Réécriture en alexandrins d’un article de Diderot

Visuelle je suis, d’optique également,

Soit grand art, soit erreur, science ou ignorance,

Je déforme, le réel est facile à mes déguisements,

J’égare : gardez-vous de me faire confiance !

Je viens aussi, pour vous tromper, de l’intérieur,

De vos actuels affects – je préférais « passions » –,

De vos peurs, de vos rêves, puissante à proportion

Que le rationnel n’est plus régulateur,

Car vous ressentez trop tout le mal, tout le bien…

J’embellis, je grandis, souvent je vous transporte,

Grâce à moi vous croyez aux plus heureux destins ;

Votre amour de vous-même souvent ouvre la porte

À ma belle imposture qui flatte votre image.

Comme vous êtes triste quand je vous ai quittés !

Vous n’aimez guère au fond à être dessillés,

Même quand le réel, têtu, vous y engage :

C’est pénible pour vous de devoir apprécier

Celui qu’injustement vous avez détesté,

Car je ne pare pas que de belles couleurs ;

Mais ce l’est plus encor de trouver sans valeur

Ceux que vous avez crus si pleins de majesté

Sans avoir observé plus loin que votre nez.

Je sais persuader un chacun que tout dure,

Amour, bonheur, plaisir, que votre vie est sûre ;

Devenus malheureux, vous croyez par mes leurres

Que votre lendemain pourra être meilleur.

Je vous gonfle d’espoirs, de croyances frivoles,

Propres à stimuler des entreprises folles.

De certains engouements on aime l’innocence ;

D’autres vous dictent, hélas, l’affreuse intolérance.

J’embellis vos pensées, vos mots, vos souvenirs,

Éloquents ou poètes, ravisseurs d’âmes tendres,

Et vous maniez l’art de charmer, d’éblouir,

À votre propre jeu risquant bien de vous prendre…

À ma toute-puissance vous vous abandonnez,

Quand, sur scène, tragiques, et par l’art imités,

De Néron, de Médée, vous avez pris la place,

Du moins vous le croyez – belle naïveté !

Mais j’épargne l’acteur pour qu’il soit efficace :

Si vous êtes émus, lui doit se dominer.

Je m’égare hors l’article, c’est dans le Paradoxe !

En matière de règles, j’aime les  orthodoxes,

Celles-ci sont censées … Je crains de répéter

Car mes mots, cette fois, viennent d’un Entretien

Qu’avec Dorval jadis mena mon rédacteur

Au sujet du théâtre, admirable menteur,

Qui meut votre pitié, si vous vous croyez bien

Dans le lieu qu’il vous montre, et à l’époque aussi

Qui dans sa dureté de beaux actes a permis :

Grâce à moi seulement montent vos émotions,

Je vous plais, je vous touche, je suis l’ILLUSION.

ILLUSION, s. f. (Gram.& Littérat.) c’est le mensonge des apparences, & faire illusion, c’est en général tromper par les apparences. Nos sens nous font illusion, lorsqu’ils nous montrent des objets où il n’y en a point ; ou lorsqu’il y en a, & qu’ils nous les montrent autrement qu’ils ne sont. Les verres de l’Optique nous font illusion de cent manieres différentes, en altérant la grandeur, la forme, la couleur & la distance. Nos passions nous font illusion lorsqu’elles nous dérobent l’injustice des actions ou des sentimens qu’elles nous inspirent. Alors l’on croit parce que l’on craint, ou parce que l’on desire : l’illusion augmente en proportion de la force du sentiment, & de la foiblesse de la raison ; elle flétrit ou embellit toutes les jouissances ; elle pare ou ternit toutes les vertus : au moment où on perd les illusions agréables, on tombe dans l’inertie & le dégoût. Y-a-t-il de l’enthousiasme sans illusion ? Tout ce qui nous en impose par son éclat, son antiquité, sa fausse importance, nous fait illusion. En ce sens, ce monde est un monde d’illusions. Il y a des illusions douces & consolantes, qu’il seroit cruel d’ôter aux hommes. L’amour-propre est le pere des illusions ; la nature a les siennes. Une des plus fortes est celle du plaisir momentané, qui expose la femme à perdre sa vie pour la donner ; & celle qui arrête la main de l’homme malheureux, & qui le détermine à vivre. C’est le charme de l’illusion qui nous aveugle en une infinité de circonstances, sur la valeur du sacrifice qu’on exige de nous, & sur la frivolité de la récompense qu’on y attache. Portez mon illusion à l’extrème, & vous engendrerez en moi l’admiration, le transport, l’enthousiasme, la fureur & le fanatisme. L’orateur conduit la persuasion ; l’illusion marche à côté du poëte. L’orateur & le poëte sont deux grands magiciens, qui sont quelquefois les premieres dupes de leurs prestiges. Je dirai au poëte dramatique : voulez-vous me faire illusion, que votre sujet soit simple, & que vos incidens ne soient point trop éloignés du cours naturel des choses ; ne les multipliez point ; qu’ils s’enchaînent & s’attirent ; méfiez-vous des circonstances fortuites, & songez sur tout au peu de tems & d’espace que le genre vous accorde.

Note d’attribution de l’édition de l’ENCCRE : Cet article est attribué à Diderot, à partir de suggestions de John Lough (DPV, V, p. 211-220), sur des critères croisés explicités dans (Leca-Tsiomis, 2020) et (Leca-Tsiomis, 2021).

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