Penser la vie

 

Je me propose de commenter le passage ci-dessous d’une lettre célèbre que Diderot écrivit à Sophie Volland le 15 octobre 1759. Pourquoi ce choix ? D’abord parce que ces lignes présentent « en petit » les principales caractéristiques des « grands » dialogues de Diderot ; ensuite parce qu’elles exposent, sur le mode familier, la thèse de la sensibilité de la matière, dont on sait qu’elle est au centre de sa pensée, développée notamment dans Le Rêve de D’Alembert.

À ce propos, il me passa par la tête un paradoxe que je me souviens d’avoir entamé un jour avec votre sœur, et je dis au père Hoop, car c’est ainsi que nous l’avons surnommé, parce qu’il a l’air ridé, sec et vieillot : Vous êtes bien à plaindre ; mais s’il était quelque chose de ce que je pense, vous le seriez davantage. — Le pis est d’exister, et j’existe. — Le pis n’est pas d’exister, mais d’exister pour toujours. — Aussi je me flatte qu’il n’en sera rien. — Peut-être. Dites-moi, avez-vous jamais pensé sérieusement à ce que c’est que vivre ? Concevez-vous bien qu’un être puisse jamais passer de l’état de non-vivant à l’état de vivant ? Un corps s’accroît ou diminue, se meut ou se repose ; mais s’il ne vit pas par lui-même, croyez-vous qu’un changement quel qu’il soit, puisse lui donner de la vie ? Il n’en est pas de vivre comme de se mouvoir ; c’est autre chose. Un corps en mouvement frappe un corps en repos et celui-ci se meut. Mais arrêtez, accélérez un corps non vivant, ajoutez-y, retranchez-en, organisez-le, c’est-à-dire disposez-en les parties comme vous l’imaginerez : si elles sont mortes, elles ne vivront non plus dans une position que dans une autre. Supposez qu’en mettant à côté d’une particule morte, une, deux ou trois particules mortes, on en formera un système de corps vivant, c’est avancer, ce me semble, une absurdité très forte, ou je ne m’y connais pas. Quoi ! la particule a placée à gauche de la particule b n’avait point la conscience de son existence, ne sentait point, était inerte et morte ; et voilà que celle qui était à gauche mise à droite et celle qui était à droite mise à gauche, le tout vit, se connaît, se sent ? Cela ne se peut. Que fait ici la droite ou la gauche ? Y a-t-il un côté et un autre côté dans l’espace ? Cela serait, que le sentiment et la vie n’en dépendraient pas. Ce qui a ces qualités les a toujours eues et les aura toujours. Le sentiment et la vie sont éternels. Ce qui vit a toujours vécu, et vivra sans fin. La seule différence que je connaisse entre la mort et la vie, c’est qu’à présent vous vivez en masse, et que dissous, épars en molécules, dans vingt ans d’ici vous vivrez en détail. — Dans vingt ans, c’est bien loin…  Et Mme d’Aine : On ne naît point, on ne meurt point ; quelle diable de folie ! — Non, madame. — Quoiqu’on ne meure point, je veux mourir tout à l’heure, si vous me faites croire cela. — Attendez, Thisbé vit, n’est-il pas vrai ? — Si ma chienne vit ? Je vous en réponds ; elle pense, elle aime , elle raisonne , elle a de l’esprit et du jugement. — Vous vous souvenez bien d’un temps où elle n’était pas plus grosse qu’un rat ? — Oui. — Pourriez-vous me dire comment elle est devenue si rondelette ? — Pardi, en se crevant de mangeaille comme vous et moi. — Fort bien ; et ce qu’elle mangeait vivait-il ou non ? — Quelle question ! Pardi non, il ne vivait pas. — Quoi ! une chose qui ne vivait pas appliquée à une chose qui vivait est devenue vivante, et vous entendez cela ? — Pardi, il faut bien que je l’entende. — J’aimerais tout autant que vous me dissiez que si l’on mettait un homme mort entre vos bras, il ressusciterait. — Ma foi, s’il était bien mort, bien mort… ; mais laissez-moi en repos ; voilà-t-il pas que vous me feriez dire des folies…

Le reste de la soirée s’est passé à me plaisanter sur mon paradoxe. On m’offrait de belles poires qui vivaient, des raisins qui pensaient.

Nous sommes au Grandval. Diderot évoque dans sa lettre l’après-midi de la veille, où, « rangés autour d’une grosse souche », le baron (d’Holbach), le père Hoop et lui-même se mirent à philosopher. L’Écossais, dont on connaît l’optimisme, affirme que s’il pouvait rentrer une fois dans le ventre de sa mère, on ne l’en ferait pas sortir. Arrive alors la première phrase du passage.

« À ce propos il me passa par la tête un paradoxe… » Nous avons affaire à une association d’idées que, comme telle, Diderot ne maîtrise pas, qui surgit en lui, qu’il reçoit, mais qui n’est pas la sienne. Ce n’est pas Diderot qui est sujet, mais l’idée (ou le paradoxe) qui « [lui] passe par la tête ». L’association d’idées constitue une pensée en acte qui s’impose au sujet, lequel en est le simple support. On retrouverait un telle impersonnalité de la pensée dans bien d’autres textes de Diderot, par exemple Le Neveu de Rameau : « J’abandonne mon esprit à tout son libertinage. Je le laisse maître de suivre la première idée, sage ou folle qui se  présente [1]. » Cette fois-ci, l’idée « se présente » et le sujet l’accueille. Cette autonomie de la pensée se rencontre par exemple chez le Diderot du premier dialogue du Rêve de D’Alembert, « La suite d’un entretien entre M. D’Alembert et M. Diderot », chez le premier interlocuteur du Paradoxe sur le comédien, ou encore chez le Dorval des Entretiens sur Le fils naturel. De façon générale, elle est impliquée par le genre du dialogue que Diderot utilise si fréquemment.

Le motif du « paradoxe » est l’autre centre d’intérêt de cette phrase. Ce paradoxe, nous allons le voir dans les lignes qui la suivent, tient à l’idée d’une sensibilité de la matière qui contredit l’opinion commune, mais aussi l’évidence sensible. Au début de l’entretien susmentionné entre Diderot et D’Alembert, ce dernier tire conclusion de la pensée de Diderot. Il la considère visiblement comme absurde : « Car enfin cette sensibilité que vous lui substituez (à la notion d’âme) si c’est une qualité générale et essentielle de la matière ; il faut que la pierre sente […]. Cela est dur à croire… ». À quoi Diderot répond, « Oui pour celui qui la taille, la broie et ne l’entend pas crier. » Autrement dit la sensibilité de la matière est une thèse difficile à croire car elle va à l’encontre de l’évidence sensible. On retrouverait cette résistance chez les interlocuteurs des penseurs paradoxaux. Ceux-ci animent les textes de Diderot, notamment les trois cités ci-dessus, Le Rêve, le Paradoxe sur le comédien et les Entretiens sur Le Fils naturel (même si, dans ce dernier cas, il ne s’agit pas exactement d’un paradoxe, il s’agit bien d’une conception du théâtre contraire aux usages du temps).

Cette première phrase est rapidement suivie par un retour au dialogue, Diderot s’adressant au père Hoop : « Vous êtes bien à plaindre car s’il était quelque chose de ce que je pense vous le seriez davantage. […]. Le pis n’est pas d’exister [Diderot fait allusion à la thèse mélancolique et elle aussi paradoxale du père Hoop], mais d’exister pour toujours. » Nous ne savons pour l’instant pas grand-chose du « paradoxe » de Diderot si ce n’est qu’il est un paradoxe et qu’il amène à penser que nous existons pour toujours. Petit suspense, légèrement provocateur, et curiosité à la fois des interlocuteurs de Diderot, de Sophie et des lecteurs que nous sommes.

Cesse alors la plaisanterie et c’est un Diderot convaincu et véhément qui dans la longue réplique suivante, pense devant ses interlocuteurs pour les convaincre.  Sa première phrase nous dit qu’il s’agit de se demander « ce que c’est que vivre ». La vie est en effet ce qui va de soi. Plus exactement qu’une vie ait un début et une fin est une évidence. Les phrases qui suivent sont des négations qui constatent qu’il est impossible de concevoir qu’un « être puisse passer de l’état de non-vivant à l’état de vivant ». Elles rejettent toute tentative pour penser la vie à partir du mouvement : l’idée que changer l’ordre de deux particules de matière morte, en faisant passer la particule A à gauche et la particule B à droite, puisse produire la vie est « une absurdité très forte ». Autrement dit, que la vie puisse survenir à partir d’une matière non-vivante n’étant pas pensable, et l’autre façon de penser la vie, la notion d’âme, étant inintelligible, comme le constate D’Alembert au début du Rêve, Diderot est nécessairement renvoyé à la conclusion qui suit : la vie est immortelle. Nous avons là l’exemple d’une pensée à laquelle Diderot est contraint par l’impossibilité de penser autrement, une pensée non libre, qui comme dit ci-dessus, n’est pas la sienne et s’impose à lui, de même qu’elle s’impose à quiconque prétend penser la vie.

Au fur et à mesure que se déroule le propos de Diderot, sa véhémence croît pour atteindre son point culminant avec les deux formules qui se détachent dans ses phrases finales : « Le sentiment et la vie sont éternels. Ce qui vit a toujours vécu et vivra sans fin. » Ce sont des maximes qui ne s’adressent à personne, dont la portée universelle implique que Diderot a perdu de vue ses interlocuteur et qui loin d’être le constat d’une raison impassible, apparaissent au moment où Diderot est emporté par sa pensée, où l’enthousiasme atteint son comble. Ces deux maximes ont indubitablement un accent triomphal. C’est qu’elles constituent à la fois le triomphe de la vie sur la mort (il n’est plus question, comme au début du propos de Diderot, de la matière morte ou non vivante et les mots « vie » ou « vivre » apparaissent quatre fois dans ces deux phrases), et le triomphe de la pensée sur la non-pensée. La réflexion de Diderot a, depuis son début, une dimension polémique et manifeste une colère à l’encontre de ceux qui prétendent penser le passage de la vie à la mort. C’est qu’il ne s’agit pas là du conflit entre une théorie (celle selon laquelle toute matière serait vivante) et une autre théorie (celle selon laquelle il faudrait distinguer matière vivante et matière morte). Cette dernière, je l’ai noté plus haut, est inconcevable. Il s’agit d’un conflit entre la pensée et la non-pensée, ce qui explique la colère de Diderot. Ces lignes exposent une réflexion en acte, c’est-à-dire la naissance d’une pensée se dégageant des forces qui l’empêchent. C’est ce que l’on retrouverait dans bien des dialogues de Diderot et c’est en cela qu’il est un homme des lumières, homme de la victoire de la pensée sur ce qui l’entrave – idées reçues, préjugés, conformisme et conservatisme, bref, l’ensemble des forces de l’obscurantisme. Ce qui n’implique pas la supériorité de certains individus (parmi lesquels Diderot) qui penseraient, sur d’autres individus qui ne penseraient pas : aucun aristocratisme à cet égard. Les « penseurs » sont des inspirés : ils sont eux-mêmes traversés par cette force impersonnelle qu’est la pensée et s’emploient à ce que leurs interlocuteurs cessent d’y résister. Nous avons affaire à une intellectualité de l’enthousiasme et inversement à un enthousiasme de l’intellect.

Avec la phrase suivant les deux maximes – « La seule différence que je connaisse entre la mort et la vie, c’est qu’à présent vous vivez en masse et que dissous, épars en molécules dans vingt ans d’ici vous vivrez en détail » –  nous  retrouvons l’interlocuteur. Il ne s’agit plus de la mort en général, mais de celle du père Hoop. Diderot énonce la seule différence, une différence de forme (le passage de la masse à l’éparpillement des molécules), qu’il admette entre le vif et le mort. À quoi le père Hoop réplique, avec son ordinaire ironie noire, « Dans vingt ans, c’est bien loin ». Nous changeons d’échelle. Contrastant avec Diderot qui envisage la suite infinie des temps, il nous ramène à un point de vue selon lequel vingt ans c’est très loin, il nous ramène en somme au présent. Et l’opposition entre le père Hoop et Diderot à cet égard est celle de Falconet et Diderot à propos de la postérité : le premier n’envisage que le présent, le second que « ce qui vit à toujours vécu et vivra sans fin », pour reprendre la formule ci-dessus.

Avec l’apparition de Mme d’Aine, dont il n’a pas été question depuis le début de la lettre, au langage philosophico-scientifique policé succède la truculence et la crudité sans fard d’un langage familier et populaire (« On ne naît point, on ne meurt point, quelle diable de folie… »). Il accentue ce que peut avoir de stupéfiant et de scandaleux, car, comme dit ci-dessus, contraire au bon sens et à l’évidence, le « paradoxe » de Diderot. Mme d’Aine le rejette en le taxant de « folie », comme Melle de L’Espinasse rejette le propos de D’Alembert rêvant. La vivacité de sa réaction laisse soupçonner qu’elle a un caractère défensif. Elle refuse ce qui en elle-même serait tenté d’approuver la thèse de Diderot. Le mot « folie » en fin de phrase dénote l’ambiguïté maintenue tout au long du passage : science ou folie ?

« Non Madame ». Le froid laconisme de Diderot (qui interrompt Mme d’Aine pour confirmer le « on ne naît point, on ne meurt point ») contraste avec l’effervescence de son interlocutrice. Il constitue à son tour un rejet, tranchant et catégorique de celui de Mme d’Aine (c’est le « non » qui dans sa sécheresse s’entend).

Avec la réplique suivante –  « Quoiqu’on ne meure point, je veux mourir tout à l’heure si vous me faites croire cela » –, nonobstant le jeu de mots sur « mourir » qui lui donne une certaine légèreté, nous avons affaire à un défi : alors que Diderot supprimait la mort de ses phrases et y répétait la vie sous des formes diverses, Mme d’Aine met en avant la mort (deux occurrences dans sa réplique) et met son interlocuteur au défi de la persuader. Le dialogue s’en trouve ainsi dramatisé et devient un affrontement intellectuel entre la force persuasive de Diderot et les capacités défensives de son « adversaire ».

Diderot change alors de tactique, ou plutôt en adopte une. En bon pédagogue il commence par passer de la généralité à l’exemple et à un exemple familier à son interlocutrice, sa chienne : « Attendez. Thisbé vit n’est-ce pas ? ». Le surgissement dans le dialogue du nom de Thisbé et de ce qu’il désigne provoque un effet de rupture et de surprise. Effet de rupture d’abord, désorientant. Nous ne comprenons plus où veut en venir Diderot. Quel rapport entre Thisbé et la question de la matière morte et de la matière vivante ? Nous ne savons même pas ce que, ou qui, désigne ce nom, avant que la réponse de Mme d’Aine ne le précise. Rupture comique ensuite en ce qu’elle introduit le plus familier et le plus proche dans un discours qui évoque le plus étrange et le plus lointain : la vie après la mort. Nous passons sans transition du sublime au quotidien.

Cet effet comique va être largement accentué par le langage de Mme d’Aine : « –  Si ma chienne vit, je vous en réponds ; elle pense ; elle aime ; elle raisonne ; elle a de l’esprit et du jugement ; –  Vous vous souvenez bien d’un temps où elle n’était pas plus grosse qu’un rat ? –  Oui. – Pourriez-vous me dire comment elle est devenue si rondelette… –  Pardi, en se crevant de mangeaille comme vous et moi. » Mme d’Aine traite la philosophie, à laquelle est réservé d’ordinaire un langage savant et noble, à coups d’expressions à la limite d’une vulgarité un peu grossière. Le classicisme qualifierait de « bas » ce langage d’une énergique naïveté qui évoque le corps sans gaze. Et c’est cette irruption d’une bassesse énergique dans la noblesse désincarnée et un peu fanée du discours philosophique qui est comique [2]. On aura reconnu là une variante de l’opposition nature/culture telle qu’elle se présente chez Diderot.

Par ailleurs ces lignes identifient l’homme et l’animal. D’abord par un mouvement ascendant, allant du bas vers le haut, l’animal est rehaussé jusqu’à l’homme, il est doté d’« esprit et de jugement ». Par un mouvement descendant ensuite, du haut vers le bas, l’homme est rabaissé jusqu’à l’animal. Il est doté d’un ventre : la chienne « se crève de mangeaille, comme vous et moi » (je souligne). À l’animal pensant répond symétriquement l’homme mangeant. Je ne peux m’empêcher de citer, bien qu’un peu long, ce passage des Réflexions sur le livre De l’ Esprit, qui me fait toujours rire :

Ainsi allongez à un homme le museau, figurez-lui le nez, les yeux, les dents, les oreilles comme à un chien ; couvrez-le de poil ; mettez-le à quatre pattes et cet homme fût-il un docteur de Sorbonne, ainsi métamorphosé, il fera toutes les fonctions du chien. Il aboiera au lieu d’argumenter. Il rongera des os au lieu de résoudre des sophismes. Son activité principale se ramassera vers l’odorat ; il aura presque toute son âme dans le nez, et suivra un lapin ou un lièvre à la piste au lieu d’éventer un athée ou un hérétique… D’un autre côté prenez un chien, dressez-le sur les pieds de derrière, arrondissez-lui la tête ; raccourcissez-lui le museau ; ôtez-lui le poil et la queue, et vous en ferez un docteur réfléchissant profondément sur les mystères de la prédestination et de la grâce… [3]

Après l’exemple vient le nœud de l’argumentation pédagogique et c’est à ce moment-là seulement que cesse le « suspense » intellectuel et que nous comprenons où Diderot voulait conduire Mme d’Aine (et sa lectrice). « – Fort bien ; et ce qu’elle mangeait vivait-il ou non… – Quelle question, pardi non, il ne vivait pas. – Quoi, une chose qui ne vivait pas appliquée à une chose qui vivait est devenue vivante, et vous entendez cela… » Le syllogisme sous-entendu est celui-ci : si les aliments sont de la matière morte, ils se sont transformés, en faisant grossir la chienne, en chair, c’est-à-dire en matière vivante. Or cette transformation est inconcevable (voir ci-dessus), donc les aliments sont de la matière vivante. C’est cette argumentation à propos de la digestion qui est développée dans la Suite d’un entretien entre M. D’Alembert et M. Diderot.

Mme d’Aine n’est cependant pas encore persuadée et Diderot doit avoir recours à l’analogie de « l’homme mort » : « – Pardi il faut bien que je l’entende » répond-elle à la question de Diderot ; « –  J’aimerais autant que vous me dissiez que si l’on mettait un homme mort entre vos bras, il ressusciterait. » La comparaison a pour fonction de concrétiser la question (abstraite) du passage de la matière morte à la matière vivante en général, en lui donnant une figuration sensible (il y a probablement là, aussi, une allusion ironique à ce qui serait le pouvoir érotique de Mme d’Aine, capable de ressusciter les morts).

Poussée dans ses retranchements, si l’on peut dire, par l’argumentation de Diderot, Mme d’Aine, sur le point d’admettre la vérité de sa thèse, préfère en fin de compte interrompre le débat. C’est qu’elle s’apprête à tenir des propos qu’elle refuse d’admettre pour siens : « – Ma foi s’il était bien mort, bien mort… Mais laissez-moi en repos, voilà-t-il pas que vous me feriez dire des folies…» Elle déclare d’abord que ce n’est pas elle qui parle mais Diderot qui la fait parler, ensuite qu’elle dit des «folies », deux façons de dire la même chose. Car si elle trouve « folles » ses propres paroles, c’est qu’elle les vit comme ne lui appartenant pas, comme lui étant étrangères. C’est qu’elles échappent à son auto-surveillance, à son auto-censure. Car, par-delà la thèse de Diderot, ce que Mme d’Aine refuse (ce qu’elle se refuse), c’est la possibilité (et le plaisir) de tenir des propos incontrôlés, c’est la satisfaction de se laisser aller à une pensée spontanée. Je citais, ci-dessus, son « Il faut bien que je l’entende » (je souligne). Lues rétrospectivement, il est en effet des phrases du dialogue indiquant qu’il existe pour Mme d’Aine, sinon une police, en tout cas une morale de la pensée, des devoirs de pensée. Et le dialogue de Diderot en vient à exposer le conflit entre spontanéité et devoir intellectuel. C’est dire que ce micro-dialogue entre nos deux personnages expose moins un affrontement entre eux qu’un conflit entre Mme d’Aine et elle-même. Diderot est certes l’un des interlocuteurs, mais il est aussi, face à son interlocutrice, étrangement extérieur, spectateur et auditeur détaché de la conversation. Il est à la fois personnage et narrateur, à la fois celui qui participe au débat et, à distance, le rapporte à Sophie. Quant à Mme d’Aine elle apparaît dans les Lettres à Sophie, et au-delà même de ce bref dialogue, comme un être partagé intellectuellement entre son naturel et ses obligations. Ne reconnaît-elle pas un jour avoir cessé de croire en Dieu et pourtant continuer à faire sa prière (on peut d’ailleurs se demander de quel côté, dans ce cas-là, est le devoir, et de quel côté la spontanéité) ?

« Le reste de la soirée s’est passé à me plaisanter sur mon paradoxe. On m’offrait de belles poires qui vivaient, des raisins qui pensaient. » Cette dernière phrase du passage évoque les moqueries de l’entourage envers la thèse de Diderot. Elles constituent une mise en cause de l’absurdité qu’elles attribuent à ladite thèse et ont la même fonction défensive que les réactions de Mme d’Aine. Par ailleurs nous sommes, avec le thème de la nature animée ou personnifiée, dans le registre du merveilleux (on pense à un dessin animé). C’est que, même si ces raisins qui pensent sont une caricature du propos de Diderot, celui-ci relève à la fois de la science et de la féérie, mélange qui donne au texte sa tonalité. On ne peut que renvoyer au Rêve de D’Alembert, à la fois science et rêve et qui ne peut être, nous dit Diderot « plus profond et plus fou ».

Un mot de conclusion pour souligner que dans ce micro-dialogue le rapport de Diderot et de ses interlocuteurs est un rapport de confrontation intellectuelle :  Diderot avance une thèse que ses interlocuteurs (Mme d’Aine, l’entourage) rejettent. J’ai essayé de dire que cette confrontation ne concernait pas seulement telle ou telle thèse (ici la sensibilité de la matière), mais opposait la force de la pensée à des êtres qui, y résistant, sont des supports de l’obscurantisme. Ils finissent pourtant par abandonner leur résistance (Mme d’Aine, sur le point d’être convaincue, quitte l’arène). Victoire de la pensée sur ceux qui la combattent. Il me semble que cette « structure » informe de nombreux dialogues de Diderot – entre autres, donc, Le Rêve de D’Alembert, le Paradoxe sur le comédien, ou encore les Entretiens sur Le Fils naturel, déjà mentionnés – : elle fait de Diderot un éminent représentant des Lumières.

 

NOTES

[1] Diderot, Œuvres t. II, Paris, Laffont, coll. « Bouquins », 1994, p. 623.

[2] Notons que le nom de « Thisbé » donné à une chienne, c’est-à-dire le nom d’un personnage mythologique désignant un animal, est en lui-même une alliance du haut et du bas.

[3] Œuvres complètes, t. 3, Paris, 1970, p. 240.

Auteur/autrice

Retour en haut