Lettre à Marie en forme d’éloge SUCCINCT par une PANÉGYRISTE novice en l’art de LOUER

 

Chère Marie,

Totalement désœuvrée, lasse des longues soirées d’hiver, Irène a eu une idée… Une de plus ! Elle nous a écrit pour nous demander de contribuer à la constitution d’un « joyeux mélange de textes, d’images et de sons » que nous te remettrions en 2025 pour te dire notre reconnaissance intellectuelle, notre amitié indéfectible, pour t’honorer dans l’esprit que Diderot définit ainsi :

*HONORER, v. act. (Gramm.) donner des marques de soûmission, de respect, de vénération, & destime. On honore la mémoire des grands hommes par des éloges, par des monumens, & des cérémonies civiles.

Encore et toujours les grands hommes ! Remarquons à sa décharge que, parlant des honneurs que méritent les « grands hommes », là où le Dictionnaire de Trévoux ne mentionnait que « les Grands », Diderot introduit la question du mérite et de l’utilité des personnes, substitue leur qualité intrinsèque à l’immuable hiérarchie politique du Trévoux qui, s’en tenant à l’origine familiale et aux titres, considérait uniquement les personnes d’un rang élevé. C’est dans cet esprit que son article *COTON (Hist. nat. bot.) distingue « M. le chevalier Turgot, qui s’est instruit de cette fabrique, par un goût pour les Arts utiles d’autant plus digne de nos éloges, qu’il est très-estimable en quelques personnes que ce soit, & qu’il est malheureusement trop rare dans celles de son rang & de sa fortune. »

Admettons aussi que l’époque de Diderot ne pouvait penser aux chercheuses qui ouvrent des pistes scientifiques essentielles, produisent des études magistrales qui améliorent notre connaissance des œuvres et changent la façon commune de les considérer.

Oisive et perclue d’ennui, Irène y pense, nous demande un travail, petit, grand, drôle, sérieux, une étude traditionnelle ou une création originale, un poème, un texte, un film, peu importe la forme pourvu qu’on lui envoie un mur, une pierre, un gravier à ajouter au monument que nous te remettrons dans une cérémonie civile pour te dire le fond de notre pensée et de notre cœur, notre estime, notre respect, notre vénération au sens profane du mot, et notre soumission sans réserve à ta manière d’appréhender les articles de grammaire que Diderot a donnés à l’Encyclopédie. Grâce à ta méthode, nous savons tous maintenant comment et pourquoi Diderot a transformé le très conservateur Dictionnaire de Trévoux. Quelques grands hommes qui nous seront toujours chers, je pense particulièrement à Jacques Proust qui fut mon maître et qui était notre ami commun, ont considérablement enrichi notre lecture de l’Encyclopédie en établissant le paysage scientifique, philosophique et politique dans lequel elle fut conçue. Ils ont construit une sorte de socle auquel on pouvait ajouter d’autres étages. Il te revient d’avoir montré que Diderot accomplissait dans les articles de grammaire, par le biais des définitions de mots, un travail sur la langue qui fut aussi un formidable travail de sape des préjugés.

Je ne peux passer sous silence le plaisir, et même la joie, que me procurent ces réécritures grammaticales de Diderot, impertinentes, irrévérencieuses, d’une savoureuse audace et d’une finesse exceptionnelle. Je ne m’en lasse pas. Et il me plaît de penser que ces entorses aux usages, à la sémantique, à la bienséance, à la morale et à la politique ont contribué aux quelques progrès notables dont jouit notre monde d’aujourd’hui.

Menées sur plusieurs décennies dans la plus grande rigueur, tes recherches confirment une intuition de John Lough, à savoir que Diderot avait écrit plus d’articles qu’il n’en signa et que l’absence de sa marque, l’astérisque, ne prouvait nullement qu’il n’en était pas l’auteur. Convaincu qu’il fallait s’en tenir à la présence de sa marque, Jacques Proust refusa cette possibilité qui ne lui semblait pas suffisamment étayée à ce moment-là. Apportant les arguments qui manquaient à John Lough, Ecrire l’Encyclopédie. Diderot : de l’usage des dictionnaires à la grammaire philosophique, ta thèse que Jacques Proust approuva sans réserve et dont il vanta les mérites, l’a finalement convaincu qu’on pouvait attribuer à Diderot la rédaction de nombreux articles non signés.

Nous laissant totalement libres sur la forme de notre contribution, Irène a imposé la seule contrainte qui nous engagerait au cœur de ton travail : elle a souhaité que notre production parte d’un (ou de plusieurs) articles que tu as attribués à Diderot. 1229, nous avions le choix. Réécritures du Dictionnaire de Trévoux, LOUER (Gramm. & Morale.), PANEGYRISTE (Gram. & Hist. anc. & mod.) et SUCCINCT (Gram.) font partie de ta liste.

 

LOUER

 

Dictionnaire de Trévoux, 1752, t. 4, col. 513 :

LOUER, v. act. Donner des témoignages d’estime au mérite, à la vertu. Laudare, celebrare. Le Psalmiste invite toutes les Créatures à louer le Seigneur. Le genre démonstratif enseigne à louer, & à blâmer. L’art de bien louer est difficile. S. Evr. C’est le privilége des Poëtes de se louer sans scrupule. M. Scud. Les Philosophes louent sobrement. C’est la plus grande foiblesse de l’homme, de vouloir qu’on le loue sans cesse, & encore plus celle des femmes. Rien n’est plus agréable que de s’entendre louer aux autres, & rien de si importun aux autres, que d’entendre quelqu’un se louer soi-même. M. Scud. Le plaisir qu’on prend à être loué, n’est que le plaisir d’être assuré de son propre mérite, & ce desir-là est le premier desir du cœur humain. M. Scud. On ne loue d’ordinaire que pour être loué. La Rochef. Il y a des reproches qui louent, & des louanges qui médisent. Id. Si c’est un vice de louer tout, c’est une injustice de ne pas louer ce qui mérite d’être loué. Bell. On aime à louer Voiture ; mais on est forcé de louer Balzac. ☛ Ménage dit que c’étoit un esprit juste qui avoit eu cette pensée, & M. Costar dit que ce fut une Dame d’un excellent esprit qui la lui dit une fois. C’est un grand art que de sçavoir bien louer, nul genre d’éloquence ne demande des pensées plus fines, ni des tours plus délicats. Bouh. C’est louer les gens grossiérement que de les louer en face, & d’une maniére qui ne ménage point leur pudeur. Id. Il y a des gens qui ne rejettent les louanges, que pour se faire louer. M. Scud. S’il est permis de se louer soi-même, il faut que ce soit d’une bonne action, & jamais des qualités personnelles, & que ce soit dans l’adversité ; c’est orgueil que de se louer dans la prospérité. M. Scud.

  Et pour louer un Roi que tout le monde loue,

  Ma langue n’attend pas que l’argent la dénoue. Boil.

Louer, se dit quelquefois des choses inanimées. Les Cieux louent le Seigneur, & le Firmament annonce la gloire de ses œuvres.

Louer, signifie quelquefois, Remercier. Gratias agere. Je loue Dieu de ce que je ne me suis pas trouvé en cette querelle.

Louer, avec le pronom personnel, signifie, Être satisfait, être content du procédé de quelqu’un à notre égard. Sibi gratulari, probare. Tous ces soldats se louent de leur Capitaine. Ce maître se loue fort de son laquais ; il est bien content de lui. Je me loue fort de l’accueil, de la civilité, qui m’a été faite dans cette maison.

Loué, ée, part. pass. & adj. Laudatus. On dit proverbialement, Dieu soit loué ; pour dire, J’en suis bien aise. Laus Deo.

 

Encyclopédie, t. IX, p. 698:

LOUER, v. act. (Gramm.  & Morale.) cest témoigner quon pense avantageusement. La louange devroit toujours être lexpression de lestime. Louer délicatement, cest faire croire à la louange. Toute louange qui ne porte pas avec elle le caractere de la sincérité, tient de la flaterie ou du persifflage, & par conséquent indique de la malice dans celui qui la donne, & quelque sotise dans celui qui la reçoit. Lhomme de sens la rejette & en ressent de lindignation. Rien ne se prodigue plus entre les hommes que la louange ; rien ne se donne avec moins de grace. Lintérêt & la complaisance inondent de protestations, dexagérations, de faussetés ; mais lenvie & la vanité viennent presque toujours à la traverse, & répandent sur la louange un air contraint qui la rend insipide. Ce seroit peut être un paradoxe que de dire quil ny a point de louange qui ne peche ou par le défaut de mérite en celui à qui elle est adressée, ou par défaut de connoissance en celui qui la donne ; mais je sais bien que l’écorce dune belle action, séparée du motif qui la inspirée, nen fait pas le mérite, & que la valeur réelle qui dépend de la raison secrette de celui qui agissoit, & quon loue davoir agi, nous est souvent inconnue, & plus souvent encore déguisée.

Le louangeur éternel mennuie ; le railleur impitoyable mest odieux. Voyez larticle LOUANGE.

PANÉGYRISTE

 

Dictionnaire de Trévoux, 1752, t. 5, col. 88-89 :

PANÉGYRISTE, s. m. Orateur, ou Ecrivain, qui fait un panégyrique. Orator. Les Prédicateurs polis, & à la mode, sont presque tous Panégyristes. Le Panégyriste met toûjours le Saint du jour au-dessus des autres. Fléch.

Panégyriste, s. m. Magistrat qui dans les villes Grecques célébroit, au nom des peuples convoqués & assemblés, les fêtes, jeux & combats ordonnés en l’honneur des Dieux & des Empereurs, & qui en faisoit les harangues et les éloges devant l’assemblée. Panégyristes. Voyez Tristan, T. II, p592, 593.

Panégyriste, se dit aussi en particulier de ceux qui louent tout le monde, ou avec excès. Assentatores, vel grati adulatores. Je hais ces panégyristes perpétuels, qui ont toûjours l’encensoir à la main. S. Réal

Encyclopédie, t. XI, p. 816 :

PANEGYRISTE, s. m. (Gram. & Hist. anc. & mod.) magistrat dans les villes greques, qui célébroit au nom des peuples convoqués & assemblés, les fêtes & les jeux ordonnés en lhonneur des dieux & des empereurs, & qui en faisoit les harangues & les éloges devant lassemblée.

Il se dit aujourdhui de cette sorte dorateurs qui consacrent particulierement leurs talens à immortaliser par leurs éloges les vertus des grands hommes.

SUCCINCT

 

Dictionnaire de Trévoux, 1752, t. 6, col. 1862-1863 :

SUCCINCT, incte, ou SUCCINT, inte. adj. (L’Académie écrit succinct.) Discours, traité compris en peu de paroles. Brevis oratio. Il a réduit en un abrégé fort succinct tout ce qui est dit trop prolixement dans ces gros volumes. Les harangues qu’on fait aux Grands doivent être succintes. Pour faire lire un Factum, il faut qu’il soit fort succint.

On dit aussi par extension, un repas succint, pour dire léger. Exiguus. La collation qu’on fait les jours de jeûne doit être fort succinte.

Encyclopédie, t. XV, p. 606 :

SUCCINCT, adj. (Gram.) il se dit dun discours compris en peu de paroles, & quelquefois de lhomme qui a parlé succinctement. Soyez succinct ; les éloges ne peuvent être trop succincts, si on ne veut ni blesser la modestie, ni manquer à la vérité. Si l’éloge nest pas mérité, celui à qui on ladresse doit souffrir ; il doit souffrir encore sil le mérite. Tâchons donc d’être succinct, afin de faire souffrir le moins de tems quil est possible : on dit aussi un repas succinct.

Attribués à Diderot à partir de certaines suggestions de John Lough confirmées par le croisement de critères externes et internes, les articles LOUER, PANEGYRISTE et SUCCINCT présentent en effet les principales caractéristiques du faire diderotien copiant ou récrivant le Dictionnaire de Trévoux. Supprimant les exemples « Le Psalmiste invite toutes les Créatures à louer le Seigneur », « Les Cieux louent le Seigneur, & le Firmament annonce la gloire de ses œuvres. », « Le Panégyriste met toujours le Saint du jour au-dessus des autres. », « La collation qu’on fait les jours de jeûne doit être fort succinte », LOUER, PANEGYRISTE et SUCCINCT éliminent les références apologétiques de leur source et opèrent la laïcisation des définitions que tu as relevée dans de nombreux articles non signés de Diderot.

Relevant également de la grammaire malgré le double marquage Gramm. & Morale de LOUER et Gram. & Hist. anc. & mod. de PANEGYRISTE, ces trois articles, d’abord consacrés à la définition des mots de la langue commune, traitent en outre de l’éloge, l’un des thèmes essentiels que Diderot aborda dans plusieurs œuvres, l’examinant sous divers points de vue, sous l’angle de la morale, de la politique et de la philosophie. Ce qui confirme d’ores et déjà une caractéristique que tu as soulignée, à savoir que le domaine « Grammaire », étant selon Diderot « une localisation aux contours particulièrement extensifs », il y inséra souvent des observations et des principes d’un autre ordre, ce que tu nommes « des définitions extra-linguistiques ».

L’article PANEGYRISTE illustre cette pratique. Oubliant les « panégyristes perpétuels, qui ont toujours l’encensoir à la main » blâmés par le Dictionnaire de Trévoux car ils flattent sans motif valable ni discernement, leur préférant les « orateurs qui consacrent particulierement leurs talens à immortaliser par leurs éloges les vertus des grands hommes », la réécriture de Diderot ne procède pas d’une divergence de vues car le philosophe et sa source s’accordent sur le fait que l’éloge doit être justifié et mesuré. Elle modifie cependant le cadrage : le centre du tableau, le sujet essentiel n’étant plus, pour Diderot, d’éviter les éloges immérités mais d’honorer la vertu. La réécriture suggère ainsi que le panégyriste doit respecter des règles pour atteindre ses objectifs, que ce métier doit avoir ses critères et ses valeurs, une forme de déontologie.

Très éclairant pour comprendre la méthode de Diderot, l’article LOUER (Gramm. & Morale), qui reprend la première partie de l’article du Trévoux, le domaine commercial étant traité à part dans l’article Louer (Comm.) non signé, illustre l’« entrelacement de la grammaire et de la morale » que tu as remarqué dans plusieurs articles portant les désignants grammaire, morale, ou grammaire et morale.

Compilation de citations extraites des auteurs classiques, l’article LOUER du Trévoux examine successivement toutes les facettes de l’acte, se louer soi-même avec vanité, louer une personne qu’on aime ou qu’on déteste, qu’on veut séduire, louer sincèrement ou par intérêt, grossièrement, avec tact et délicatesse pour ménager la pudeur. Il paraît plus riche que celui de Diderot mais son développement produit une impression de désordre. Son auteur a accumulé de nombreuses citations pour cerner tous les aspects de l’action de louer, mais ses exemples, sans être totalement disparates, forment un ensemble composite dont ne se dégagent pas d’emblée la définition du verbe louer et encore moins la procédure à suivre pour louer convenablement une personne selon les usages de la sociabilité, les exigences de la morale et les règles de l’éloquence.

À première lecture rapide, l’article LOUER de Diderot semble également composé d’une succession de notations indépendantes, juxtaposées au fil de la plume sans qu’elles forment un paragraphe structuré par un plan clairement établi. À le regarder de plus près, on remarque cependant que Diderot opère quelques modifications qu’il pratique souvent dans ses articles de grammaire. Il s’en tient à la principale acception du mot et il élimine toutes les citations extraites des grands auteurs du XVIIe siècle (Saint Evremond, La Rochefoucauld, Bouhours, etc.) qui forment l’essentiel de l’article du Trévoux. En effet, à l’inverse de Voltaire qui aime citer, Diderot illustre rarement les emplois des mots par des citations d’auteurs classiques. Par ailleurs, différentes de celles du Trévoux, ses notations semblent plus personnelles, bien qu’elles expriment aussi une sorte de sens commun. Diderot et le Dictionnaire de Trévoux s’accordent encore sur l’essentiel, à savoir que « l’art de bien louer est difficile », qu’il exige sincérité, justesse, sobriété, et bien d’autres qualités morales et capacités esthétiques. Mais là où le Dictionnaire de Trévoux accumule des notations éparses du fait qu’elles émanent de différents auteurs, Diderot s’engage personnellement pour définir la notion plus que le mot, pour décrire l’acte, pour tracer la ligne étroite qui sépare la louange juste et fondée de la flatterie intéressée.

Diderot n’est pas l’auteur de tous les articles ni de tous les passages de l’Encyclopédie relatifs à l’éloge. D’Alembert signe Eloge, Louange, synon. (Gram.) et Eloges académiques. Il co-signe ELOGE (Belles-Lettres) avec Edme-François Mallet. Saint-Lambert est probablement l’auteur de l’article LOUANGE (Morale) reproduit dans ses Œuvres philosophiques (vol. VI, « Articles de l’Encyclopédie »). Il préconise de louer avec modération, sans exagération, en se gardant du « vil intérêt », de « la plate vanité » et de « l’envie ». Conçus dans le même esprit méthodologique et moral que ceux de Diderot, ces articles de D’Alembert, Mallet et Saint-Lambert présentent les règles à suivre et les écueils à éviter pour composer un éloge juste, respectueux de la personne et fidèle à ses actes, un éloge qui ne soit ni un panégyrique ni une satire, deux choses également outrageantes pour le bénéficiaire. Traitant du fond du sujet, de la composition et du style du texte, ces trois articles sont relativement précis, proches des écrits de Diderot. Notant dans ELOGE que « La vérité simple & exacte devroit être la base & l’ame de tous les éloges ; ceux qui sont outrés & sans vraissemblance, font tort à celui qui les reçoit, & à celui qui les donne », Mallet rejoint l’article SUCCINCT que tu attribues à Diderot.

Traitée par plusieurs encyclopédistes dans les articles éponymes, la question de l’éloge est un thème si important pour Diderot qu’il l’aborde souvent dans des développements qui ne l’appelaient pas nécessairement. Récrivant le Dictionnaire de Trévoux, il en traite dans des articles qui ignoraient la question, l’entremêle dans des explications de vocabulaire qui ne s’y référaient pas. C’est notamment le cas de l’article SUCCINCT que tu lui attribues à juste titre.

Indiquant d’abord comme sa source que l’adjectif succinct désigne un « discours compris en peu de paroles », Diderot remanie ensuite l’article du Trévoux. S’il conserve l’idée qu’un bon discours doit être bref, que la concision est en matière de style plus estimable que la prolixité, il se démarque de sa source en éliminant tous les exemples, en ne parlant pas d’abréger les gros volumes dont le Trévoux ne précise pas le domaine, en ignorant la longueur des harangues et des factums. Certes la harangue peut être un cas particulier d’éloge, mais comme elle désigne plusieurs types de discours différents, prononcés dans des situations particulières dont les enjeux et les nuances sont très variés, l’éloge n’est pas sa caractéristique première. Récrivant l’article du Trévoux en restreignant le champ d’application de l’adjectif succinct à la nécessaire concision des louanges, Diderot concentre l’article SUCCINCT sur la question spécifique de l’éloge, question qui lui tient à cœur et que n’aborde pas sa source. Comme le signalait Furetière, succinct est un « terme relatif ». Et comme tu l’as montré, Diderot recherche dans ce cas une définition générale puisqu’il écrit dans son article ART qu’il « faudrait chercher [pour définir les termes relatifs] une mesure constante dans la nature, ou évaluer la grandeur, la grosseur et la force moyenne de l’homme et y rapporter toutes les expressions indéterminées de quantité ». Il ne procède pas tout à fait ainsi dans SUCCINCT où il prône la concision de l’éloge idéal sans en préciser les caractéristiques telles que la longueur, la durée, voire la teneur. Il en parle néanmoins d’une manière quantitative en évoquant la plus ou moins longue et difficile souffrance du bénéficiaire. Il y a dans cet article une sorte de rudesse, de brusquerie qui incitent fortement à la brièveté, celle-ci n’étant plus seulement une caractéristique du discours louangeur, mais une preuve de la bienveillance et de l’humanité de son auteur.

SUCCINCT n’est pas le seul article où Diderot introduit la question de l’éloge dans une définition qui ne l’appelait pas nécessairement et que négligeait le Dictionnaire de Trévoux. Regrettant dans *CARACTERES D’IMPRIMERIE que les graveurs ne soient pas assez considérés et qu’on attibue trop souvent aux imprimeurs « une réputation & des éloges que devoient au moins partager avec eux les ouvriers habiles qui avoient gravé les poinçons sur lesquels les caracteres avoient été fondus », Diderot rappelle qu’un éloge juste doit célébrer tous les protagonistes de la réussite pour que chacun tire honneur et gloire de l’action qu’ils ont conjointement menée. Présentant l’histoire de Julien, « le fléau du Christianisme, l’honneur de l’Eclectisme », soulignant combien éloges et blâmes sont tributaires des passions et des préjugés, *ECLECTISME (Hist. de la Philosophie) propose « une regle de critique » susceptible d’établir « la vérité plus sûrement qu’aucun témoignage ». Concernant la réputation de Julien, Diderot engage à « se méfier également & des éloges que la flaterie lui a prodigués dans l’histoire prophane, & des injures que le ressentiment a vomi contre lui dans l’histoire de l’Eglise ». Prônant l’éloge impartial, *JOURNALISTE (Littérat.) veut qu’un compilateur « soit équitable » car « sans cette qualité, il élevera jusqu’aux nues des productions médiocres, & en rabaissera d’autres pour lesquelles il auroit dû reserver ses éloges ». *INDIGNATION (Gramm.) évoque la frustration et la colère de la personne persuadée que les récompenses et les éloges qu’elle reçoit ne sont pas à la hauteur de « l’estime qu’elle croit mériter ». Je ne peux terminer ce trop rapide panorama sans mentionner la puissance morale de l’éloge conçu loin de l’adulation comme de la satire, sans citer *ENCYCLOPÉDIE (Philosoph.) où Diderot démontre combien « l’éloge est un encouragement à la vertu », comment il enclenche des forces bénéfiques.

Comme tu le vois, chère Marie, l’éloge est un exercice difficile parsemé d’écueils de toutes sortes. Et comme « rien n’est plus ennuyeux qu’un panégyrique mal fait », dixit le Dictionnaire de Trévoux dont les enccristes suivent rarement les injonctions, mais peut-être faut-il accepter ce jugement particulier, je m’en tiendrai à cette modeste variation sur le thème de tes recherches, car le plus facile, le plus juste, le plus sincère et le plus succinct aujourd’hui, pour moi comme pour toi, est de te dire tout simplement merci Marie pour tout ce que tu m’as apporté, pour ce chemin passionnant où tu nous as tous entraînés dans ton sillage.

Muriel

Auteur/autrice

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