La force de l’habitude et sa faiblesse

  HABITUDE (Morale) est un article de Diderot où il réfléchit sur le lien entre la répétition de l’expérience et l’attitude à faire le bien. Vices et vertus, ainsi que la distinction entre habitudes du corps et de l’âme découlant du cartésianisme, sont dépassés par une interprétation matérialiste et assez sceptique de l’habitude.   Puissant moyen de façonnement du comportement, l’habitude tient de l’exercice et se situe à l’entrecroisement du rapport entre nature et culture. Le philosophe de référence sur ce sujet a été longtemps Aristote, qui est en effet traité en premier dans l’article « Habitude, en philosophie » du Dictionnaire de Trévoux, suivi immédiatement d’une référence aux esprits animaux tirée du père Malebranche. Également dans la Cyclopaedia de Chambers, dans les articles « Habit » et « Habitude, Habitudo », Aristote est la première source citée. Tout au contraire, dans l’article de l’Encyclopédie il n’y a aucune référence explicite à Aristote, ni de renvois aux « catégories » ou à d’autres termes d’origine aristotéliciennes, omission qui semble volontaire. Ainsi, dans l’article HABITUDE, après avoir repris la définition de Chambers, Diderot décrit l’habitude dans sa dimension sensitive et pratique. Ensuite il expose les deux faces de la médaille : l’habitude rend les choses plus faciles, mais en même temps, elle produit un effet d’affaiblissement, qui diminue les plaisirs suscités par le désir et l’imagination. Selon le philosophe, l’effet de réduction du plaisir est engendré par la répétition : « l’habitude rend la jouissance insipide, et rend la privation cruelle ». Nous pouvons trouver également dans le Dictionnaire de Trévoux le constat de l’effet de dégradation du plaisir produit par l’habitude, mais en ce cas le but est celui d’opposer les vertus acquises (susceptibles de ce processus) aux vertus théologales, qui sont infuses et ne subissent pas les inconvénients de l’inconstance, selon la conception qui était déjà celle d’Augustin d’Hippone [1]. Mais l’habitude, qui dans l’Encyclopédie est toute humaine et acquise, n’est pas entièrement négative : son rôle est décrit aussi dans sa positivité, par exemple lorsqu’elle est rapportée à la durée des relations entre les personnes, comme on l’affirme soit dans HABITUDE, soit dans l’article AMITIÉ de l’abbé Yvon. L’abbé, en effet, relie totalement l’amitié à l’habitude du commerce avec une autre personne sans que cela constitue une réduction :
Deux personnes n’entretiendront point une liaison qui n’ait rien de vicieux, & qui leur procure un plaisir réciproque, sans être amies. Le commerce que nous pouvons avoir avec les hommes, regarde ou l’esprit ou le cœur : le pur commerce de l’esprit s’appelle simplement connoissance ; le commerce où le cœur s’intéresse par l’agrément qu’il en tire, est amitié. Je ne vois point de notion plus exacte & plus propre à développer tout ce qu’est en soi l’amitié, & même toutes ses propriétés. [2]
Pour revenir à l’article HABITUDE, après une introduction générale, Diderot explique la distinction de dérivation cartésienne entre habitudes du corps et habitudes de l’âme développée par Malebranche dans la Recherche de la vérité à partir des deux types de mémoire dont parle Descartes (mémoire du corps qui est commune à l’homme et aux bêtes et mémoire spirituelle ou intellectuelle). Comme déjà souligné, cette distinction est aussi traitée par le Trévoux. En ce qui le concerne, Chambers aussi distingue entre les habitudes du corps et de l’esprit, mais l’analyse est plutôt connectée à Aristote. Ensuite, Diderot traite du fonctionnement des deux types différents d’habitude et de leur lien avec les vices et les vertus. On y retrouve certains éléments qu’il est possible de rapprocher de la tradition sceptique de Montaigne à Bayle, jusqu’à Hume, philosophie dans laquelle, en absence de fondements moraux sûrs et des principes capables de diriger l’action, l’habitude joue un rôle central [3]. Malgré cela, Diderot ne manque pas de souligner que l’habitude trouve une limite infranchissable dans l’organisation de chacun : il y a des penchants héréditaires qui ne pourront jamais être modelés à travers la répétition. Nous sommes ici face à l’un des points de divergence les plus aigus avec Helvétius, mais aussi avec Locke. Comme Locke, il soutient qu’il y a des dispositions enracinées dans la nature de chaque individu, mais, contrairement à l’auteur de l’Essai sur l’intelligence humaine, dans son article Diderot met en évidence que l’organisation et l’expérience sont des éléments de résistance dans le processus de modification des mœurs. C’est ce que disait déjà Montaigne, lorsqu’il parlait de l’« heureuse complexion » dont certains sont doués et qui leur rend facile l’action vertueuse [4], faute de quoi la pratique de la vertu est très ardue. Nous trouvons ici l’expression d’une impasse de la pensée matérialiste et sceptique, qui revient justement dans l’article PYRRHONIENNE ou SCEPTIQUE Philosophie, (Hist. de la Philosophie.). Ici Diderot souligne que les mœurs sont une question relative, puisque « le bien & le mal ne sont rien en soi » et que trouver dans l’habitude une solution est encore un problème, car « la vertu est une habitude » mais le philosophe observe qu’« on ne sait ce que c’est qu’une habitude ni en soi ni dans ses effets [5] ». Déterminer exactement ce qu’est une habitude est donc un problème, comme il écrira encore dans les Observations sur Hemsterhuis de 1774 [6]. En effet, considérée du côté matérialiste, l’habitude est une solution imparfaite au problème moral, principalement parce qu’elle est automatique et inconsciente, et qu’elle est quelque chose qui détermine l’être humain malgré sa bonne volonté et en dépit de tout effort de répétition et d’exercice :
La force des habitudes est si grande, & leur influence s’étend si loin, que si nous pouvions avoir une histoire assez fidelle de toute notre vie, & une connoissance assez exacte de notre organisation, nous y découvririons l’origine d’une infinité de bons & de faux goûts, d’inclinations raisonnables & de folies qui durent souvent autant que notre vie. Qui est-ce qui connoît bien toute la force d’une idée, d’une terreur jettée de bonne heure dans une ame toute nouvelle ?
Cette intuition de l’importance de l’expérience dans la détermination de notre organisation et des habitudes que nous pouvons acquérir ou pas, revient lorsqu’il parle de l’habitude de vivre dans un certain lieu et dans un certain climat. Dans ce passage Diderot souligne que les changements subits, qui vont contre l’habitude, peuvent provoquer des formes de souffrances, sinon une vraie maladie : « Une sœur de l’Hôtel-Dieu alloit chaque année voir sa famille à Saint-Germain-en-Laye ; elle y tomboit toûjours malade, & elle ne guérissoit qu’en revenant respirer l’air de cet hôpital ». La physiologie ne contribue pas seulement à expliquer ce type de réaction physique (mais qui est déjà évidemment psychique), mais elle est également la limite que l’organisation de chacun oppose à l’acquisition du goût pour la vertu : « Si les organes ont pris l’habitude de s’émouvoir à la présence de certains objets, ils s’émouvront malgré tous les efforts de la raison ». Comme pour Leibniz, Diderot pense qu’il y a un ordre de perceptions qui ne sont pas sous notre empire. Pourtant, Leibniz soutenait que l’acquisition d’une aptitude ne conduit pas automatiquement à des actions conformes à la raison, parce que c’est bien cette dernière qui peut diriger les actions humaines. Tout au contraire dans l’article HABITUDE Diderot décrit un mécanisme auquel il est difficile d’échapper : si l’habitude modifie la disposition de nos organes à être excités par certains objets, et si le processus est établi par une longue expérience, la raison n’a aucun pouvoir de le transformer. L’exemple choisi par Diderot est celui du philosophe Thomas Hobbes qui ne pouvait s’empêcher de voir des revenants s’il sortait pendant la nuit : certaines expériences engendrent une sorte de mémoire ineffaçable qui produit ses effets, indépendamment de ce que la raison nous suggère – soit, dans le cas de Hobbes, le fait que les revenants sont une superstition. Il faut observer, en passant, que Diderot attribue à Hobbes lui-même ce que le philosophe anglais avait écrit dans la première partie du Léviathan (part. I, L’homme, chap. II). Cet exemple avait déjà été utilisé dans l’article INCONSEQUENCE, INCONSEQUENT, (Gram. Logiq. & Morale.) publié dans le même volume de l’Encyclopédie qu’Habitude (p. 654a–b), en revanche il ne se trouve pas dans l’article *HOBBISME, ou Philosohie d’Hobbes, (Hist. de la Philos. anc. & moderne.) (p. 232a–241b). Suivant INCONSEQUENCE, INCONSEQUENT (où le nom de Hobbes n’apparait pas), Diderot « définit cette notion dans trois sens : grammatical, logique et moral. Dans sa définition il disjoint les trois moments décisifs de sa philosophie morale : l’acte de la réflexion (« idée »), l’acte de l’énonciation (« discours ») et la pratique (« l’action ») [7] ». Cette méthode, qu’on retrouve souvent, mais sans une application rigoureuse, montre comme l’effort de définition du vocabulaire de la morale, conduit souvent à des difficultés lorsqu’il s’agit de la morale pratiquée, comme le démontre l’exemple hobbesien dans l’article HABITUDE. On peut constater qu’à travers un parcours différent Diderot retrouve Aristote et ce qu’on peut définir comme le « principe d’unidirectionnalité de l’habitude [8] ». Toutefois, contrairement à l’importance qu’Aristote attribuait à la volonté dans le processus de formation de l’habitude, selon Diderot, les êtres humains sont déterminés par les désirs et par l’attraction envers les objets qui tombent sous leur attention, comme il affirme dans l’article VOLONTÉ, (Gram. & Philosophie morale.). En effet, concernant l’habitude il parle d’une inclination qu’il est possible de former à travers l’exercice et la répétition, mais la volonté n’est jamais nommée dans l’article, on y trouve plutôt deux fois l’adverbe « involontairement » associé à l’activité des organes. On ne s’étonnera pas qu’au moment de donner les acceptions et les synonymes du mot « habitude », on trouve en premier le renvoi à l’habitude « en médecine » qui constitue l’article suivant. Ce dernier aspect se rattache aussi au travail auquel Diderot se livrera dans la dernière partie de sa vie, à savoir le projet des Éléments de physiologie (1779-1784), où, lorsqu’il s’agit d’habitudes, la faculté qui est mise en cause est la mémoire plutôt que la raison :
Sans la mémoire, à chaque sensation l’être sensible passerait du sommeil au réveil et du réveil au sommeil. A peine aurait-il le temps de s’avouer qu’il existe. Il n’éprouverait qu’une surprise momentanée, à chaque sensation il sortirait du néant, et il y retomberait. Mais il y a des habitudes des mouvements qui s’enchaînent par des actes réitérés, ou des sensations réitérées dans les organes sensibles et vivants. Tel mouvement produit dans un organe, il s’ensuit telle sensation et telle série. D’autres mouvements dans cet organe, ou dans d’autres, telles sensations et telles séries de sensations. L’habitude lie même les sensations des autres organes. [9]
Or, si nous ne pouvons pas parler de liberté, ni de volonté, et si notre organisation et la mémoire de nos expériences rendent difficile l’acquisition de nouvelles habitudes morales, il y a également quelque chose que l’individu peut faire, à savoir, comme l’a souligné F. Salaün « une régénération qualitative mettant à contribution le cerveau et le diaphragme ». Pour cette raison, bien que jamais garantie dans son résultat, l’action que chacun peut effectuer sur lui-même « suppose une discipline par laquelle il cherche à atténuer en lui l’influence de certaines parties et à libérer celle d’autres parties. Tout peut y contribuer, de l’alimentation au rythme de vie, en passant par le travail, la sexualité, la lecture et les beaux-arts [10] ». Celle-ci est une possible clé pour comprendre le réseau qu’on peut reconstruire à partir du renvoi à Habitude (Medecine) et qui conduit le lecteur ou la lectrice à un ensemble d’articles qui comprend, entre autres, CLIMAT (Géographie), Diète (Médecine), SEXE, Le (Morale), Tempérament, en Médecine, TRAITEMENT, (Gramm.), etc., et qui semble suggérer déjà un possible développement de la réflexion matérialiste sur le rapport entre l’habitude et la morale.

Correspondances internes à l’Encyclopédie 

L’article renvoie à Habitude (Médecine), lequel contient deux renvois : à SANTÉ, (Œcon. anim.), qui peut être rapporté au plus large domaine de la médecine, et à Tempérament, en Médecine. Ces deux entrées forment un large réseau d’articles de médecine, dans ses articulations qui comprennent aussi la Physiologie, l’Œconomie animale et la Thérapeutique. Les articles qui renvoient à HABITUDE (Morale) sont Disposition (Médecine), RÉHABITUER, (Gram.) REHACHER (Gram.), REHANTER (Gramm.), REHAZARDER (Gram.), RELATION, (Gramm. & Philosoph.), RETENIR, (Logique).
NOTES
[1] Voir Dictionnaire universel françois et latin, vulgairement appellé Dictionnaire de Trévoux, Édition lorraine, Nancy, vol. 3, col. 1546. [2] Article AMITIÉ, (Morale.), vol. I (1751), p. 361b [3] Je me permets de renvoyer à Valentina Sperotto, Diderot et le scepticisme : les promenades de la raison, Paris, L’Harmattan, 2023. [4] Voir en particulier Les Essais, L. II, Chap. XI, De la cruauté. [5] PYRRHONIENNE ou SCEPTIQUE Philosophie, (Hist. de la Philosophie.), vol. XIII, 1765, p. 611b. [6] Observations sur Hemsterhuis, DPV, t. XXIV, p. 357. [7] Olga Penke, « L’incertitude des notions morales dans l’Encyclopédie et Le Neveu de Rameau »RDE 21/1, 1996, p. 43. [8] Voir M. Piazza, Creature dell’abitudine. Abito, costume, seconda natura da Aristotele alle scienze cognitive, Bologna, Il Mulino, 2018, p. 145 ; P. Donini, Ethos. Aristotele e il determinismo, Edizioni dell’orso, Alessandria, 1989, p. 86. [9] Éléments de physiologie, texte établi, présenté et commenté par P. Quintili, Paris, Honoré Champion, 2004, p. 471. [10] Franck Salaün, « L’identité personnelle selon Diderot », RDE 26, 1999, p. 123.

Auteur/autrice

Retour en haut