MINUTIE, MINUTIEUX

 

I

Toutes les éditions du Dictionnaire de Trévoux jusqu’en 1752 définissent le mot minutie de la manière suivante :

MINUTIE, (on prononce Minucie) s. f. Bagatelle, petite chose, & de peu de conséquence. Minutiae, res frivola, futilis, inanis. Il ne faut pas qu’un homme de qualité prenne garde aux minuties, aux petites dépenses. On a épluché cette affaire jusqu’aux moindres minuties, jusqu’aux plus petites circonstances. Le Juge ne s’arrête pas aux minuties : c’est un proverbe Latin, De minimis non curat Praetor. Le mot de minuties a enfin franchi les bornes de la langue Latine. Il ne paroissoit d’abord qu’en lettres Italiques dans nos livres imprimés, comme un peu honteux de l’honneur qu’on lui faisoit ; aujourd’hui il va la tête levée, habillé à la Françoise. S. Evr.

Minuties, se dit aussi des bagatelles, & des plus petits défauts dans le style. Tricae, nugae, apinae. Un bon Écrivain ne doit point s’attacher aux minuties : c’est le caractère d’un petit esprit de vétiller. S. Evr [1].

En 1752, le Dictionnaire accueille enfin l’adjectif :

MINUTIEUX, euse, adj. m. & f. L’ingénieux Auteur du Théâtre Anglois s’est servi de cette expression. Il appelle l’amour, cette passion aveugle, une Passion minutieuse [2].

La dernière édition du Trévoux de 1771 ne change rien aux deux premiers articles ; seul l’adjectif est enrichi d’un nouveau contenu, emprunté en partie à l’Encyclopédie :

MINUTIEUX, EUSE, adj. Qui s’attache aux minuties, qui s’occupe des petites choses, qui y donne trop d’attention. Homme minutieux. Femme minutieuse. Esprit minutieux. L’amour est une passion minutieuse. Les caractères minutieux se tourmentent eux-mêmes, &, qui pis est, ils tourmentent les autres à propos de rien. Ce mot a beaucoup de rapport avec frivole et futile. La différence ne consisteroit-elle pas en ce que l’homme minutieux prend, & veut qu’on prenne les minuties dont il s’occupe pour des choses importantes ? L’homme frivole s’occupe de petites choses, comme le minutieux, mais sans y attacher une idée d’importance [3].

Cette définition ne fera pas l’affaire de l’abbé Roubaud. Lexicographe et grammairien à ses heures, le célèbre physiocrate reproche au Trévoux de gommer les différences entre frivole, futile et minutieux. Sa définition de l’adjectif minutieux est la plus complète et mérite d’être rappelée ici :

L’homme minutieux n’est occupé que de petites choses ; il rapetissera même les grandes, s’il se peut, pour n’en considérer que les petits rapports, les petits accessoires, les petits défauts, etc. […] L’homme minutieux ne se départ pas de son objet ; […] [il] semble faire aux objets un mérite de leur petitesse […]. Un homme est minutieux par petitesse d’esprit […]. Vous ne traiterez pas avec l’homme minutieux, car il est inquiet, difficultueux, chicanneur, borné, en un mot sot [4].

Ce jugement entièrement négatif est relativisé au même moment par un autre économiste, Jean-Baptiste Say, dans une Lettre de Boniface Véridick sur son ami Minutieux, et la recherche qu’il a faite d’un logement, où l’ami en question est présenté comme un « homme sage, mûr, très instruit, cœur excellent, ami sincère, […] qui a la manie de n’être point content jusqu’à ce qu’il ait trouvé, dans quelque genre que ce soit, précisément ce qu’il désire » [5]. Comme on le voit, l’adjectif minutieux est pris en bonne ou mauvaise part au XVIIIe siècle.

Selon Richelet, le mot minutie, orthographié d’abord minucie, est un néologisme apparu du temps du cardinal de Retz, qui l’a employé pour désigner une chose de peu de conséquence :

Minucie. […] Ce détail (dit le cardinal de Rets dans son Écrit du Conclave d’Alexandre VII) paroît, sans doute, une minucie, c’est-à-dire, une chose mince & frivole, & qui ne vaut pas la peine d’être remarquée, & qui ne fait rien au gros de l’affaire [6].

L’adjectif fait son apparition peu de temps après comme synonyme de « scrupuleux sans sujet » : qu’on « ne nous prenne pas », avertit le théologien protestant Samuel Desmarets dans une Déclaration chrétienne, « pour des Gens minutieux, ou scrupuleux sans sujet, & mesme pour des Precisistes (comme on parle) & des vetilleurs chagrins » [7]. Être minutieux dans ce sens, c’est s’attacher à des détails sans importance, à l’instar d’André Dacier qui est traité de « docte & minutieux Commentateur » par l’éditeur d’un recueil de Pastorales, Adrien-Maurice Mairault [8]. D’un emploi encore rare au XVIIIe siècle, l’adjectif est souvent accolé au mot détail pour en souligner la futilité, apparente ou réelle : « détail sec & minutieux », lit-on par exemple chez le père Castel, pendant que Condillac néglige « des détails qui pourroient paroître minutieux » [9].

II

L’article MINUTIE MINUTIEUX, (Gramm.) de l’Encyclopédie est précédé d’un ensemble d’articles consacré au mot minute auquel il est rattaché par l’étymologie commune [10] :

MINUTE, (Géograph. & Astron.) signé D’Alembert

Minute méridionale, voyez Méridionale

Minute de mersion, voyez Mersion

Minute, en Architecture

Minute (Medec.)

Minute (Jurisprud.) signé Boucher d’Argis

Minute (Écrivain)

Attardons-nous un instant sur cette série qui n’est pas sans jeter, nous semble-t-il, quelque lumière sur la manière dont les éditeurs ont procédé dans l’établissement des différents volumes de l’Encyclopédie.

Contrairement à leurs prédécesseurs, les deux éditeurs de l’Encyclopédie n’ont pas établi de nomenclature à proprement parler avant de commencer leur travail. Il suffit pour s’en convaincre de rappeler comment ils ont procédé pour recruter de nouveaux collaborateurs. Afin de ne pas les décourager de la tâche à accomplir, ils ont commencé par leur présenter « un rouleau de papiers, qu’il ne s’agissoit que de revoir, corriger, augmenter » [11]. En prenant comme point de départ un matériau déjà existant – la traduction des articles de la Cyclopaedia ainsi que les articles philosophiques que Le Breton avait achetés au journaliste et pasteur berlinois Jean-Henri-Samuel Formey –, chaque collaborateur a ensuite été invité à faire « un Dictionnaire de la Partie dont il s’est chargé, & nous avons réuni tous ces Dictionnaires ensemble » [12]. Certains encyclopédistes comme Rousseau ou l’abbé Mallet ont envoyé leur « dictionnaire » dès avant la parution du tome I ; la plupart des autres ont fait parvenir leur contribution au fur et à mesure des volumes à paraître. Pendant qu’il revoit, corrige et complète les articles reçus, Diderot en sa fonction d’éditeur principal en ajoute d’autres tirés des dictionnaires qu’il a à sa disposition – les Trévoux, Savary, James, Chomel et tutti quanti, sans oublier l’Histoire critique de la philosophie de Brucker – et qui n’ont pas été traités par ses collaborateurs [13].

Arrivé au tome X, c’est probablement le chevalier de Jaucourt qui, ayant pris la relève de Diderot, a continué à faire son travail d’éditeur. Alors que Diderot ou ses collaborateurs faisaient le tri parmi les articles de Chambers dont ils avaient hérité [14], Jaucourt le suit aveuglément : Minute de mersion renvoie à l’article Mersion qui devrait se trouver dans le même volume quelques pages plus haut. Or l’article en question n’existe pas, et pour cause. L’article Minute de mersion et son renvoi est une copie littérale de la Cyclopaedia : « Minutes of emersion. See the article Emersion ». Jaucourt (si c’est lui) a repris sans vérification la faute de lecture du traducteur de Chambers, et sans se rendre compte qu’il existait dans le tome V un article Émersion, en Astronomie de D’Alembert, où on lit : « Scrupules ou minutes d’émersion, c’est l’arc que le centre de la Lune décrit depuis le tems qu’elle commence à sortir de l’ombre de la Terre, jusqu’à la fin de l’éclipse » [15]. Quant à D’Alembert, celui-ci ne s’est pas fatigué et s’est contenté de reprendre l’article MINUTE (Géograph. & Astron.) de Chambers, sans omettre de citer sa source. L’article Minute (Jurisprud.) de Boucher d’Argis s’appuie en partie sur le Trévoux, car l’encyclopédie anglaise n’était d’aucune ressource pour son propos. Un autre collaborateur (Blondel ?) a envoyé Minute, en Architecture d’après l’article, revu et complété, de Chambers. Et c’est probablement Diderot qui a inséré Minute (Medec.), tiré littéralement de l’article MINUTA de James [16].

Venons-en maintenant à l’article MINUTIE, MINUTIEUX :

MINUTIE, s. f. MINUTIEUX, adj. (Gramm.) minutie est une petite chose. Il y a des minuties en tout, & des hommes minutieux dans tous les états. Un bon esprit néglige communément les minuties ; mais il ne s’y trompe pas. Il y a plus encore d’inconvénient à prendre une chose importante pour une minutie, qu’une minutie pour une chose importante. Les caracteres minutieux sont sans ressource. Ils sont nés pour se tourmenter eux-mêmes, & pour tourmenter les autres à propos de rien [17].

Diderot reprend le Dictionnaire de Trévoux, mais seulement en partie. Son originalité consiste en ce que chez lui, les mots minutie et minutieux ne sont pas toujours connotés négativement. Il le sont dans Les Bijoux indiscrets où le cardinal de Fleury est peint sous les traits du maître de danse Sulamek, incapable de s’élever aux grandes choses : « Il avait un esprit de minutie ; le jargon de la cour, le don de conter agréablement, […] mais il n’entendait rien à la haute danse » [18]. Le premier article rédigé par Diderot pour l’Encyclopédie, *A cognitionibus, brocarde de même les mœurs des grands et la « minutie » de leurs « petits usages » [19]. En revanche, le mot est connoté positivement dans le Paradoxe sur le comédien où Diderot déclare que « la règle qualis ab incoepto processerit et sibi constet, très rigoureuse pour le poète, l’est jusqu’à la minutie pour le comédien » [20].

L’adjectif minutieux est encore assez récent au milieu du siècle, et seulement utilisé dans un sens péjoratif : un homme minutieux, nous apprend la quatrième édition du Dictionnaire de l’Académie française parue en 1762, est quelqu’un qui « s’attache aux minuties, qui s’en occupe, et y donne trop d’attention ». Mais ce n’est pas dans ce sens-là que Diderot emploie le mot dans Les Bijoux indiscrets, où il écrit au sujet des systèmes d’Olibri (Descartes) et de Circino (Newton) : « Les principes d’Olibri ont au premier coup d’œil une simplicité qui séduit : ils satisfont en gros aux principaux phénomènes, mais ils se démentent dans les détails. Quant à Circino, il semble partir d’une absurdité ; mais il n’y a que le premier pas qui lui coûte. Les détails minutieux qui ruinent le système d’Olibri, affermissent le sien » [21]. Les « détails minutieux » qui ruinent le système d’Olibri sont loin d’être des bagatelles ou petites choses, n’entraînant que « peu de conséquence » (Trévoux) ! D’où la remarque de Diderot dans l’article encyclopédique : un bon esprit ne se trompe pas aux minuties, c’est-à-dire qu’il sait reconnaître dans la nature des détails importants auxquels d’autres ne prêtent pas attention, « de petits ornements minutieux que l’on traite tous les jours d’arbitraires et qui ne sont rien moins » [22].

Mais c’est dans les Pensées philosophiques que nous rencontrons l’emploi le plus singulier de l’adjectif minutieux : il ne s’agit plus de détails ou de personnes, mais d’une abstraction. Sans grandes passions, écrit Diderot à la fin de la Pensée I, « plus de sublime, soit dans les mœurs, soit dans les ouvrages ; les beaux-arts retournent en enfance, et la vertu devient minutieuse » [23]. Si la vertu devient minutieuse, traduit Polier de Bottens, l’un des nombreux réfutateurs des Pensées, c’est qu’elle s’attache trop aux bagatelles : « Si ma vertu s’attache à des minuties, soit dans le Civil, soit dans la Religion, pendant qu’elle peut s’exercer sur de plus grandes choses, je suis hors de la Règle ; c’est un abus » [24]. Mais Diderot va plus loin. La morale chrétienne, suggère-t-il, accorde trop d’importance aux peccadilles défendues par l’Église, au lieu de valoriser les « grandes choses », qu’elles soient conformes ou non à la loi évangélique. C’est une morale, expliquera-t-il plus tard à la maréchale de ***, dont la rigidité « ne convient qu’à quelques hommes mélancoliques, qui l’ont calquée sur leur caractère » [25]. Comment en est-on arrivé là ? La réponse se trouve dans l’article MINUTIE, MINUTIEUX : si la vertu est devenue minutieuse, si la morale chrétienne se préoccupe davantage d’une gorge mal voilée que de la calomnie d’une femme honnête, nous le devons aux « caractères minutieux » qui l’ont inventée, « nés pour se tourmenter eux-mêmes, et pour tourmenter les autres à propos de rien » – n’est-ce pas là, soit dit en passant, le portrait tout craché de l’abbé Diderot ?

 

NOTES

[1] Dictionnaire de Trévoux, Paris, Compagnie des libraires associés, 1752, t. V, col. 586-587. Le début du premier article jusqu’à la citation latine est emprunté au Dictionnaire universel de Furetière.

[2] L’auteur fait sans doute allusion au Discours sur le théâtre anglais de Pierre-Antoine de La Place en tête du premier volume du Théâtre anglais édité et traduit par ses soins, mais l’expression « passion minutieuse » ne s’y trouve pas. Voir Le Théâtre anglais, Londres [Paris], 1746-1749, t. I, p. lxxxviii-cviii. Selon La Place, l’amour naïf et tendre n’est pas propre à la tragédie : « Si Phédre n’étoit que tendre, ou passionnée, sa passion ne feroit pas plus d’effet que celle d’Aricie de Junie dans Britannicus, ou de l’Infante dans le Cid » (p. xcviii). Si l’amour « fait l’objet principal des Piéces Dramatiques, le fond est trop stérile ou trop foible pour faire une grande impression ; s’il n’y est qu’accessoire, il nuit au véritable intérêt que produisent les passions vraiment Théâtrales » (p. cv-cvi). Il faut sans doute comprendre que l’amour est « une chose mince & frivole » (Richelet).

[3] Dictionnaire de Trévoux, Paris, Compagnie des libraires associés, 1771, t. V, p. 1011.

[4] Pierre-Joseph-André Roubaud, Nouveaux synonymes français. Nouvelle édition, Paris, 1796, t. II, p. 206.

[5] La Décade philosophique, littéraire et politique, An III (1797), t. V, p. 161.

[6] Pierre Richelet, Dictionnaire de la langue française, ancienne et moderne, Amsterdam, Aux dépens de la Compagnie, 1732, t. II, p. 197. Richelet cite une remarque du père Bouhours.

[7] Samuel Desmarets, Déclaration chrétienne imprimée à la suite de l’Histoire curieuse de la vie, de la conduite, et des vrais sentiments du Sr Jean de Labadie, La Haye, Th. Duurcant, 1670, p. 309.

[8] Les Pastorales de Némésien et de Calpurnius, traduites en français, Bruxelles, B. Winfeld, 1744, p. 6.

[9] Louis-Bertrand Castel, Mathématique universelle, abrégée à l’usage et à la portée de tout le monde, Paris, P. Simon, 1728, p. iv ; Étienne Bonnot de Condillac, Traité des systèmes, La Haye, Néaulme, 1749, t. II, p. 231.

[10] Il vient du verbe latin de minuo (« diminuer, rendre plus petit »).

[11] Article *ENCYCLOPÉDIE, (Philosoph.), t. V, p. 644vb.

[12] « Discours préliminaire », t. I, p. xxxvi.

[13] Citons au hasard les articles *ACHOAVAN ou ACHOAVA (Hist. nat. & Bot.) tiré de l’article ACHAOVAN ou ACHAOVA de James, ou *ADVENANT (Jurisprudence) tiré du Trévoux.

[14] La Cyclopaedia comporte un article ABACTUS que James, dans l’article du même nom, a réfuté. Il était donc logique de le supprimer.

[15] t. V, p. 565a. D’Alembert a simplement repris l’article Scruples, or minutes of Emersion de Chambers.

[16] Diderot a souvent inséré des articles tirés du Dictionnaire universel de médecine, comme *ABANGA, *Abaque (d’ABACUS-MAJOR) ou *ABDELARI (d’ABDELAVI). Quant à *ABCÉDER, l’adresse provient du Trévoux mais le contenu d’ABSCEDENTIA de James.

[17] t. X, p. 560a.

[18] DPV, t. III, p. 256.

[19] t. I, p. 5.

[20] DPV, t. XX, p. 120.

[21] DPV, t. III, p. 58.

[22] Mémoires sur différents sujets de mathématique, DPV, t. II, p. 256.

[23] DPV, t. II, p. 17.

[24] Antoine-Noé Polier de Bottens, Pensées chrétiennes mises en parallèle, ou en opposition avec les Pensées philosophiques, Rouen, Aux dépens de la Compagnie, 1747, p. 13-15.

[25] Entretien d’un philosophe avec Madame la Maréchale de ***, éd. J.-Cl. Bourdin et C. Duflo, Paris, Flammarion, 2009, p. 49.

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