Pour Marie
À quoi sert l’étude du passé, de ses réalités et de ses représentations, si ce n’est, pour l’étudiant comme pour le chercheur, de pouvoir réfléchir sur notre expérience, sur notre présent ? L’entreprise d’étude de l’histoire et de la fabrique de l’Encyclopédie porte cette exigence qui ambitionne de reconstituer les sources des savoirs compilés sous la direction du génial Diderot. Choisir le mot juste, s’interroger sur le sens des mots, sur la définition des concepts et des actes, comme le fait Diderot dans les nombreux articles de grammaire qu’il a rédigés, est une préoccupation on ne peut plus actuelle, à l’heure où notre conscience et notre attention sont mobilisées par l’accélération et la systématisation du massacre des Palestiniens de Gaza et où une question lexicale a envahi l’espace médiatique, au point de reléguer la contestation du crime d’extermination des Gazaouis au rang d’affaire secondaire. Le mot qui fâche est un néologisme créé après la Seconde Guerre mondiale par un juriste pour qualifier ce qui venait d’avoir lieu, le meurtre systématique, pensé, organisé, planifié, monstrueux, d’un peuple. Que d’encre n’a fait couler ce terme de « génocide » depuis que l’évidence, celle de la volonté d’effacer un autre peuple, s’impose à tous ! Devant l’énormité du meurtre collectif perpétré sous nos yeux, on se récrie sur l’emploi d’un terme pour qualifier la chose. C’est l’usage du mot qui devient criminel, prétexte à des formes inédites de censure et de persécution. Nommer justement les phénomènes participe d’une quête de vérité qui était au fondement même de l’entreprise des Lumières. C’est à Diderot qu’on attribue l’article MASSACRE. Pour lui comme pour tous les écrivains des Lumières, formés par la lecture de La Henriade, le massacre qui hante les esprits est celui dit de la Saint Barthélémy. Une journée, ou plutôt une nuit terrible, celle du 24 août 1572, a traumatisé des générations de citoyens, d’intellectuels, d’hommes et de femmes de lettres. Voltaire jusqu’à la fin de sa vie déclarait avoir la fièvre chaque année au moment du triste anniversaire de cet événement barbare. L’article de Diderot, qui relève du domaine de la grammaire, ne se contente pas de définir l’action désignée par le substantif, il comporte une forte dimension morale et historique :MASSACRE, s. m. (Gramm.) c’est l’action de tuer impitoyablement ceux sur lesquels on a quelque avantage qui les a mis sans défense. Il ne se dit guere que d’une troupe d’hommes à une autre. Le massacre de la saint Barthélemi, l’opprobre éternel de ceux qui le conseillerent, de ceux qui le permirent, de ceux qui l’exécuterent, & de l’homme infâme qui a osé depuis en faire l’apologie. Le massacre des Innocens. Le massacre des habitans d’une ville.L’article dénonce la cruauté et le rapport de force inégal qui caractérisent un tel acte. Deux exemples génériques sont convoqués, l’un purement abstrait, l’autre tiré de l’Évangile. L’exemple de la Saint Barthélémy permet de constituer le vocable en une réalité nouvelle, qui désigne non seulement la tuerie, mais aussi le projet politique et idéologique qui en est à l’origine. Diderot définit ainsi un concept nouveau, celui du meurtre de masse perpétré de façon systématique et aveugle sur une population, programmé, qui s’apparente à un acte politique planifié et organisé. Le terme de « génocide » n’existe pas encore, et de toute façon il ne s’agit pas encore de cela puisque la tuerie a été conçue comme un « coup » politique destiné à neutraliser l’adversaire. Comme dans une tragédie classique, le massacre est circonscrit dans un temps bref, sur un théâtre multiplié. Il vaut avertissement. Diderot a néanmoins conscience de l’horreur que porte une telle barbarie, qui ouvre la voie à d’autres projet d’extermination. Il dénonce la responsabilité de tous les acteurs, les meurtriers, mais aussi les responsables politiques, les donneurs d’ordre restés dans l’ombre, complices du meurtre organisé au sommet de l’État. Les procès de Nuremberg ne diront pas autre chose que cette culpabilité de tous dans le programme d’extermination mené par les Nazis, du sommet de la hiérarchie jusqu’à la contribution des employés à tous les niveaux de la machine administrative de l’État coupable d’un tel acte. Diderot souligne aussi la dimension mémorielle qui frappe d’infâmie, et pour l’éternité, dit-il, les coupables de cette tuerie de masse. Il dénonce également, dans cet article et dans un autre article, intitulé Journée de la saint Barthelemy, signé cette fois, les thuriféraires de cet acte qui a constitué un coup d’État politique contre les Protestants. En 1758, un jésuite, Jean Novi de Caveirac, avait osé rompre le consensus idéologique qui condamnait cet épisode barbare et inique en publiant une Apologie de Louis XIV et de son conseil sur la révocation de l’Édit de Nantes, avec une dissertation sur la Saint-Barthélemy. Le second article, qui est en réalité le premier puisqu’il est publié au tome VIII de l’Encyclopédie, relève cette fois de l’Histoire moderne. L’entrée consacre le traumatisme historique unique que constitue cet acte barbare, en universalisant sa portée. Le propos de Diderot, marqué par l’émotion, prend acte du caractère indicible de l’horreur. Il est ouvertement anticlérical. Il a surtout pour mobile de dénoncer l’entreprise apologétique de Novi de Cavairac qui ose se faire l’avocat du diable, le partisan de cette politique fanatique et sadique :
*Journée de la saint Barthelemy, (Hist. mod.) c’est cette journée à jamais exécrable, dont le crime inoui dans le reste des annales du monde, tramé, médité, préparé pendant deux années entieres, se consomma dans la capitale de ce royaume, dans la plupart de nos grandes villes, dans le palais même de nos rois, le 24 Août 1572, par le massacre de plusieurs milliers d’hommes…. Je n’ai pas la force d’en dire davantage. Lorsqu’Agamemnon vit entrer sa fille dans la forêt où elle devoit être immolée, il se couvrit le visage du pan de sa robe….. Un homme a osé de nos jours entreprendre l’apologie de cette journée. Lecteur, devine quel fut l’état de cet homme de sang ; & si son ouvrage te tombe jamais sous la main, dis à Dieu avec moi : ô Dieu, garantis-moi d’habiter avec ses pareils sous un même toit.L’année 1758 correspond au durcissement des attaques des Jésuites, qui manœuvrent pour faire interdire l’Encyclopédie, ouvrage militant destiné à éclairer les consciences en fournissant aux lecteurs des outils pour penser librement, comprendre le fonctionnement technique des machines, du monde et les rouages de la politique. D’autres femmes, d’autres hommes continuèrent d’œuvrer pour construire et perfectionner ces premiers outils de libération de l’esprit. Parce que d’autres entreprises monstrueuses, d’autres crimes vinrent, marquant l’histoire politique, il fallut inventer de nouveaux vocables pour tenter de décrire les nouvelles tentatives de destruction de nations entières. C’est ce que fit l’avocat polonais Raphaël Lemkin en inventant le terme de « génocide », qui entra rapidement en usage. L’Organisation des Nations Unies reconnaît aujourd’hui trois génocides, celui des Arméniens, celui des Juifs, celui des Tutsis. L’extermination des peuples autochtones vivant sur le continent américain n’est pas encore reconnue comme telle. Le terme est entré dans les dictionnaires, caractérisant l‘extermination systématique d’un groupe humain de même race, de même langue, nationalité ou religion, par racisme ou par folie et, par extension la destruction d’un peuple, d’une population entière. Il désigne même d’après le dictionnaire, la mort violente et rapide d’un grand nombre de personnes, ce qu’on appelle aussi une hécatombe. L’indignation qui a accueilli les premières dénonciations des intentions génocidaires du gouvernement israélien, puis de la réalité du génocide en cours, est une négation de la vérité même des mots, de la langue, de l’évidence des faits et de la monstruosité perverse du projet politique qui en est à l’origine. L’histoire atteste, pour qui veut bien s’y frotter, de la longue liste infernale des massacres de Palestiniens qui ont précédé le 7 octobre 2023 et qui ont jalonné la genèse puis l’histoire de l’État d’Israël. Il faut pour cela revenir à l’histoire de la Palestine et des Palestiniens. Cette histoire est aussi une longue histoire de la langue, de la transformation des mots sous l’effet des agissements des hommes. Il n’est pas jusqu’au terme « Palestiniens » qui n’ait connu une évolution complexe. Il a d’abord désigné, dans la Palestine historique, intégrée à l’Empire Ottoman puis occupée par les Anglais après sa défaite en 1918, l’ensemble des habitants de cette terre, qu’ils soient Arabes ou de confession juive. Dans la géographie orientale du début du XXe siècle, le terme désignait même les Israélites qui vivaient en Palestine, pour les distinguer de ceux qui vivaient dans d’autres pays, l’Égypte ou le Maroc. C’était le temps de la coexistence pacifique et harmonieuse des deux peuples, avant que les Anglais ne fomentent des attentats pour dresser les deux communautés l’une contre l’autre, avant que les Anglais ne soufflent aux Juifs l’idée perverse qu’ils pourraient régner en maîtres sur cette terre que le récit biblique disait leur appartenir et n’encouragent les théoriciens du Sionisme à laisser libre cours à leurs ambitions coloniales. Cette histoire nous rappelle que la langue est tout autant un outil d’émancipation et de liberté qu’un instrument de domination, susceptible de manipulations, de déformations, de perversion, autre terme que Diderot a cherché à définir, dans un article qui lui est attribué :
PERVERS, PERVERTIR, PERVERSION, PERVERSITÉ, (Gramm.) tous ces mots sont relatifs à la corruption de l’esprit ou du cœur, & ils en marquent le dernier degré. Il est difficile de conserver la pureté des mœurs, l’honnêteté, la droiture, la rigoureuse probité, en vivant avec des hommes pervers, & malheureusement la société en est pleine. […]La question de la langue peut paraître dérisoire face à la souffrance et à la mort de milliers d’êtres humains. Il n’empêche que l’expression juste est un idéal philosophique et un impératif éthique en ce qu’elle exprime le dernier espoir de sauvegarde des valeurs humanistes que les femmes et les hommes des Lumières ont cherché à nous transmettre.
À Sète, le 9 août 2025.