Le XVIIe siècle a légué au siècle suivant la catégorie de la délicatesse, catégorie souple et discrète[1], dont on peut suivre la polysémie dans les dictionnaires. Dès sa première édition en 1694, l’Académie française définit délicat comme délié, faible et exquis par opposition à grossier, robuste et désagréable au goût. Au figuré, délicat s’applique à celui qui juge finement et à celui qui est difficile à contenter. La substantif délicatesse obéit à la même ambivalence en tant que raffinement ou bien mollesse. Le Dictionnaire de Trévoux développe ces acceptions, avec six alinéas pour l’adjectif, dix pour le substantif, entre lesquels s’intercalent l’adverbe délicatement et le verbe se délicater. Les exemples d’objets délicats au sens de déliés ou de menus sont la toile d’araignée[2], des organes humains tels que l’œil ou le cerveau, des ouvrages artisanaux « à la matière presque imperceptible ». Le travail est d’autant plus difficile que le matériau est fin et semble échapper aux doigts, réduit à presque rien. Diderot a composé lui-même l’article DÉLICAT, (Gramm.) de l’Encyclopédie. Selon son habitude, il s’appuie sur le Trévoux et en transforme l’information selon une perspective qui est bien à lui[3]. Comme exemples d’objets délicats, il choisit « ces petites chaînes qui nous viennent d’Allemagne » et « les montres en bague du sieur Jodin ». Il avait précédemment composé l’article CHAINE, (Art méchan.) où le lecteur apprenait déjà : « Il se fait en Allemagne des petites chaînes d’un travail si délicat, qu’on en peut effectivement enchaîner les plus petits insectes ; telles sont celles qu’on apporte de Nuremberg, et de quelques autres villes d’Allemagne. » La chaîne devient pour le philosophe l’image de la narration et de l’argumentation, aussi bien que de la causalité[4]. Le second exemple est la montre qui a évolué au XVIIIe siècle comme objet de luxe, rivalisant dans la miniaturisation, image non plus tant de l’ordre du monde entre les mains du divin Horloger que preuve de l’ingéniosité artisanale et des progrès de la civilisation matérielle entre les mains de l’homme. On est économiquement dans le monde de la consommation et esthétiquement dans la mouvance du rococo. Le directeur de l’Encyclopédie en profite pour rendre hommage à son collaborateur Louis Jodin, horloger genevois installé à Paris et le père de Marie-Madeleine qui fut en relation épistolaire avec le philosophe. La délicatesse n’appartient plus exclusivement à l’idéal galant. L’encyclopédiste s’y réfère aussi bien que l’homme du monde, le travail artisan y a recours aussi bien que la conversation, le producteur aussi bien que le consommateur. Apparaît également dans l’article de l’Encyclopédie l’idée d’un réseau de relations ténues qui associent des éléments a priori éloignés. La délicatesse au figuré définit à la fois les objets de pensée, la perspicacité de celui qui sait les repérer dans leur subtilité et le jeu d’identification entre celui qui parle ou écrit et celui qui l’écoute ou le lit :
Au figuré, on dit d’une pensée qu’elle est délicate, lorsque les idées en sont liées entre elles par des rapports peu communs qu’on n’aperçoit pas d’abord, quoiqu’ils ne soient point éloignés ; qui causent une surprise agréable ; qui réveillent adroitement des idées accessoires et secrètes de vertu, d’honnêteté, de bienveillance, de volupté, de plaisir, et qui insinuent indirectement aux autres la bonne opinion qu’on a ou d’eux ou de soi. On dit d’une expression qu’elle est délicate, lorsqu’elle rend l’idée clairement, mais qu’elle est empruntée par métaphore d’objets écartés, que nous voyons tout d’un coup rapprochés, avec plaisir et surprise.
Quand on regarde la page de l’Encyclopédie où se trouve l’article, vers la fin du tome IV, on a le sentiment d’une continuité d’écriture de « Délicat » à « Délicieux » et à « Délié », trois articles sous la rubrique Grammaire avec l’astérisque, sans doute composés d’un même élan. L’article DÉLIÉ, (Gramm.) imagine un dictionnaire délicat de la langue, dans une tension toujours vive entre l’exigence d’un lexique et l’inventivité d’une écriture jouant des subtilités de la langue[5] :
Quoi qu’il en soit de toutes ces distinctions, il serait à souhaiter que quelqu’un à qui la langue fût bien connue, et qui eût beaucoup de finesse dans l’esprit, s’occupât à définir toutes ces sortes d’expressions, et à marquer avec exactitude les nuances imperceptibles qui les distinguent.
Diderot pratique lui-même l’exercice lorsqu’il illustre l’article DÉLICIEUX, (Gramm.) par un tableau du glissement de la veille au sommeil. Les deux états qui sont antagonistes se superposent pour qui sait y prêter une attention délicate. L’idéal linguistique de distinction se transforme en une poésie de la quasi-indistinction. La littérature tente de dire une sensation qui échappe à la claire articulation : le repos délicieux, « charme inexprimable », promis à celui qui est en train de s’endormir au soir d’une journée bien remplie : « Il passait par un mouvement imperceptible de la veille au sommeil ; mais sur ce passage imperceptible, au milieu de la défaillance de toutes ses facultés, il veillait encore assez, sinon pour penser à quelque chose de distinct, du moins pour sentir toute la douceur de son existence » [Je souligne].
Ce glissement de la veille au sommeil, Diderot le percevait dans un alexandrin du Lutrin de Boileau qu’analyse la Lettre sur les sourds et muets :
Soupire, étend les bras, ferme l’œil et s’endort. [6]
Les quatre éléments du vers décomposent en quatre actions et quatre moments successifs le « passage imperceptible de la veille au sommeil ». L’alexandrin rend perceptible le glissement. L’alanguissement et l’endormissement annoncent, plus loin dans la Lettre, la femme mourante, telle que la rendent la poésie, la musique et la peinture. Le glissement se ralentit encore dans la phrase de l’article encyclopédique pour suggérer une nuance dans l’imperceptible. Entre le négatif de l’indistinct et le positif de la douceur, la prose cherche à épouser les subdivisions d’un passage que le vers classique ne faisait que scander et auquel la science moderne, grâce aux travaux de Newton et de Leibniz sur l’infinitésimal, donne une traduction mathématique.
Marmontel a éprouvé le besoin de compléter cet article « Délicat » dans le Supplément à l’Encyclopédie. La comparaison entre finesse et délicatesse court tout au long des deux nouvelles entrées « Délicatesse » et « Finesse ». La finesse relèverait de l’esprit, la délicatesse de l’âme. « Ni les nuances les plus légères, ni les traits les plus fugitifs, ni les rapports les plus imperceptibles, rien n’échappe à une sensibilité délicate ; tout l’intéresse dans son objet[7]. » L’expression pour s’adapter son objet et respecter la pudeur doit être « ou détournée ou demi-obscure ». Déjà recommandé par Bouhours, « un voile léger et trompeur » rassure l’âme, et en même temps la trahit. Par opposition à Diderot et Marmontel qui s’approprient la délicatesse, Condillac dans son Dictionnaire des synonymes assimile la délicatesse à la finesse ou bien la marque d’un signe négatif. Délicat devient alors synonyme de scabreux et délicatesse de mignardise, agrément « qu’un rien de plus ou de moins serait excusable de détruire ». « On appelle aussi mignardise ces petites caresses, ces petites flatteries, des petits soins avec lesquels on cherche à plaire aux personnes faibles et avec lesquels on gâte les enfants : élevé avec mignardise[8]. » La délicatesse galante restait solidaire de la grandeur, elle se trouve désormais ravalée du côté de la petitesse. Ce qui était le summum de la sociabilité en devient la caricature. Jean-Christophe Abramovici a montré comment Condillac écarte finalement au nom de la clarté un travail sur les nuances qui pourrait sombrer dans l’abus des mots, « soit pour parler sans rien dire […], soit pour cacher ses prétendues connaissances […], soit par affectation, pour ne pas parler comme les autres […], soit enfin pour parler comme les autres, faire de ces compliments qui ne signifient rien[9] ». On ne peut mieux condamner la délicatesse comme distinction.
NOTES
[1] Voir Michel Delon, Le Principe de délicatesse. Libertinage et mélancolie au XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel, 2011.
[2] On pense à la dénonciation des modernes comme peseurs de riens dans des toiles d’araignée : voir Sylvie Ballestra-Puech, « Les balances de toile d’araignée du moderne Marivaux : du stéréotype critique à la métaphore heuristique », Loxias, 63, 2018 [en ligne]. L’araignée traverse aussi la réflexion philosophique : Isabelle Moreau, « L’araignée dans sa toile. Mise en fiction de l’âme du monde, de François Bernier et Pierre Bayle à l’Encyclopédie », Les Lumières en mouvement. La Circulation des idées au XVIIIe siècle, Lyon, ENS Éditions, 2017 et Matteo Marcheschi, « L’araignée dans sa toile : l’identité entre matière et image dans la philosophie de Diderot », Diderot Studies, t. XXXVII, 2022, p. 141-170.
[3] Voir Marie Leca-Tsiomis, Écrire l’Encyclopédie. Diderot, de l’usage des dictionnaires à la grammaire philosophique, SVEC 375, 1999.
[4] On se souvient de l’article de Georges May, « Le maître, la chaîne et le chien dans Jacques le fataliste », CAIEF 13, 1961, p. 269-282.
[5] Voir l’éclairante étude de Jean-Christophe Abramovici, qui cite en conclusion l’article « Délié » : « Malaise dans le dictionnaire. La question des synonymes de Girard et Condillac », DHS 38, 2006, p. 269-282.
[6] Lettre sur les sourds et muets, Œuvres complètes, DPV, Paris, Hermann, 1978, t. IV, p. 170.
[7] Marmontel, Éléments de littérature, éd. Sophie Le Ménahèze, Paris, Desjonquères, 2005, p. 374. Plus loin, « la délicatesse est la finesse du sentiment, qui ne réfléchit point : c’est une perception vive et rapide de ce qui intéresse l’âme » (p. 579). Lorsque la finesse exprime un sentiment, « elle s’appelle délicatesse » (p. 584).
[8] Condillac, Dictionnaire des synonymes, éd. J.-C. Abramovici, Partis, Vrin, 2012, p. 235-236. Watelet et Lévesque rendent également la délicatesse incompatible avec « la force et la grandeur ». Ils discutent des synonymes délicat/soigné et délicat/mesquin (Dictionnaire des arts de peinture, sculpture et gravure, Paris, Prault, 1792, t. I, p. 598).
[9] Condillac, Dictionnaire des synonymes, article « Langue », p. 421 et J.-C. Abramovici, op. cit., p. 17.