Incidents et temps granulaire dans la poétique de Diderot

 

Parmi les quelques milliers d’articles que Diderot rédige pour l’Encyclopédie, il en est deux, deux articles de grammaire, parus l’un et l’autre dans le volume VIII, séparés de seulement cent pages dans l’édition de 1765, qui, apparemment, se contredisent : Incident (Gramm.) et ILLUSION (Gram. et Littérat.). Tous deux traitent, directement ou indirectement, d’une notion polysémique possédant une application particulière dans le domaine de la poétique : les incidents. Dans l’un, Diderot écrit qu’« Une bonne comédie est pleine d’agréables incidens, qui divertissent les spectateurs, & qui en forment l’intrigue […]. La variété d’incidens bien amenés & bien menagés, fait la beauté du poëme héroïque, qui doit toujours embrasser une certaine quantité d’incidens pour suspendre le dénouement » (Incident). Dans l’autre, il conseille un auteur dramatique fictif : « voulez-vous me faire illusion, que votre sujet soit simple, & que vos incidens ne soient point trop éloignés du cours naturel des choses ; ne les multipliez point » (ILLUSION). Diderot aurait-il changé d’avis entre les deux articles ? Faut-il ou non, finalement, varier les incidents pour écrire une bonne pièce ?

La bibliographie consacrée à la représentation diderotienne du temps dans le champ de l’esthétique théâtrale est abondante [1]. Les lignes qui suivent s’attachent plus spécifiquement aux incidents, notion qui circule sous la plume de Diderot de l’Encyclopédie à De la poésie dramatique. Par elle se cristallise un paradoxe qui travaille en sourdine sa poétique : une appréhension granulaire de la structure du temps, que l’auteur recherche et rejette à la fois.

Une enquête sur les sources de la définition d’Incident dans l’Encyclopédie semble nous indiquer que cet article est ce que j’appellerais une fausse piste. Il est le fruit d’une reprise presque mot pour mot de l’article homonyme du Dictionnaire de Trévoux de 1752 [2], auquel Diderot paye d’ailleurs sa dette en révélant l’emprunt :

Incident, s. m. (Gramm.) événement, circonstance particuliere. Incident dans un poëme est un épisode, ou action particuliere liée à l’action principale, ou qui en est dépendante. Voyez Action & Episode.

Une bonne comédie est pleine d’agréables incidens, qui divertissent les spectateurs, & qui en forment l’intrigue. Le poëte doit faire choix des incidens susceptibles des ornemens convenables au caractere de son poëme. La variété d’incidens bien amenés & bien menagés, fait la beauté du poëme héroïque, qui doit toujours embrasser une certaine quantité d’incidens pour suspendre le dénouement, qui sans cela iroit trop vite. Voyez Epique. Dict. de Trévoux. [3]

Il s’agit d’une reprise presque intégrale, car Diderot effectue malgré tout quelques coupes dans la définition du Trévoux. Après la caractérisation sémantique générale du terme (« événement, circonstance particulière »), Diderot supprime les exemples cités par le dictionnaire qui ne ressortissent pas à la poétique [4]. Il en vient directement à ce qui concerne le poème dramatique, puis le poème épique, soudant au passage deux citations de Pontus de Tyard et de Ménage [5] : de fait, elles vont toutes deux dans le même sens et plaident en faveur d’un nombre conséquent d’incidents pour ménager l’intérêt.

L’article ILLUSION, lui, prend largement ses distances avec le Trévoux. Diderot reste proche du dictionnaire au début de l’article, où il définit l’illusion comme « le mensonge des apparences [6] » et fait immédiatement mention des illusions optiques, qui illustrent à merveille ce « mensonge ». Mais il s’éloigne du Trévoux en n’évoquant pas le sens juridique d’« illusion » et en réservant au sens moral de ce terme un tout autre traitement. Refusant de n’y voir qu’une tromperie néfaste qui séduit les sens et égare l’esprit, Diderot inféode l’illusion à une morale du désir. Parce qu’elle « augmente en proportion de la force du sentiment », elle garantit l’individu de l’inertie et du dégoût. Cette conception n’est pas sans rappeler l’article IMAGINAIRE, (Gram.) du même Diderot, qui prend franchement le contrepied du Trévoux en refusant d’opposer imaginaire à réel, en vertu du fait que « la réalité est toûjours dans la sensation [7] » : l’illusion partage avec l’imaginaire la capacité à éveiller, en dehors des chemins de la raison, un puissant saisissement de la sensibilité, très valorisé par l’auteur. Enfin et surtout, la dernière partie de l’article ILLUSION de Diderot est plus spécifiquement consacrée à ce qu’est l’illusion dans le champ de la poétique, en particulier dans le genre dramatique, alors que l’article du Trévoux n’envisageait absolument pas d’application dans ces domaines-là :

Portez mon illusion à l’extrème, & vous engendrerez en moi l’admiration, le transport, l’enthousiasme, la fureur & le fanatisme. L’orateur conduit la persuasion ; l’illusion marche à côté du poëte. L’orateur & le poëte sont deux grands magiciens, qui sont quelquefois les premieres dupes de leurs prestiges. Je dirai au poëte dramatique : voulez-vous me faire illusion, que votre sujet soit simple, & que vos incidens ne soient point trop éloignés du cours naturel des choses ; ne les multipliez point ; qu’ils s’enchaînent & s’attirent ; méfiez-vous des circonstances fortuites, & songez sur tout au peu de tems & d’espace que le genre vous accorde [8].

Par ces quelques lignes, Diderot octroie à l’illusion un statut qu’elle n’avait guère auparavant, celui d’être une véritable notion de poétique. Cette promotion contribue à valoriser encore le terme, puisqu’elle devient sous sa plume le but de la composition dramatique. Elle est en quelque sorte le revers du principe classique de vraisemblance, dont elle est en même temps complémentaire : la vraisemblance concerne le système des faits et exige que ces derniers soient possibles dans les circonstances où ils sont représentés, de manière à ce que le spectateur n’en soit pas choqué ; l’illusion adopte le point de vue du récepteur, dont l’intensité de la sensation et du plaisir procurés dépendent de l’oubli du cadre de la représentation. De ce phénomène, de ce « charme qui nous aveugle [9] », Diderot fait la conséquence de principes compositionnels, puisqu’il lie explicitement l’illusion que le poème dramatique est susceptible de susciter chez le spectateur et les incidents que contient ledit poème. Contrairement à ce qu’il écrit dans l’article Incident, la recommandation qu’il fait ici aux auteurs de ne pas multiplier les incidents au théâtre est le fruit de sa poétique personnelle, élaborée quelques années auparavant dans les Entretiens sur Le Fils naturel.

La question du nombre et de la fonction des incidents dans le poème dramatique l’intéresse particulièrement :

Les lois des trois unités sont difficiles à observer, mais elles sont sensées. Dans la société, les affaires ne durent que par de petits incidents qui donneraient de la vérité à un roman, mais qui ôteraient tout l’intérêt à un ouvrage dramatique. Notre attention s’y partage sur une infinité d’objets différents ; mais au théâtre où l’on ne représente que des instants particuliers de la vie réelle, il faut que nous soyons tout entiers à la même chose [10].

La méfiance de Diderot à l’égard des « petits incidents » est fondée sur une conception temporelle des arts. Les petits incidents se caractérisent par leur courte durée (« les affaires ne durent que par de petits incidents »), qui fractionnent notre vie quotidienne. Or ce fractionnement temporel est à l’origine d’un fractionnement de l’attention : chaque incident suscite un intérêt momentané, qui est bientôt dissipé et remplacé par l’intérêt que provoque un autre incident, etc. Si le genre romanesque a l’apanage de ces petits incidents, qui y trouvent particulièrement bien leur place, c’est parce que ces derniers imitent la vie et confèrent ainsi au roman une « vérité ». Mais le genre dramatique fonctionne différemment. Il ne repose pas sur des points d’intérêt multipliés, mais sur un même objet (« au théâtre […], il faut que nous soyons tout entiers à la même chose »). De cette nécessaire focalisation de l’attention du spectateur, Diderot déduit une exigence en termes de composition qui repose, là encore, sur une certaine conception du temps : la représentation théâtrale ne se consacre qu’à « des instants particuliers de la vie réelle », et non à la juxtaposition des « petits incidents » qui émaillent la vie quotidienne [11]. Le déroulement du temps au théâtre ne peut être imité de la réalité : il doit faire l’objet d’une transposition, par l’habile détermination de moments privilégiés. Un rapport distinct au temps et à sa représentation structure le partage des genres entre roman et théâtre : tous deux reposent sur une temporalité éclatée autour de moments singuliers, mais leur forme et les modalités de réception qu’ils impliquent diffèrent fondamentalement selon que ces éclats temporels sont des « incidents » ou des « instants particuliers ».

À l’article Composition, en peinture, que Diderot rédige pour le volume III de l’Encyclopédie, on trouve une occurrence d’ « incident » à propos des « compositions confuses, celles où la multitude des objets & des incidens éclipsent le sujet principal [12] ». La filiation avec les conceptions dramaturgiques diderotiennes que l’on vient d’évoquer est patente : les incidents sont présentés comme nuisant à la composition parce qu’ils détournent du sujet principal, qui doit concentrer l’attention. Il peut toutefois paraître surprenant de trouver la notion d’ « incidents » appliquée à la peinture. On l’a dit, les incidents possèdent pour Diderot une caractéristique temporelle, celle d’être des événements particuliers et marginaux de courte durée, qui viennent trouer le tissu continu du temps ; or la peinture n’est pas, a priori, un art du temps, contrairement au théâtre. Il a déjà beaucoup été dit combien l’expérience des Salons a eu, pour Diderot, d’influence sur ses conceptions dramaturgiques. Dès 1753, qui est la date de la publication de cet article, mais qui est aussi la date du premier Salon qui se tient à Paris, où Diderot s’est très certainement rendu, sont déjà en place les linéaments d’une théorie de la composition picturale, sur laquelle l’auteur s’appuiera cinq ans plus tard pour formuler des principes en matière d’écriture théâtrale. Or, comme le note Élise Pavy-Guilbert, dans le dossier critique qu’elle rédige autour de Composition, « l’article prouve que l’unité de temps est encore plus décisive pour le peintre que pour le poète [13] ». En effet, si Diderot parle des « incidents » qui caractérisent les compositions picturales confuses, alors même que les incidents surviennent nécessairement au sein d’une durée, c’est que le philosophe floute à dessein la frontière entre unité de temps et unité d’action. Renonçant à penser l’organisation de la peinture à partir des figures et refusant la coexistence sur la toile d’événements non simultanés [14], Diderot plaide pour une stricte observance de l’unité de temps, qui va de pair avec l’unité d’action. Celles-ci reposent sur la représentation de l’« instant presque indivisible », auquel « tous les mouvemens de [l]a composition doivent se rapporter : entre ces mouvemens, si j’en remarque quelques-uns qui soient de l’instant qui précede ou de l’instant qui suit, la loi de l’unité de tems est enfreinte [15] ». L’unité de temps et l’unité d’action, dans le domaine pictural, dépendent d’une suspension du flux temporel. La présence d’incidents dans le tableau est le signe que sont représentées des situations secondaires par rapport au sujet principal (contre l’unité d’action) et le signe de ce que l’action représentée est prise dans une durée, à défaut d’être la prise sur le vif d’un instant indécomposable (contre l’unité de temps). Aborder les règles de la composition depuis la représentation de « l’instant », et non depuis la représentation de « l’action », est relativement original en poétique. La conception picturale puis dramaturgique de Diderot repose en partie sur une distinction de ces deux notions : rechercher l’unité d’action ne suffit pas, car « on peut distinguer dans chaque action une multitude d’instans différens [16] ». Le travail du peintre est de choisir non pas seulement l’action qu’il faut représenter, trop générale, mais l’instant qui, au sein de cette action, est le plus intéressant : le plus émouvant, le plus poignant, le plus tragique, ou le plus comique. Diderot ne renonce nullement au concept classique d’action, fondement de la poétique aristotélicienne sur laquelle s’appuie son propre théâtre. Mais il l’affine en soumettant l’unité d’action à l’unité de temps. L’action se trouve définie par une temporalité poétique particulière : elle se décompose en différents moments dont l’un constitue l’acmé émotionnelle, qu’il faut pouvoir isoler.

Le temps tel que le conçoit Diderot est un temps granulaire : il est constitué d’une succession d’instants distincts, qui sont comme autant de petits grains mis côte à côte. Il est intrinsèquement décomposable, comme l’indiquent les termes que l’auteur emploie pour qualifier la structure du temps : il faut chercher « l’instant presque indivisible », parce que le temps est par nature divisible en plusieurs moments. Pourtant, cette granularité temporelle n’implique pas que chaque instant soit absolument isolé l’un de l’autre : un instant passé marque le suivant, qui en garde comme la trace. C’est exactement ce que dit Diderot dans Composition, notant qu’il y a des occasions où « la présence d’un instant n’est pas incompatible avec des traces d’un instant passé : des larmes de douleur couvrent quelquefois un visage dont la joie commence à s’emparer [17] ». Cette conception continuiste du temps, qui suppose que l’instant choisi par le peintre puisse être perméable à l’instant qui le précède, n’est pas incompatible avec l’idée d’une granularité du temps. L’une suppose même l’autre, puisque c’est bien parce que le temps est composé d’éléments distincts que ces derniers peuvent, dans la succession temporelle, se télescoper. Cela ne va pas sans paradoxe : l’unité de temps et l’unité d’action, en peinture, dépendent d’une suspension du flux temporel, mais ce flux temporel peut lui-même surgir dans son épaisseur par la représentation d’un instant à travers lequel résonne l’instant précédent. Si Diderot esquisse cette idée en 1753 à propos de la composition picturale, il la développe quelques années plus tard à propos de la composition dramatique. Dans les Entretiens sur Le Fils naturel, il oppose deux types de dramaturgie : celle marquée par « ces combinaisons d’incidents dont on forme le tissu d’une pièce où les personnages et les spectateurs sont également ballottés [18] », qu’il récuse, et celle caractérisée par « une conduite simple, une action prise le plus près de sa fin pour que tout fût dans l’extrême, une catastrophe sans cesse imminente et toujours éloignée par une circonstance simple et vraie [19] ». Dans l’extrait des Entretiens sur Le Fils naturel précédemment cité, Diderot disait qu’ « au théâtre […] l’on ne représente que des instants particuliers de la vie réelle » : ces instants, soigneusement choisis, sont précisément sélectionnés pour que l’action, unique mais décomposée par le choix des instants forts qui la constituent, soit prise dans une continuité temporelle.

Cette continuité forme une durée, fruit de l’agencement des différents instants par l’auteur. Les « instants particuliers » qui composent l’action théâtrale se distinguent des incidents en ceci qu’ils ne sont pas fermés sur eux-mêmes : chacun d’eux mène au suivant. Il faut revenir à ce passage de l’article ILLUSION précédemment cité pour en saisir toute la portée : « ne multipliez point [les incidents] ; qu’ils s’enchaînent & s’attirent ». Le temps dramatique est, pour Diderot, granulaire mais aussi téléologique. Chaque instant est tendu vers le suivant. À plus grande échelle, chaque scène est tendue vers la suivante, chaque scène en attire une autre : « [l]es scènes ont une influence les unes sur les autres [20] ». Cette attraction détermine le plan de la pièce et sa composition, qui doit être chronologique : que le poète « commence par la première scène, et qu’il finisse à la dernière […] s’il veut que son ouvrage soit un [21] ». Diderot pousse cette exigence d’organicité de l’action jusqu’à envisager de construire la pièce depuis sa fin, en recommandant aux auteurs de théâtre de concevoir « une catastrophe sans cesse imminente et toujours éloignée [22] ». L’événement décisif qui marque le dénouement se trouve comme diffracté, décomposé en amont de son surgissement selon les instants qui le constituent et qui repoussent toujours le moment où l’issue se scelle complètement et définitivement. L’article IMPRESSION, (Gram.) confirme que l’ « impression dernière » laissée par la pièce est celle qui compte le plus : « Ce n’est point par les impressions de détail, qu’il faut juger de la bonté morale d’un ouvrage dramatique, mais par l’impression derniere qu’on en remporte. Vous avez cent fois ri du mysanthrope Alceste ; vous l’avez trouvé brutal, opiniâtre, insensé, ridicule ; mais à la fin, vous prendriez volontiers son rôle dans la société, & vous l’estimez assez pour souhaiter de lui ressembler [23] ». La dramaturgie de « l’impression dernière » suppose une certaine temporalité de la réception (consentir à oublier les impressions de détail) mais elle implique aussi, du point de vue de la production, que la pièce soit dirigée vers sa fin et que cette dernière oriente rétroactivement l’intégralité de la composition. Puisque la réalité est dans la sensation, l’illusion dramatique et son efficacité morale reposent sur l’intensité de l’impression finale, laquelle dépend de l’enchaînement des instants particuliers qui la précèdent.

Cette conception granulaire du temps, qui suppose toutefois que chaque instant porte la trace du précédent et soit tendu vers le suivant, est fondé sur les principes d’un mécanisme non cartésien. Elle témoigne d’abord de l’influence de la physique newtonienne sur Diderot, influence dont rendent compte par ailleurs, sur un tout autre plan que celui de la poétique, les Pensées sur l’interprétation de la nature (1753). La parenté qui existe entre cette physique et les règles de composition est surtout palpable dans la mobilisation par Diderot du paradigme de l’attraction pour décrire les rapports que doivent entretenir les incidents entre eux (il faut qu’ils « s’attirent »). D’après Newton, l’attraction universelle est la cause de tous les mouvements, de l’action par contact comme de l’action à distance. Les incidents au théâtre doivent eux aussi obéir à cette loi, qui apparaît d’autant plus universelle – pour pasticher Newton – qu’elle s’applique aussi, sous la plume de Diderot, à la poétique. Mais la manière téléologique dont ce dernier envisage la succession des instants au théâtre n’est pas non plus sans rappeler l’intérêt qu’il manifeste pour la chimie, ainsi qu’il s’en expliquera notamment dans les Principes philosophiques sur la nature et le mouvement. Publiés en 1770, il y expose les principes du mouvement qui gît au cœur de la matière et qui lui assure une forme d’auto-dynamisme. Rallié à la thèse de l’atomisme tel que la science moderne (et notamment celle de Newton) s’en est saisie, Diderot défend une conception corpusculaire de la matière. Fondamentalement discontinue, elle est constituée de molécules distinctes. Celles-ci possèdent une force interne, si bien que « le repos absolu est un concept abstrait qui n’existe point en nature [24] ». Diderot distingue deux forces : la force externe que reçoit la molécule et qui la met en mouvement, ou « action d’elle hors d’elle, action des autres molécules sur elle [25] » ; et la force interne, c’est-à-dire la « force intime de la molécule [qui] ne s’épuise point [26] ». La matière, même lorsqu’elle n’est pas mue par une action extérieure, n’est pas inerte car elle est dotée d’une énergie propre. Que cette énergie se manifeste par un mouvement effectif ou latent, en acte ou en puissance, la matière possède en elle-même la condition de son propre mouvement. Le temps tel que le pense Diderot pour définir des règles de composition picturale et dramaturgique partage avec la matière ainsi décrite deux caractéristiques : il est discontinu et granulaire ; il est doué d’une énergie interne qui le fait devenir autre et tendre vers sa fin, vers son accomplissement.

Si l’instant dramatique recèle, à l’image de la molécule, une énergie interne qui fait qu’il possède en lui-même les conditions de sa propre évolution, il n’en va pas de même des incidents, qui sont clos sur eux-mêmes et contingents. Ils produisent eux aussi de l’énergie qui fait avancer l’intrigue, mais une énergie qui s’apparente à la force externe de la molécule, comme en témoigne ce passage où Diderot lie « action », « mouvement » et « incidents » :

On ne peut mettre trop d’action et de mouvement dans la farce : qu’y dirait-on de supportable ? Il en faut moins dans la comédie gaie, moins encore dans la comédie sérieuse, et presque point dans la tragédie.

Moins un genre est vraisemblable, plus il est facile d’y être rapide et chaud. On a de la chaleur aux dépens de la vérité et des bienséances. La chose la plus maussade, ce serait un drame burlesque et froid. Dans les genres sérieux, le choix des incidents rend la chaleur difficile à conserver [27].

Farce, comédie gaie, comédie sérieuse, tragédie : Diderot établit une typologie des genres dramatiques en fonction de la variété d’incidents, laquelle est proportionnelle à ce que l’auteur appelle le « mouvement » de l’œuvre, et inversement proportionnelle au vraisemblable et à la vérité. Dans ce système, la farce et la comédie gaie sont les genres les moins vrais et les plus pourvus d’incidents. À la lumière de cet extrait, l’article de l’Encyclopédie Incident (Gramm.), que nous avons commenté au début de cette étude, apparaît moins comme une fausse piste qu’il ne semblait l’être au premier abord, lorsqu’on le comparait à ILLUSION. Si Diderot reprend presque littéralement le Trévoux pour dire qu’« Une bonne comédie est pleine d’agréables incidens, qui divertissent les spectateurs, & qui en forment l’intrigue », c’est sans doute parce qu’il souscrit profondément à cette définition pour ce qui est du genre de la comédie, et uniquement de la comédie. L’énergétique que Diderot propose des genres dramatiques montre que ses conceptions poétiques sont en partie le fruit d’une transposition des lois de la mécanique à l’esthétique. Pour lui, les incidents sont des moteurs aptes à relancer régulièrement le mouvement de l’intrigue ; ce faisant, ils lui communiquent bien de la chaleur, qui va de pair avec l’avancée effective de l’action et qui entraîne le divertissement des spectateurs. Cette chaleur est plus difficile à conserver dans le cas des genres sérieux, précisément parce que les sources de chaleur que constituent les incidents se font rares. Mais la rareté des sources de chaleur dans les genres sérieux n’est un problème que si l’on souscrit à une telle conception mécaniste du mouvement. Or les conceptions dramaturgiques de Diderot procèdent d’une opposition entre deux modèles caloriques différents : l’un mécaniste, qu’il récuse parce qu’il génèrerait de la chaleur par la multiplication d’effets gratuits, passagers et vains ; l’autre d’inspiration chimique, fondé sur le modèle de la fermentation, qui permet au spectateur de se laisser transformer de l’intérieur pour accéder au bien et au bon. La multiplication des incidents, à l’œuvre dans la farce et la comédie classique, forme une intrigue complexe qui produit un mouvement bien visible. Le genre dramatique sérieux, auquel Diderot s’essaie dans Le Fils naturel et le Père de famille, exige, lui, une intrigue que l’auteur qualifie de simple, de sorte « qu’un seul incident fournisse à plusieurs scènes [28] ». Et c’est précisément le peu de mouvement externe que génère cette dramaturgie qui permet l’apparition d’une chaleur interne chez le spectateur.

Si la notion d’illusion, sous la plume de Diderot, s’écarte tant de la définition du Trévoux et se révèle positive au point de devenir le but de l’art de la composition, c’est parce que, pour lui, plus les apparences sont mensongères, plus elles sont à même de provoquer des émotions fortes, plus elles sont le signe d’une imitation réussie. Or pour être bien imitées, ces apparences doivent suivre une ligne dramaturgique régulière et progressive, dépourvue de coups de théâtre que Diderot n’aime pas parce qu’ils sont « amen[és] d’une manière si forcée, et […] sont fondés sur tant de suppositions singulières [29] » qu’ils se dénoncent par leur caractère artificiel. Le temps granulaire de l’intrigue tel que le conçoit Diderot est fait pour s’adapter au temps de la représentation tel que le spectateur en fait l’expérience. La multiplication des incidents comme des coups de théâtre crée un écart entre le niveau de la fiction et celui de la représentation, car le spectateur est surpris : il est en quelque sorte dépassé par l’événement. Alors qu’une intrigue simple, dotée de moins de mouvement et donc de moins de retournements, laisse le temps au spectateur de suivre pas à pas le développement de l’action, de prendre le drame qu’il voit pour la réalité, le temps de la représentation, sans que rien du mécanisme de l’intrigue ni de l’art de l’auteur ne se rappellent à lui. Si la pièce est ainsi conçue que chaque instant est complètement tendu vers le suivant, le spectateur, dès lors qu’il est instruit de tout au fur et à mesure du déroulement de l’intrigue, sera lui-même tendu vers la suite : « que satisfait de ce qui est présent, je souhaite vivement ce qui va suivre ; qu’un personnage m’en fasse désirer un autre ; qu’un incident me hâte vers celui qui lui est lié [30] ». Le terme incident, entendu comme un événement inséré dans une structure temporelle granulaire et téléologique, est pris dans un sens positif. En revanche, une intrigue complexe dotée de nombreux incidents a, pour Diderot, le défaut de noyer le personnage sous la masse des événements et, par conséquent, de le vider de sa substance : « Si vous obtenez de l’intérêt et de la rapidité par des incidents multipliés, vous n’aurez plus de discours ; vos personnages auront à peine le temps de parler ; ils agiront au lieu de se développer [31] ». En opposant l’ « action » du personnage à son « développement », Diderot marque encore un peu plus sa défiance à l’égard des intrigues à rebondissements. Celles-ci produisent certes de l’action, mais à un rythme si rapide qu’elles ne laissent pas de place véritable à la durée, par laquelle le spectateur voit un personnage évoluer et peut, grâce à cette lenteur relative, s’identifier à lui et éprouver de l’empathie pour lui. Parce qu’elle suscite chez le spectateur une vive attente, la (longue) durée nécessaire à l’évolution d’un caractère ou d’une passion est d’autant plus susceptible de générer l’émotion qu’elle est progressive et continue. C’est peut-être l’ultime paradoxe de ce temps granulaire diderotien que de donner véritablement à sentir au spectateur, sur le plan de la fiction, l’épaisseur du temps qui passe, grâce à une succession d’ « instants particuliers » qui, pris séparément, nient toute durée.

Diderot pense l’esthétique en chimiste : non seulement lorsqu’il propose une nouvelle conception du jeu d’acteur grâce à la notion de mouvement immobile dans le tableau, ou lorsqu’il dessine le parcours sacrificiel d’un personnage pensé d’après le modèle de la fermentation chimique [32], mais aussi au niveau fondamental d’une mimèsis renouvelée. Car c’est depuis cette représentation d’un temps granulaire et téléologique, fondé sur les principes d’une mécanique non cartésienne, qu’il aborde la question de la représentation, en refusant de la fonder sur une imitation des modèles anciens, qui multiplient les incidents, mais en refusant aussi de la fonder sur une copie de la vie quotidienne. Il troque donc un artifice contre un autre, l’accumulation artificiel d’incidents contre le choix d’un instant précis – ce qui distingue aussi l’art de la vie. Cette temporalité est bien une construction poétique, qui chasse hors de l’œuvre picturale et de l’œuvre dramatique toute forme de contingence pour créer chez le spectateur l’illusion la plus parfaite possible, seule garante d’une émotion véritable.

 

NOTES

[1] Citons, entre autres, Pierre Frantz, qui note l’utilisation chez Diderot de tableaux-stases et de tableaux-combles pour suspendre le temps et démultiplier ainsi l’intensité dramatique d’une scène (L’Esthétique du tableau dans le théâtre du XVIIIe siècle, Paris, PUF, 1998) ; Stéphane Lojkine, qui étudie comment Diderot, en peinture comme au théâtre, conjure le flux temporel en faveur de l’« instant prégnant », temps faible qui précède l’acmé émotionnelle et qui permet au spectateur de restituer le trajet jusqu’au temps fort, ce qui le fixe devant le tableau (« Dans le moment qui précède l’explosion… – Temporalité, représentation et pensée chez Diderot », Zeitlichkeit in Text und Bild, Franziska Sick et al. (dir.), Heidelberg, Universitätsverlag Winter, 2007, p. 41-57) ; et Marilina Gianico, qui s’intéresse à la manière dont Diderot tente de dépasser le concept de durée pour accéder à une vérité de l’émotion dans la représentation (« Le tableau pathétique entre instant et durée », Diderot et le temps, Stéphane Lojkine et Adrien Paschoud (dir.), Presses universitaires de Provence, 2016, p. 191-201).

[2] L’article Incident figure dans le tome V de l’édition de 1752 du Dictionnaire universel françois et latin [dit Dictionnaire de Trévoux], Paris, Compagnie des libraires associés, col. 1311.

[3] Encyclopédie, vol. VIII, 1765, p. 647.

[4] À savoir : « Un incident imprévu fut le prétexte de la guerre. Mez. Nous allons vous régaler d’un incident tout frais, qui vous surprendra fort. Mol. » (Dictionnaire de Trévoux, op. cit., art. « Incident »).

[5] « La variété d’incidens bien amenés, & bien ménagés, fait la beauté du Poëme héroïque. Pont. Le Poëme épique doit embrasser une certaine quantité d’incidens, pour suspendre le dénouement, qui sans cela iroit trop vite à la fin. Mén. » (ibidem).

[6] Encyclopédie, vol. VIII, 1765, p. 557. Pour le Trévoux, l’illusion est une « fausse apparence », un « artifice pour faire paroître ce qui n’est pas » (Paris, Compagnie des libraires associés, 1752, t. 4, p. 1235).

[7] Encyclopédie, vol. VIII, 1765, p. 560.

[8] Encyclopédie, vol. VIII, 1765, p. 557.

[9] Ibidem.

[10] Diderot, Entretiens sur Le Fils naturel, Œuvres complètes, DPV, vol. X : Le drame bourgeois, Fiction II, éd. Anne-Marie et Jacques Chouillet, Paris, Hermann, 1979, p. 85-86.

[11] Mathieu Brunet note que le modèle de la simultanéité temporelle a beaucoup informé l’écriture essayistique et romanesque de Diderot, mais presque pas son écriture théâtrale, qui souscrit à une exigence absolue de clarté et respecte, dans ce but, la succession temporelle (« Diderot et le modèle du simultané », Diderot et le temps, S. Lojkine et A. Paschoud (dir.), op. cit., p. 41-50).

[12] Encyclopédie, vol. III, 1753, p. 772.

[13] Elise Pavy-Guilbert, Annotation et dossier critique de l’article Composition, en peinture (Encyclopédie, vol. III, p. 772a–774b), Édition numérique collaborative et critique de l’Encyclopédie, publiés le 5 mai 2019, consulté le 2 mars 2025. DOI

[14] Voir le commentaire de l’article Composition, en peinture par Stéphane Lojkine, L’œil révolté : les Salons de Diderot, Paris/Arles, Chambon/Actes Sud, 2007, p. 204-215.

[15] Encyclopédie, vol. III, 1753, p. 772.

[16] Ibidem.

[17] Ibidem.

[18] Diderot, De la poésie dramatique, DPV, vol. X, p. 341.

[19] Ibidem.

[20] Ibid., p. 362.

[21] Ibidem.

[22] Ibid., p. 367.

[23] Encyclopédie, vol. VIII, 1765, p. 607.

[24] Diderot , Principes philosophiques sur la matière et le mouvement, DPV, t. XVII, 1987, p. 14.

[25] Ibid., p. 15.

[26] Ibidem.

[27] Diderot, De la poésie dramatique, DPV, vol. X, p. 343-344.

[28] Diderot, Ibid., p. 397.

[29] Diderot, Entretiens sur Le Fils naturel, DPV, vol. X, p. 91.

[30] Diderot, De la poésie dramatique, DPV, vol. X, p. 371.

[31] Ibid., p. 343.

[32] Je me permets de renvoyer à mes travaux, L’Ennui du spectateur. Thermique du théâtre (1716-1788), Paris, Classiques Garnier, 2021, p. 497-518, et « Le modèle de la fermentation chimique dans Le Fils naturel de Diderot », Arts et Savoirs, n°19, 2023.

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