Même si l’article VICISSITUDES, (Physiq & Morale.), au pluriel, n’est pas de Diderot, mais de Jaucourt, « vicissitude » est un mot récurrent dans les articles de l’Encyclopédie que Diderot a rédigés. Cela ne doit pas nous étonner, car ce mot apparaît dans ses réflexions en philosophie de l’histoire, notamment dans ses contributions à l’Histoire des deux Indes et dans certains passages des Salons. On lit « vicissitude » également dans sa fiction, notamment dans une digression de Jacques le fataliste sur la monogamie imposée par l’Église, qui se trouve au début de l’histoire de madame de la Pommeraye et du marquis des Arcis. Son apparition chez Diderot encyclopédiste est une question qui mérite d’être examinée de plus près.
Alors que ce mot n’est pas clairement conceptualisé dans la pensée de Diderot, il le lie souvent aux concepts clés de sa philosophie, notamment à l’idée du mouvement perpétuel dans la nature et celle du changement perpétuel en morale qui doit relativiser nos jugements moraux. Ce lien entre « vicissitude », « matière », « mouvement » et « morale » nous permet de dire que « vicissitude » est une notion auxiliaire de sa pensée. Cette semi-conceptualisation est manifeste dans les articles de l’Encyclopédie où il utilise le mot.
Le moteur de recherche de l’ENCCRE nous aide à mieux cerner cette question. Regardons d’abord l’article qui définit le mot, dans son usage au pluriel. Jaucourt évoque Francis Bacon et son essai Of vicissitude of things (1597) au début de l’article, notamment sur « la vicissitude céleste » (les changements des orbites des corps célestes), mais considère ensuite les vicissitudes de la société humaine. Ses exemples sont le changement des religions, les guerres et les conquêtes, ainsi que le changement du caractère des nations. Jaucourt intègre le mot « vicissitude » dans une réflexion brève sur l’histoire des peuples, comparée à la vie humaine et se développant par l’enfance, la jeunesse, la maturité et la vieillesse (t. XVII, p. 238a).
Comment le mot apparaît-il dans d’autres articles ? La contribution de Diderot est-elle plus originale sur ce terme que l’article qui porte ce nom ? « Vicissitude » au singulier se trouve dans 49 articles de l’Encyclopédie, dont 25 sont attribués à Diderot. Parmi ces 25, 14 sont des articles en philosophie ou histoire de la philosophie et 6 des articles en grammaire. Certains articles appartiennent à plusieurs domaines, comme RELATION, (Gramm. & Philosoph.). Les 49 articles contenant « vicissitude » comprennent des articles dans les domaines les plus divers, même l’optique y figure. Dans TRANSMISSION, en Optique, D’Alembert utilise le mot en se référant à Newton et à un changement dont le rayon de lumière est sujet (t. XVI, p. 557b).
« Vicissitudes » au pluriel apparaît dans 96 articles au total, y compris l’article de ce nom, dont 16 articles par Diderot, 8 en histoire de la philosophie et 3 en histoire naturelle ou médecine. Si on regarde de plus près le domaine grammaire et les occurrences, « vicissitude » au singulier figure dans 9 articles, dont 5 de Diderot. « Vicissitudes » au pluriel apparaît dans 5 articles de grammaire, dont aucun n’est attribué à Diderot. Ce fait montre que Diderot utilise le mot souvent au singulier dans des définitions. On peut également noter que le singulier tend à détacher le mot de son usage climatique. On retrouve pourtant ce sens au pluriel chez Diderot : « les vicissitudes de l’atmosphère laissent ici peu de différence entre les habits d’hiver et les habits d’été », écrit-il dans le Voyage en Hollande, dans le chapitre « Le médecin et du pays ». « Vicissitude » au singulier, qui l’oppose à la permanence ou l’éternité, est toutefois plus proche des notions philosophiques.
Nombre total d’articles | Articles attribués à Diderot | Articles par Diderot en grammaire | Articles par Diderot en philosophie | |
vicissitude | 49 | 25 | 6 | 14 |
vicissitudes | 96 | 16 | 0 | 8 |
Les chiffres ne parlent pourtant pas tout seuls. Regardons l’emploi au singulier, en grammaire et en histoire de la philosophie, pour décider si un lien existe entre les deux. Dans des articles de grammaire, Diderot utilise « vicissitude » comme un élément de définition ou dans un argument qui accompagne le mot défini. Dans l’article *AMER, Diderot entame une réflexion sur les sens et les sensations. Si la qualité d’être amer serait « dans un état de vicissitude perpétuelle » comme la matière, nous nous tromperions sur les goûts (t. I, p. 356a). Il existe donc des qualités relativement constantes, ce qui permet aux humains de former des notions. Diderot se réfère ici plutôt à une continuité linguistique qui nuance le constat autrement valide, à savoir que les substances sont dans un état de vicissitude perpétuelle.
Pourtant, selon l’article IMMUABLE, ce n’est que Dieu qui a cet attribut, car « [la] nature est dans un état de vicissitude perpétuelle. » Diderot oppose ici le mouvement des corps à l’attribut divin d’être immuable, présents dans nombre de métaphysiques classiques (t. VIII, p. 577b). De manière significative, dans cet article de quelques lignes, Diderot parle plus brièvement de l’immutabilité que du changement. Dans l’article PERMANENT, il utilise le mot « vicissitude » pour donner une définition de la permanence – « qui n’est sujet à aucune vicissitude » – mais ajoute « [qu’il] n’y a rien de permanent dans le monde » (t. XII, p. 386b). Le corollaire de cette définition est que rien au monde n’est exempt de vicissitude, ce que Diderot souligne de manière originale. Le mot « permanent », étant un terme quotidien, permet une prise de position plus claire que la notion théologique de l’immuabilité.
Dans l’article RELATION (Gramm. & Philosoph.), Diderot remarque que « la vicissitude des choses » nous amènent à reconnaître la causalité (t. XIV, p. 62a), car sans changement, les notions de cause et conséquence n’auraient aucun sens. L’article REVERS précise que ce mot veut dire, au sens figuré, une « vicissitude fâcheuse » (t. XIV, p. 229a). C’est le seul endroit dans les articles de grammaire dans lequel Diderot a recours à l’usage courant du mot.
Finalement, selon l’article VIL, même la morale est en vicissitude, comme tout autre chose dans la nature. Un peuple, comme un individu, peut s’avilir ou s’élever (t. XVII, p. 272b). Cet article tout bref évoque la même idée que l’article par Jaucourt, cité plus haut, contenu dans le même volume de l’Encyclopédie.
Le mot « vicissitude » ne peut pas avoir la même valeur de définition dans de longs articles en histoire de la philosophie qu’en grammaire. Le contexte est pourtant souvent similaire, avec un ajout important dans certains articles : tout est en changement dans la nature, la matière se compose et se décompose. L’être humain a très tôt observé ce phénomène, en témoignent les anciens systèmes philosophiques. Comme le remarque Diderot dans l’article *ETHIOPIENS (Philosophie des), Hist. de la Phil., c’est la vicissitude des êtres qui a conduit l’homme à faire les premiers constats philosophiques (t. VI, p. 55b). Diderot parle de l’inconstance des êtres dans le paragraphe en question : alors que les humains cherchent à trouver des qualités constantes, la Lune a fait réfléchir les anciens Éthiopiens sur les causes de ses changements, et en résultait leur premier système. L’idée semble faire écho à l’article RELATION, paru dix ans plus tard.
L’observation de la vicissitude, basée sur le mouvement constant de la matière, caractérise les premiers systèmes philosophiques, en témoignes les articles *HÉRACLITISME, ou Philosophie d’Héraclite, (Hist. de la Philos.), *IONIQUE, Secte, (Histoire de la Philosophie)., PLATONISME ou Philosophie de Platon, (Histoire de la Philosophie.). Dans PLATONISME, Diderot réutilise l’opposition entre le constant et l’inconstant : l’esprit humain cherchant à saisir le constant remarque pourtant le changement et la vicissitude. Tout est en mouvement, tout change. Ce fait est encore dépourvu de jugement moral mais forme la base pour la création des systèmes opposant le naturel et le surnaturel.
Dans l’article JESUS-CHRIST, (Hist. & Philosoph.), Diderot résume les principales thèses d’Origène, qui refuse la possibilité de la damnation éternelle en montrant que tout est « en vicissitude » (t. VIII, p. 518b). Diderot note cette idée comme un argument nuançant et relativisant l’orthodoxie religieuse. Dans l’article THÉOSOPHES, les, (Hist. de la Philosophie.), qui présente « l’espèce de philosophie la plus singulière » (t. XVI, p. 253b), il note l’idée selon laquelle « la vicissitude en nature n’est point l’effet de la matière, mais du feu » (t. VI, p. 259b), ce qui contredit ses propres convictions matérialistes mais tend également à offrir une exception aux systèmes théistes présentés dans d’autres articles.
On retrouve dans ces articles en histoire de la philosophie des idées proches des définitions qui se trouvent dans les articles de grammaire. La permanence n’est qu’illusoire et l’idée de l’immutabilité est liée à un être éternel que nous ne voyons pas. La nature que l’on peut observer est en vicissitude perpétuelle.
La vicissitude est une notion ayant une connotation sceptique ou agnostique dans ces articles, sans être ouvertement athée. Reconnaître le changement continu de la nature doit mettre en cause l’éternité d’un être supérieur mais non pas le catégoriquement nier. L’usage de cette notion dans l’Encyclopédie appartient donc à la pensée critique de Diderot, ayant des conséquences d’ordre athée mais n’explicitant pas ces conséquences.
Comme le montre Diderot, reconnaître la vicissitude des êtres est une expérience humaine universelle, d’où son importance déjà dans la philosophie des anciens. En grammaire, cette expérience commune peut définir – comme une contrepartie – un terme opposé, telle que la permanence. En fait, la permanence est une représentation mentale déduite en voyant le mouvement, le changement, la décomposition de la matière et ses nouvelles formes composées. L’immuable, au contraire, est un attribut que l’expérience ne confirme pas pour le monde matériel. Ces points communs entre les articles en question confirment une fois de plus le lien entre le travail de Diderot en histoire de la philosophie et en grammaire, ce qui relève dans l’Encyclopédie de la sémantique. Le sens attribué aux mots fait partie de la philosophie et la pensée critique permet d’attribuer aux mots leur véritable sens.