perspective de maintenir la multiplicité des connaissances dans l’unité articulée et flexible de la raison humaine. L’Encyclopédie vit ainsi l’histoire dense d’un « grand livre » (ENCYCLOPÉDIE, (Philosoph.), t. V, p. 641) où s’inscrivent les raisons solides des projets réalisés ainsi que les amères désillusions des résultats manqués. Selon la belle définition Marie Leca-Tsiomis, l’Encyclopédie fut vraiment « dans tous les sens du mot une expérience » (Écrire l’Encyclopédie. Diderot : de l’usage des dictionnaires à la grammaire philosophique, Oxford, Voltaire Foundation, SVEC 375, 1999, réédition 2008, p. 341). Je me permet de renvoyer à mes études sur la philosophie de l’Encyclopédie, en particulier L’arbre et le labyrinthe. Descartes selon l’ordre des Lumières, Paris, Champion, 2008 et « Spinoza nell’Encyclopédie. Tra Yvon, Condillac e Diderot », Giornale critico della filosofia italiana, CII, 2, 2023, p. 221-249.

[2] Note marginale : la lettre E me passionne depuis le moment où j’ai lu le De E apud Delphos de Plutarque ! Découvrir dans l’Encyclopédie ce trésor à la lettre E a été pour moi une grande joie.

** Marie le souligne avec ampleur dans son livre Diderot. Choix d’articles de l’Encyclopédie, Paris, Éditions du Comité des Travaux Historiques et Scientifiques, 2001.

[3] *ENCYCLOPÉDIE, (Philosoph.), t. V, p. 649a.

[4] J. Starobinski, « L’arbre du savoir et ses métamorphoses », Essais et notes sur l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, A. Calzolari, S. Delassus (éds), Fontanellato (PR), Franco Maria Ricci editore, 1979, p. 304.

[5] *ENCYCLOPÉDIE, (Philosoph.), t. V, p. 637 : « La connaissance de la langue est le fondement de toutes ces espérances ; elles resteront incertaines, si la langue n’est pas fixée et transmise à la postérité dans toute sa perfection ; et cet objet est le premier de ceux dont il convenait à des encyclopédistes de s’occuper profondément. Nous nous en sommes aperçus trop tard ; et cette inadvertance a jeté de l’imperfection sur tout notre ouvrage. Le côté de la langue est resté faible ».

[6] Voir la Note sur le désignant de l’article rédigée par le collectif ENCCRE.

[7] *ENCYCLOPÉDIE, (Philosoph.), t. V, p. 642.

[8] Dans l’article *ENCYCLOPÉDIE, (Philosoph.), la critique à la théorie des synonymes de l’abbé Girard est explicite, t. V, p. 640a.

[9] Marie Leca-Tsiomis, Écrire l’Encyclopédie, ouv. cit., p. 253.

[10] *ENCYCLOPÉDIE, (Philosoph.), t. V, p. 637a.

[11] Y. Belaval, « Diderot et l’Encyclopédie », Revue Internationale de Philosophie, 148-149, 1984, p. 109 (repris dans Études sur Diderot, Paris, PUF, 2003, p. 104).

[12] *ENCYCLOPÉDIE, (Philosoph.), t. V, p. 640.

*** Marie a éclairci admirablement cette définition dans son livre Écrire l’Encyclopédie, ouv. cit., p. 283-291.

[13] *ENCYCLOPÉDIE, (Philosoph.), t. V, p. 639. Voir sur ce sujet les articles fondamentaux de Marie Leca-Tsiomis, « Langue et grammaire dans l’Encyclopédie », L’Encyclopédie ou la création des disciplines, M. Groult (éd.), Paris, CNRS Editions, 2003, p. 203-214 et « Dictionnaires, définitions, philosophie », Archives de Philosophie 78, 2015, p. 417-432.

[14] *ENCYCLOPÉDIE, (Philosoph.), t. V, p. 635a.

[15] *ENCYCLOPÉDIE, (Philosoph.), t. V, Ibid.

[16] *ENCYCLOPÉDIE, (Philosoph.), t. V, p. 638. « C’est presque toujours la dernière idée importante qu’on rencontre. C’est une pensée unique qui se développe, qui s’étend et se ramifie, en se nourrissant de toutes les autres qui s’en rapprochent comme d’elles-mêmes ».

[17] *ENCYCLOPÉDIE, (Philosoph.), t. V, p. 642a.

[18] *ENCYCLOPÉDIE, (Philosoph.), t. V, Ibid.

**** Marie a ouvert ce champs d’études. Avec un savoir très fin mis à disposition d’une recherche ardue et passionnante, elle est arrivée à attribuer à Diderot des articles anonymes et anodins qui, lus en continuité, finissent par tisser la trame de son naturalisme vitaliste et athée. Par exemple: HUMAIN, (Gram.) ; IMMUABLE, (Gram.) ; IMPÉRISSABLE, (Gram. & Philosoph.) ; ININTELLIGIBLE, (Gramm.) ; INCORRUPTIBLE, (Gram.) ; IRRELIGIEUX, (Gram.) ; JORDANUS BRUNUS, Philosophie de, (Hist. de la Philos.) ; NAITRE, (Gram.) ; NATURALISTE ; NÉANT, RIEN, ou NÉGATION, (Métaphys.) ; SYNCRÉTISTES, HÉNOTIQUES, ou CONCILIATEURS, (Hist. de la Philos.) ; SPINOSISTE, (Gram.) ; SPIRITUALITÉ, (Gramm.) ; et beaucoup d’autres. Voir les articles dans lesquels Marie expose les résultats de ses recherches, en particulier : « L’Encyclopédie et Diderot : vers de nouvelles attributions d’articles », RDE 55, 2020, p. 119-133 ; « L’Encyclopédie et Diderot : découvertes ! », RDE 56, 2021, p. 5-26.

[19] *ENCYCLOPÉDIE, (Philosoph.), t. V, p. 635 : « Un vocabulaire universel est un ouvrage dans lequel on se propose de fixer la signification des termes d’une langue, en définissant ceux qui peuvent être définis, par une énumération courte, exacte, claire & précise, ou des qualités ou des idées qu’on y attache. Il n’y a de bonnes définitions que celles qui rassemblent les attributs essentiels de la chose désignée par le mot ».

***** Merci à Marie pour avoir confirmé l’attribution à Diderot de cet article, attribution fondamentale pour toute recherche sur Spinosa au XVIIIe siècle.

[20] SPINOSISTE, (Gram.), t. XV, p. 474 : « Le principe général de ceux-ci [des spinosistes modernes], c’est que la matiere est sensible, ce qu’ils démontrent par le développement de l’œuf, corps inerte, qui par le seul instrument de la chaleur graduée passe à l’état d’être sentant & vivant, & par l’accroissement de tout animal qui dans son principe n’est qu’un point, & qui par l’assimilation nutritive des plantes, en un mot, de toutes les substances qui servent à la nutrition, devient un grand corps sentant & vivant dans un grand espace. De-là ils concluent qu’il n’y a que de la matière, & qu’elle suffit pour tout expliquer ; du reste ils suivent l’ancien spinosisme dans toutes ses conséquences ».

[21] Rien de fortuit dans la nature, écrit Diderot à l’entrée *FORTUIT, (Gramm.), réfléchissant sur l’enchaînement des faits naturels que seule l’ignorance peut nier. « Nous disons d’un événement qu’il est fortuit, lorsque la cause nous en est inconnue » (t. VII, p. 204). C’est un article de grammaire de quelques lignes, mais c’est un article dense de cette philosophie de la cause que D’Alembert rend explicite à l’ouverture de Fortuit, (Métaphys.) publié juste après les quelques lignes de Diderot. Dans cet article, D’Alembert théorise avec force l’idée de la connexion nécessaire des êtres naturels fondée sur la causalité. « Tout étant lié dans la nature, les événements dépendent les uns des autres ; la chaîne qui les unit est souvent imperceptible, mais n’en est pas moins réelle » (t. VII, p. 204).

[22] IMPERCEPTIBLE, (Gramm.), t. VIII, p. 589 : « Qui sait où s’arrête le progrès de la nature organisée & vivante? Qui sait quelle est l’étendue de l’échelle selon laquelle l’organisation se simplifie? Qui sait où aboutit le dernier terme de cette simplicité, où l’état de nature vivante cesse, & celui de nature brute commence ? ».

****** Merci encore à Marie pour l’attribution à Diderot de cet article si important pour la définition de sa philosophie.

[23] NATURALISTE, t. XI, p. 39.

[24] Voir, à ce propos, le beau livre de Pierre-François Moreau, Spinoza et le spinozisme, Paris, PUF, 2019.

[25] ASIATIQUES. Philosophie des Asiatiques en général : « Spinosa n’a pas porté l’absurdité [des systèmes de l’identité] si loin ; l’idée abstraite qu’il donne du premier principe n’est, à proprement parler, que l’idée de l’espace, qu’il a revêtu de mouvement, afin d’y joindre ensuite les autres propriétés de la matière » (t. I, p. 754).

[26] CHINOIS, (Philosophie des) : « Il faut convenir que ces expressions qui ont rendu l’ouvrage de Spinosa si longtemps inintelligible parmi nous, n’auraient guère arrêté les Chinois il y a six ou sept cents ans : la langue effrayante de notre athée moderne est précisément celle qu’ils parlaient dans leurs écoles » (t. III, p. 346).

[27] HOBBISME, ou Philosohie d’Hobbes, (Hist. de la Philos. anc. & moderne.): « S’il [Hobbes] ne fut pas athée, il faut avouer que son dieu diffère peu de celui de Spinosa » (t. VIII, p. 241).

[28] JORDANUS BRUNUS, Philosophie de, (Hist. de la Philos.) : « Si l’on rassemble ce qu’il [Jordan Brun (sic)] a répandu dans ses ouvrages sur la nature de Dieu, il restera peu de chose à Spinosa qui lui appartienne en propre. Selon Jordan Brun, l’essence divine est infinie. La volonté de Dieu, c’est la nécessité même. La nécessité & la liberté ne sont qu’un. Suivre en agissant la nécessité de la nature, non-seulement c’est être libre, mais ce serait cesser de l’être que d’agir autrement. Il est mieux d’être que de ne pas être, d’agir que de ne pas faire : le monde est donc éternel ; il est un ; il n’y a qu’une substance » (t. VIII, p. 883).

[29] « J’avoue – Diderot fait dire à d’Alembert dans le célèbre Rêve de d’Alembert – qu’un Être qui existe quelque part et qui ne correspond à aucun point de l’espace ; un Être qui est inétendu et qui occupe de l’étendue ; qui est tout entier sous chaque partie de cette étendue ; qui diffère essentiellement de la matière et qui lui est uni ; qui la suit et qui la meut sans se mouvoir ; qui agit sur elle et qui en subit toutes les vicissitudes ; un être dont je n’ai pas la moindre idée ; un Être d’une nature aussi contraddictoire est difficile à admettre » (Œuvres complètes de Diderot, DPV, vol. XVII, Paris, Hermann 1987, p. 89).

[30] Mémoires inédits de l’abbé Morellet, […] par M. Lémontay, Paris, Baudouin Frères 1822, t. I, p. 136.

[31] Diderot, Pensées sur l’Interprétation de la nature, XI (Œuvres complètes de Diderot, DPV, vol. III, 1981, p. 35).

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