L’article MACHINAL (Gram.)

 

L’article MACHINAL, (Gram.), publié dans le volume 9 de l’Encyclopédie en 1765, fait partie d’un ensemble d’écrits de Diderot : dans un article récent dans RDE consacré à l’article LIBERTÉ, (Morale.) qui s’attache à distinguer les contributions des différents auteurs et à déterminer ce qui revient à Naigeon, Gerhardt Stenger souligne le socle commun de ces écrits. [1] Selon Stenger, les interpolations de Diderot ajoutées en 1755 dans une première version de LIBERTÉ sont ensuite « dépiécées » pour compléter la « Lettre à Landois » et composer l’article MACHINAL.

Ce dernier article donne la définition suivante : « ce que la machine exécute d’elle-même, sans aucune participation de notre volonté », qui correspond en partie à la définition du Dictionnaire de l’Académie de 1718 (la première occurrence) : « Son plus grand usage est dans cette phrase Mouvement machinal, qui se dit des mouvements naturels où la volonté n’a point de part ». La présente note ne cherche pas à revenir sur l’article LIBERTÉ, mais vise plus modestement à placer MACHINAL dans le contexte de la réflexion de Diderot sur le problème de la liberté humaine.

Cette question est posée de longue date, par rapport d’un côté à la théologie et la discussion sur le libre arbitre, et de l’autre à la réflexion matérialiste (en référence notamment à Hobbes et à Spinoza). Nier l’existence d’une âme immatérielle reviendrait à affirmer que l’être humain est purement matériel et qu’il est donc une machine, dans le sens qu’il n’est pas libre d’agir autrement que selon les impulsions de son corps matériel. Il n’est pas question ici de rentrer dans le détail de toute cette histoire, que j’ai évoquée ailleurs[2]. Rappelons seulement que, comme le souligne Jacques Proust,[3] la question de la liberté revient d’actualité au milieu des années 1750 après la publication de plusieurs ouvrages liant le matérialisme au déterminisme, notamment : la publication du manuscrit de Fontenelle intitulé « Traité de la liberté », dans les Nouvelles Libertés de penser en 1743 ; et surtout la nouvelle traduction de la Philosophical Inquiry Concerning Human Liberty d’Anthony Collins [4], publiée en 1754 sous le titre de Paradoxes metaphysiques sur le principe des actions humaines ou Dissertation Philosophique sur la Liberté de l’Homme [5]. On peut également rappeler que plusieurs ouvrages de La Mettrie défendent un déterminisme sans compromis, et que ses Œuvres philosophiques, publiées en 1750, connaissent d’autres éditions en 1752 et 1753. Mais si La Mettrie se fonde sur la médecine, Collins, suivant Hobbes et Locke, s’appuie sur les lois nécessaires de la causation, tandis que Fontenelle souligne que l’âme est soumise au fonctionnement du cerveau et aux traces laissées par les esprits. Fontenelle comme Collins définit la liberté comme le pouvoir de faire ce que nous voulons en soulignant que c’est la volonté qui n’est pas libre.

Dans ce contexte Diderot, probablement (selon Stenger) à la suite de la lecture du texte de Fontenelle dont un long passage est reproduit dans l’article LIBERTÉ [6], commence à réfléchir plus sérieusement sur cette question complexe. Car si l’on remet en question la liberté et si l’on affirme que la volonté est le résultat de l’organisation physique et des lois naturelles, on met en doute la morale. Dans une première remarque dans l’article Droit naturel, (Morale.), datant probablement de 1754, Diderot écrit :

Il est évident que si l’homme n’est pas libre, ou que si ses déterminations instantanées, ou même ses oscillations, naissant de quelque chose de matériel qui soit extérieur à son ame, son choix n’est point l’acte pur d’une substance incorporelle & d’une faculté simple de cette substance; il n’y aura ni bonté ni méchanceté raisonnées, quoiqu’il puisse y avoir bonté & méchanceté animales; il n’y aura ni bien ni mal moral, ni juste ni injuste, ni obligation ni droit (p. 115).

En soulignant la nécessité de distinguer la liberté du volontaire, il renvoie aux articles VOLONTÉ, (Gram. & Philosophie morale.) et LIBERTÉ [7]. Peu de temps après, en 1756, il écrit dans la « Lettre à Landois »,

Mais, s’il n’y a point de liberté, il n’y a point d’action qui mérite la louange ou le blâme. Il n’y a ni vice ni vertu, rien dont il faille récompenser ou châtier […] la bienfaisance est une bonne fortune, et non une vertu. [8]

Il se fonde ici sur un déterminisme général :

nous ne sommes que ce qui convient à l’ordre général, à l’organisation, à l’éducation, et à la chaîne des événements. Voilà ce qui dispose de nous invinciblement. On ne conçoit non plus qu’un être agisse sans motifs, qu’un des bras d’une balance se meuve sans l’action d’un poids ; et le motif nous est toujours extérieur, étranger, attaché ou par la nature, ou par une cause quelconque qui n’est pas nous. [9]

Mais cette conception de l’être humain comme déterminé de façon plutôt passive par des causes diverses évolua par la suite, grâce notamment à son étude de la médecine : dans le Rêve de d’Alembert, comme l’a souligné Jacques Chouillet, c’est l’individu réactif qui devient cause [10]. Ainsi, le personnage de Bordeu affirme:

e ne vous dirai de la liberté qu’un mot, c’est que la dernière de nos actions est l’effet nécessaire d’une cause une : nous, très compliquée, mais une […] on est heureusement ou malheureusement né; on est insensiblement entraîné par le torrent général qui conduit l’un à la gloire, l’autre à l’ignominie. [11]

Il souligne l’unité de l’être humain, dominé par ses passions, c’est-à-dire par le fonctionnement de son propre corps et par son interaction avec le monde extérieur.

Mais dans les articles de l’Encyclopédie consacrés à la liberté et à la volonté Diderot n’avait pas encore élaboré cette conception, et le déterminisme qu’il semble défendre n’est pas centré sur l’individu comme cause mais sur la matière et sur les lois générales de la nécessité. En cela ce déterminisme ressemble plus à celui de Collins. Dans LIBERTÉ, Diderot écrit que selon les sectateurs de Spinoza :

ce que nous sommes dans l’instant qui va suivre, dépend donc absolument de ce que nous sommes dans l’instant présent ; ce que nous sommes dans l’instant présent, dépend donc de ce que nous étions dans l’instant précédent ; & ainsi de suite, en remontant jusqu’au premier instant de notre existence, s’il y en a un. Notre vie n’est donc qu’un enchaînement d’instans d’existences & d’actions nécessaires ; notre volonté, un acquiescement à être ce que nous sommes nécessairement dans chacun de ces instans, & notre liberté une chimère (vol. 9, p. 463).

De même, dans l’article VOLONTÉ (Gram. & Philosophie morale), où il distingue, comme Fontenelle, la volonté de la liberté, il parle d’« un enchaînement de causes & des effets, tels que celui dont nous faisons partie » (vol. XVII, p. 454).

Dans l’article MACHINAL — dont le désignant est seulement « Gram. » — on décèle une différence. Il est vrai que Diderot cite le même exemple quelque peu surprenant développé dans LIBERTÉ, concernant cent mille femmes identiques qui se comportent de la même façon. :

supposons une femme qui soit entraînée par sa passion à se jetter tout à-l’heure entre les bras de son amant ; si nous imaginons cent mille femmes entierement semblables à la premiere, d’âge, de tempérament, d’éducation, d’organisation, d’idées, telles en un mot, qu’il n’y ait aucune différence assignable entr’elles & la premiere : on les voit toutes également soumises à la passion dominante, & précipitées entre les bras de leurs amans, sans qu’on puisse concevoir aucune raison pour laquelle l’une ne feroit pas ce que toutes les autres feront. [12]

Le fait qu’elles sont définies comme identiques rend l’argument plutôt tautologique : l’importance de cet exemple semble résider dans le fait qu’il indique des caractéristiques déterminantes purement matérielles, sans faire intervenir une âme immatérielle. En effet, Diderot poursuit : « Or il n’y a aucun motif qui dépende de nous, soit eu égard à sa production, soit eu égard à son énergie. Prétendre qu’il y a dans l’ame une activité qui lui est propre ; c’est dire une chose inintelligible, & qui ne résout rien. »

La description des femmes dans MACHINAL est un peu différente, car les mots « éducation », « organisation » et « idées » n’y figurent pas. L’on y trouve des formulations plus vagues comme « vie antérieure » et un « espace conditionné de la même maniere » :

Si je suppose cent mille femmes tout-à-fait semblables à cette premiere femme, de même âge, de même état, ayant des amans tous semblables, le même tempérament, la même vie antérieure, dans un espace conditionné de la même maniere ; il est certain qu’un être élevé au-dessus de ces cent mille femmes les verroit toutes agir de la même maniere, toutes se porter entre les bras de leurs amans, à la même heure, au même moment, de la même maniere : une armée qui fait l’exercice & qui est commandée dans ses mouvemens ; des capucins de carte qui tombent tous les uns à la file des autres, ne se ressembleroient pas davantage (vol. IX, p. 794).

Les éléments plus précis cités dans LIBERTÉ correspondent plus à ce que Diderot — et des matérialistes comme La Mettrie ou Helvétius — indiquent comme déterminants, notamment l’organisation ou l’éducation. Il faut également remarquer que l’article MACHINAL ne donne pas le même sens à la supposition. Dans LIBERTÉ elle est suivie du passage cité ci-dessus, qui conclut que notre liberté est une chimère, tandis que dans MACHINAL elle est opposée à l’exemple du mouvement machinal, c’est à dire « ce que la machine exécute d’elle-même, sans aucune participation de notre volonté », et qui est le résultat d’une habitude formée par nos expériences pendant la jeunesse et non d’« une qualité innée de la machine » :

Lorsque je fais un faux pas, & que je vais tomber du côté droit, je jette en avant & du côté opposé mon bras gauche, & je le jette avec la plus grande vîtesse que je peux ; qu’en arrive-t-il? C’est que par ce moyen non réfléchi je diminue d’autant la force de ma chûte.

Les cent mille femmes, par contre, agissent volontairement et elles sont libres. Et il enchaîne :

Si l’on ne faisoit aucune distinction réelle entre ces deux cas, il s’ensuivroit que notre vie n’est qu’une suite d’instans nécessairement tels, & nécessairement enchaînés les uns aux autres ; que notre volonté n’est qu’un acquiescement nécessaire à être ce que nous sommes nécessairement dans chacun de ces instans, & que notre liberté est un mot vuide de sens.

Cette phrase reprend celle de l’article LIBERTÉ, mais si dans ce dernier article il poursuit : « ou il n’y a rien de démontré en aucun genre ou cela l’est », l’article MACHINAL termine, au contraire, avec la constatation que puisque nous louons et nous blâmons les actions des autres comme de nous-mêmes, « nous ne sommes certainement pas de cet avis ». Que devons-nous conclure de cette contradiction ? Dans l’article VOLONTÉ, où Diderot critique le fait de prendre la volonté pour la liberté (suivant la distinction soulignée par Collins comme par Fontenelle), il affirme que si les hommes « veulent subitement le contraire de ce qu’ils vouloient, c’est qu’il est tombé un atome sur le bras de la balance, qui l’a fait pancher du côté opposé [13] », et il conclut : « il est difficile de se faire une notion quelconque de la liberté, sur-tout dans un enchaînement de causes & des effets, tels que celui dont nous faisons partie ». Dans MACHINAL il s’attache avant tout à distinguer une action machinale, dans laquelle la volonté n’intervient pas, d’une action volontaire, et il semble en tirer une conclusion différente. Au lieu d’affirmer, comme le font Fontenelle et Collins, que notre liberté consiste à pouvoir suivre notre volonté qui, elle, n’est pas libre, il semble ici vouloir insinuer que c’est la volonté qui est libre.

Cette conclusion est peut-être à rapprocher à ce qu’il écrit dans l’article LIBERTÉ : « Mais, pourquoi distinguez-vous par votre indignation & par votre colere, l’homme qui vous offense, de la tuile qui vous blesse ? c’est que je suis déraisonnable ». Sommes-nous (nous qui « ne sommes pas de cet avis ») tout aussi déraisonnables ? Diderot veut-il que le lecteur en tire la conclusion que rien ne distingue en fait l’action machinale de l’action volontaire, tout en affirmant que ce système n’est pas dangereux et qu’il « ne change rien au bon ordre de la société » ? Après tout, la description de l’action des cent mille femmes et les comparaisons qu’il ajoute ne semblent pas laisser beaucoup de place à l’exercice d’une volonté libre : ni les soldats ni les capucins de carte n’agissent suivant leur propre volonté libre mais ils sont mus par une impulsion extérieure. Il faut peut-être prêter plus d’attention au fait que cet article, à la différence de LIBERTÉ et de VOLONTÉ, relève uniquement du domaine de la grammaire et en conclure que la distinction entre le machinal et le volontaire se situe uniquement sur le plan grammatical et non sur le plan de la morale.

Mais on pourrait au contraire estimer que l’article reflète l’hésitation de Diderot dans sa recherche d’une morale non religieuse et sa dissatisfaction avec le déterminisme radical d’un La Mettrie, qui à mon avis est l’un des cibles de l’article Droit naturel, (Morale.) [14]. Car La Mettrie, dont le déterminisme est fondé sur la médecine et non sur l’enchaînement nécessaire des causes et des effets, nie qu’on puisse louer ou blâmer les actions, sauf par rapport aux besoins de la société. Il n’existe pas, selon lui, de bien et de mal. Les affirmations délibérément provocatrices à ce sujet dans son écrit intitulé l’Anti-Sénèque firent un tel scandale que les autres matérialistes se hâtaient à s’en dissocier [15].

Ainsi ce petit article soulève des questions intéressantes. En le situant dans la réflexion de Diderot sur la liberté et sur la morale et en le comparant aux articles connexes, on constate qu’il est plus problématique qu’il n’y paraît à première vue. Je laisse aux autres la liberté d’en tirer des conclusions.

 

NOTES

[1] Gerhardt Stenger, « Diderot, Naigeon et l’article LIBERTÉ de l’Encyclopédie », RDE 56 (2021), p. 27-54.

[2] Entre autres : L’âme des lumières. Le débat sur l’être humain entre religion et science Angleterre-France (1690-1760), Seyssel, Champ Vallon, 2013, p. 292-303.

[3] Jacques Proust, Diderot et l’Encyclopédie, p. 316-20.

[4] Sur cet ouvrage et sur le contexte britannique, voir James A. Harris, Of Liberty and Necessity: the Free Will Debate in eighteenth-century British Philosophy, Oxford, 2005, et l’édition critique par James O’Higgins, Determinism and Freewill. Anthony Collins’ A Philosophical Inquiry concerning Human Liberty, Nijhoff, La Haye, 1976; sur les traductions françaises du texte de Collins, voir Ann Thomson, « Des Maizeaux, Collins and the translators : the case of Collins’ Philosophical inquiry concerning human liberty », Cultural Transfers: France and Britain in the long eighteenth century, éd. Ann Thomson, Simon Burrows and Edmond Dziembowski, SVEC 2010 : 4, p. 219-231.

[5] Le traducteur ajoute de copieuses notes, dont des citations du « Traité de la liberté » (Nouvelles libertés de penser « A Amsterdam », 1743, p. 84-6, 166-7, 176, 178-9, 181). Notons également que Condillac publie vers la fin de 1754 une courte « Dissertation sur la liberté » dans son Traité des sensations et le médecin Astruc ajoute en 1755 une Dissertation sur la liberté comme deuxième partie de sa Dissertation sur l’immatérialisté et l’immortalité de l’Ame. Ensuite, en 1757, l’abbé Pluquet publie son important Examen du fatalisme, ou Exposition et refutation des différens systêmes de fatalisme.

[6] Gerhardt Stenger, art. cit., p. 49-52. Il faut cependant noter que le modèle cartésien du cerveau défendu par Fontenelle n’est pas celui de Diderot.

[7] « D’où l’on voit […] combien il importe d’établir solidement la réalité, je ne dis pas du volontaire, mais de la liberté qu’on ne confond que trop ordinairement avec le volontaire ».

[8] DPV, t. IX, p. 257. Comparer avec le « Traité de la Liberté » de Fontenelle: « ce sistême rend la vertu un pur bonheur, & le vice, un pur malheur […] & donne beaucoup de pitié pour les méchans, sans inspirer de haine contre eux. » (Nouvelles libertés de penser, p. 148-9)

[9] DPV, t. IX, p. 257-258.

[10] Jacques Chouillet, « Des causes propres à l’homme », Approches des Lumières: Mélanges offerts à Jean Fabre, Paris, 1974, p. 54.

[11] DPV, t. XVII, p. 186.

[12] Article LIBERTÉ, p. 463. Dans VOLONTÉ, par contre, il s’agit de cent mille hommes à qui on présente « un même objet de desir ou d’aversion ».

[13] A noter que l’image du bras de la balance se trouve également dans la citation de la « Lettre à Landois » ci-dessus.

[14] J’ai développé cette question dans « French Eighteenth-Century Materialists and Natural Law », History of European Ideas 42 : 2, 2016, p. 243-255.

[15] Voir Ann Thomson, « La Mettrie, Machines and the Denial of Liberty », The Renewal of Materialism, Graduate Faculty Philosophy Journal 22 : 1, 2000, p. 71-86, ainsi que Materialism and Society in the Mid-Eighteenth Century : La Mettrie’s «Discours préliminaire», Droz, Genève, 1981. Voir aussi l’article récent de Shun Sugino, « De La Mettrie à Sénèque : la politique de la ‘parole au fond du tombeau’ dans l’Essai sur la vie de Sénèque de Diderot », RDE 59, 2024, p. 259-273.

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