Sur quelques articles de l’Encyclopédie non signés à contenu ou connotation politique

Parmi les milliers d’articles anonymes affectés du désignant « grammaire » et attribuables à Diderot, selon les critères définis par Marie Leca-Tsiomis [1], quelques dizaines contiennent des formulations qu’on peut qualifier de politiques, au sens le plus large. Ces formulations sont de types très divers : souvent c’est un simple phrase, parmi d’autres illustrant les valeurs lexicales du mot ; parfois au contraire un développement va bien au-delà de cette fonction illustrative. Dans le premier cas, une assertion hétérodoxe, voire subversive, semble devoir échapper à un examen inquisiteur au milieu d’un contexte innocent. Cependant, quelles que soient la forme et l’étendue de ces insertions, on y observe fréquemment comme une anticipation d’attitudes ou de thèmes qui prendront corps bien plus tard dans l’œuvre du philosophe. C’est ce qu’on se propose d’illustrer ici, très succinctement, à partir de quelques exemples.

« Il est dangereux de toucher aux choses de la religion, des mœurs & du gouvernement », lit-on dans l’article Toucher [2]. Mais précisément ce sont trois sujets que les exemples donnés dans les articles de « grammaire » sont loin d’éviter. Il paraît utile de commencer par un article signé, puisque pourvu de l’astérisque, et déjà commenté par John Lough puis par Marie Leca-Tsiomis [3] : il inaugure en effet une petite série qui forme comme un réseau cohérent dans l’Encyclopédie, configuration qui est loin d’être unique. À propos des manifestations de l’opposition parlementaire aux volontés royales, *IMPROBATION, IMPROUVER, tient sa valeur polémique d’une référence à un auteur proscrit : « M. Duguet dit de certains édits qu’on apporte quelquefois aux parlements pour être enregistrés, que les juges n’opinent alors que par un morne & triste silence, & que la manière dont ils enregistrent est le sceau de leur improbation» Cette allusion à l’Institution d’un prince, ouvrage interdit d’un janséniste, critique vigoureux de l’absolutisme louis-quatorzien, trouvera quelques prolongements dans des articles anonymes. Ainsi OBVIER, qui reprend l’argument traditionnellement avancé dans les remontrances parlementaires : « Les enregistrements, par exemple, obvient presque à borner les actes de despotisme, que les ministres ne seraient que trop souvent tentés d’exercer sur les peuples au nom du souverain. » L’article SÉANCE va dans le même sens, en formulant une appréciation que Diderot reprendra dans l’« Essai historique » placé en tête du recueil des Mélanges philosophiques pour Catherine II : « Les ducs & pairs ont droit de séance à la grand’ chambre, & ils entendent mal leur intérêt & celui de la nation de n’en pas user plus souvent » [4]. Cependant, sur cette question de l’opposition parlementaire, les positions de Diderot sont étonnamment ambivalentes, tantôt favorables, tantôt critiques. Ce dernier aspect l’emporte dans l’article PARLEMENTAIRE (Gram. & Hist.) : « C’est dans les troubles de l’État celui qui est attaché au parti du parlement, contre celui de la cour. Alors il s’agit des intérêts de la nation que le parlement & le roi veulent, mais qu’ils entendent mal l’un ou l’autre ». Cette double attitude sera poussée à l’extrême en 1773 dans l’« Essai historique ». Après avoir présenté la magistrature parlementaire comme un corps « gothique dans ses usages, opposé à toute bonne réforme, trop esclave des formes, intolérant, bigot, superstitieux, jaloux du prêtre, et ennemi du philosophe, […] embarrassant tout, brouillant tout, tracassier, petit, tirant à lui les affaires de politique, de guerre, de finance, ne s’entendant à rien hors de sa sphère [5] », le philosophe s’attachera à démontrer que la suppression des cours souveraines par le chancelier Maupeou, en 1771, constituait un « très grand malheur [6] », parce qu’elle privait la nation d’une illusion de liberté qui avait l’immense mérite de lui conserver une certaine vigueur morale, désormais peut-être perdue à jamais pour les générations futures : « nos enfants, prophétise-t-il, [seront] des moutons imbéciles qui se croiront nés de tout temps pour être déchirés [7] ». Cet état d’affaissement moral qu’entraîne la servitude politique sera plusieurs fois évoqué par Diderot dans les années 1770, ainsi que son seul remède, le renversement, sans doute violent, de l’ordre existant : c’est ce que résume l’image, reprise trois fois par Diderot de 1771 à 1780, de Médée dépeçant et faisant bouillir son père pour le rajeunir [8]. Mais l’idée est déjà présente dans l’article OPPRESSEUR OPPRIMER, qui évoque les effets d’un « mauvais usage de la puissance », qui progressivement conduit à l’abrutissement d’une nation : « A la longue, on perd tout sentiment ; on s’abrutit, & l’on en vient jusqu’à adorer la tyrannie, & à diviniser ses actions les plus atroces. Alors il n’y a plus de ressource pour une nation, que dans une grande révolution qui la régénère. Il lui faut une crise ». Cette corruption de tout un peuple et la perspective incertaine d’une régénération sont également évoquées dans l’article RALLUMER : « Il est difficile de rallumer l’amour de l’honneur, le sentiment de l’indépendance, le zèle de la liberté, dans des âmes qu’un long esclavage a avilies ».

Les références à l’oppression, à la mauvaise gouvernance et à leurs effets conduisent à divers développements qui en étendent la portée. Le « despotisme » plusieurs fois évoqué dans de tels exemples désigne une situation contemporaine, et on peut donc y reconnaître l’absolutisme sous un autre nom, comme dans l’article MISÉRABLE : « La superstition & le despotisme couvrent & ont couvert dans tous les temps la terre de misérables ». Plusieurs articles se font plus nettement accusateurs à l’égard des souverains. Ainsi cette observation, « Il y a peu d’âmes assez fermes que la misère n’abatte & n’avilisse à la longue. Le petit peuple est d’une stupidité incroyable », trouve aussitôt un prolongement politique, associé à une idée voisine : « La misère est la mère des grands crimes ; ce sont les souverains qui font les misérables, qui répondront dans ce monde & dans l’autre des crimes que la misère aura commis » (MISERE). Ou encore : « les soldats tuent justement dans une guerre juste ou injuste ; c’est le souverain qui emploie leur bras, qui est un meurtrier » (TUER). Le philosophe, qui plus tard se plaira à rappeler la « loi de nature » qui veut qu’en monarchie absolue, on doit « s’attendre à être gouverné par un sot, par un méchant, ou par un fou », semble donc tenir les souverains en suspicion bien avant les grandes œuvres politiques. Leur caractère sacré est rappelé dans l’exemple qui clôt l’article REPRESENTER : « Les rois représentent Dieu sur la terre » ; mais on en perçoit l’ironie à la lecture de OINDRE : «  […] avant les prêtres, les rois, & longtemps avant, l’oint fut un morceau de bois pourri, une paille, un roseau, un caillou sans prix ». Dans la Réfutation d’Helvétius, la formulation sera plus directe : « Je hais tous les oints du Seigneur, sous quelque titre que ce soit [9] ».

Concernant la religion, quelques exemples insidieusement glissés dans un contexte plus innocent se rattachent au thème de la tolérance, ou plutôt de l’« intolérance civile ». Cette « passion féroce » est ainsi définie dans l’article très argumenté INTOLÉRANCE, qui est de Diderot, selon l’attestation de Naigeon [10], et qui est catégorisé comme de « Morale » : « L’intolérance civile consiste à rompre tout commerce & à poursuivre, par toutes sortes de moyens violents, ceux qui ont une façon de penser sur Dieu & sur son culte, autre que la nôtre ». L’article RETRANCHER en offre une définition plus apaisée, mais pour mieux proscrire l’intolérance religieuse de la vie civile : « Toutes les religions ont droit de retrancher de leur communion ceux qui ne pensent pas orthodoxement, & qui ont de mauvaises mœurs ; mais les excommuniés n’en sont pas de moins bons citoyens, auxquels le souverain doit toute sa protection ». À cet égard, l’essentiel est formulé dans l’article INVIOLABLE : « La liberté de conscience est un privilège inviolable ».  L’article Impôt en faveur du théâtre (dans l’Antiquité), se termine par la définition d’un usage contemporain, « le quart des hôpitaux » imposé aux troupes théâtrales, ce qui amène une allusion à un des effets de l’intolérance instituée, l’excommunication des acteurs : « On accepte l’aumône du comédien, & on lui refuse des prières ».

D’autres exemples figurant dans les articles de « grammaire » comportent une critique, implicite ou plus directe, de divers aspects de la religion établie et de ses pratiques. Ainsi en conclusion d’un article à l’intitulé insoupçonnable, Privé, Particulier, Secret, le tour donné à la formulation du dogme chrétien en souligne le caractère implacable : « Le dogme chrétien prive du salut éternel tous ceux qui n’ont pas eu la foi en Jesus-Christ, & même les enfants morts sans avoir reçu le baptême ». Le thème de la vocation monastique, associé pour le philosophe à une expérience familiale douloureuse, celle de sa sœur Angélique morte folle au couvent [11], est évoqué en termes très forts dans PASSAGER : « C’est une ferveur passagère qui tient quelquefois à l’ennui d’un tempérament qui fait effort pour se développer dans l’un & dans l’autre sexe, ou qui s’étant développé porte à de nouveaux besoins dont on ignore l’objet, ou qu’on ne saurait satisfaire, qui entraîne tant de jeunes & malheureuses victimes de leur inexpérience au fond des cloîtres où elles se croient appelées par la grâce, & où elles ne rencontrent que la douleur & le désespoir ». L’article MÉDITATION, après l’énoncé d’une observation générale, « Nous ne sommes pas faits pour méditer seulement, mais il faut que la méditation nous dispose à agir, ou c’est un exercice méprisable », s’en prend aux pratiques dévotes et se conclut sur un mode personnel : « Faire la méditation chez les dévots, c’est s’occuper de quelque point important de la religion. Les dévots distinguent la méditation de la contemplation ; mais cette distinction même prouve la vanité de leur vie. Ils prétendent que la méditation est un état discursif, & que la contemplation est un acte simple permanent, par lequel on voit tout en Dieu, comme l’œil discerne les objets dans un miroir. A s’en tenir à cette distinction, je vois qu’un méditatif est souvent un homme très inutile, & que le contemplatif est toujours un insensé ». Plus exceptionnelle est la référence à l’actualité politique dans ORDONNER, dont la liberté de ton semble traduire un sentiment d’intense satisfaction lorsque est évoquée la défaite de ceux qui furent parmi les pires ennemis de l’Encyclopédie : « Le parlement a ordonné cette année 1761, que les jésuites fermeraient leurs noviciats, leurs collèges, leurs congrégations, jusqu’à ce qu’ils se fussent purgés devant Sa Majesté du soupçon de la doctrine sacrilège de monarchomaque, qu’ils eussent abjuré la morale abominable de leurs casuistes, & qu’ils eussent réformé leurs constitutions sur un plan plus conforme à nos lois, à la tranquillité publique, à la sûreté de nos rois, & au bon ordre de la société ». La charge contre les Jésuites sera tout aussi violente et encore plus argumentée dans SCANDALEUX, où elle occupe la totalité de l’article, pour se conclure par une insinuation, semble-t-il, à des faits de mœurs : « Avancer comme quelques écrivains de la société de Jésus l’ont fait, qu’il n’est pas permis à tout le monde de disposer de la vie des tyrans ; c’est une proposition scandaleuse, parce qu’elle laisse entendre qu’il y a apparemment des personnes à qui le tyrannicide est permis. La doctrine du probabilisme est une doctrine scandaleuse. L’invitation que le P. Pichon fait au pécheur d’approcher tous les jours des sacrements sans amour de Dieu, sans changer de conduite, est une invitation scandaleuse [12]. L’éloge de l’ouvrage de Busembaum qu’on lit dans les mém. de Trév. est scandaleux [13]. Des religieux traînés devant les tribunaux civils pour une affaire de banque & de commerce [14], & condamnés par des juges-consuls à payer des sommes illicitement dues & plus illicitement encore refusées, sont des hommes scandaleux. Des prêtres qui font jouer des farces sur un théâtre, & danser dans l’enceinte de leurs maisons les enfants confiés à leurs soins, confondus avec des histrions, donnent un spectacle scandaleux. On trouverait toutes sortes d’exemples de scandale, sans s’éloigner de là ; mais il y en a dont il serait difficile de parler sans scandaliser étrangement les femmes, les hommes & les petits enfants ».

À l’automne 1773, avant d’exposer à Catherine II son projet de refaire l’Encyclopédie pour la Russie, Diderot devait rappeler les menées hostiles qui avaient failli arrêter l’entreprise et avaient en tout cas empêché de donner au Dictionnaire les qualités auxquelles ses promoteurs pouvaient prétendre : « Nous avons eu pour ennemis déclarés, écrivait-il, la cour, les Grands, les militaires qui n’ont jamais d’autre avis que celui de la cour, les prêtres, la police, les magistrats, ceux d’entre les gens de lettres qui ne coopéraient pas à l’entreprise, les gens du monde, ceux d’entre les citoyens qui s’étaient laissé entraîner par la multitude ». Une dizaine d’années plus tôt, cette situation avait été évoquée dans plusieurs articles anonymes. C’est sans doute aux jésuites que fait allusion PARDONNER [15], qui inaugure cette petite série : « Des hommes qui ont fait un sot ouvrage, que des imbéciles éditeurs ont achevé de gâter, n’ont jamais pu nous pardonner d’en avoir projeté un meilleur. Il n’y a sorte de persécutions que ces ennemis de tout bien ne nous ait suscitées. Nous avons vu notre honneur, notre fortune, notre liberté, notre vie compromises dans l’espace de quelques mois. Nous aurions obtenu d’eux le pardon d’un crime, nous n’en avons pu obtenir celui d’une bonne action ». Selon PROSTITUER, PROSTITUTION, il faut étendre l’acception de ces mots « à ces critiques, tels que nous en avons tant aujourd’hui, & à la tête desquels on peut placer l’odieux personnage que M. de Voltaire a joué sous le nom de Wasp dans sa comédie de l’Ecossaise ; & l’on a dit de ces écrivains qu’ils prostituaient leurs plumes à l’argent, à la faveur, au mensonge, à l’envie, & aux vices les plus indignes d’un homme bien né. Tandis que la Littérature était abandonnée à ces fléaux, la Philosophie d’un autre côté était diffamée par une troupe de petits brigands sans connaissance, sans esprit & sans mœurs, qui se prostituaient de leur côté à des hommes qui n’étaient pas fâchés qu’on décriât dans l’esprit de la nation ceux qui pouvaient l’éclairer sur leur méchanceté & leur petitesse ». Cependant, si SUSCITER rappelle que « cet ouvrage nous a suscité bien des ennemis », leurs dénonciations ont été vaines, selon PERQUISITION : « La publication de ce livre donna lieu aux perquisitions les plus rigoureuses. Avec toutes ces perquisitions, on ne découvrit rien ».

La critique des injustices sociales commence par celle de certains préjugés, comme le « mépris cruel » qui, selon METIER, atteint « toute profession qui exige l’emploi des bras, & qui se borne à un certain nombre d’opérations mécaniques, qui ont pour but un même ouvrage, que l’ouvrier répète sans cesse ». Prolongeant les réflexions développées dans l’article *BASSESSE, abjection, sur les préjugés que nous impose la langue, Diderot, qui un jour rappellera qu’il est « fils d’ouvrier [16] », poursuit : « Je ne sais pourquoi on a attaché une idée vile à ce mot ; c’est des métiers que nous tenons toutes les choses nécessaires à la vie. Celui qui se donnera la peine de parcourir les ateliers, y verra partout l’utilité jointe aux plus grandes preuves de la sagacité. L’antiquité fit des dieux de ceux qui inventèrent des métiers ; les siècles suivants ont jeté dans la fange ceux qui les ont perfectionnés. Je laisse à ceux qui ont quelque principe d’équité, à juger si c’est raison ou préjugé qui nous fait regarder d’un œil si dédaigneux des hommes si essentiels ». Le mot « ouvrier » est parfois associé par Diderot à une évocation de la misère sociale, comme dans MÉCONTENT, MÉCONTENTE, MÉCONTENTÉ, MÉCONTENTEMENT : « Les ouvriers sont presque tous des malheureux, qu’il y aurait de l’inhumanité à mécontenter, en retenant une partie de leur salaire ». De telles préoccupations ne seront pas absentes des œuvres ultérieures du philosophe, comme en témoigne cette remarque sur un article du Nakaz : « Celui qui n’a aucun bien et qui travaille est aussi à son aise que celui qui a cent roubles de revenu sans travailler…. Oui, pourvu qu’il ne soit point sujet à tomber malade [17] ». Dans l’Histoire des deux Indes, Diderot développera cette observation : « il faut qu’il y ait des pauvres sans nombre partout où il y a sans nombre des hommes qui n’ont que leurs bras à opposer à la misère. Pour tous ces malheureux, un jour de maladie est un jour d’indigence. […] Tout ouvrier, tout soldat, tout matelot, hors de service ou hors d’état de servir, est un pauvre. La pauvreté engendre la pauvreté ; ne fût-ce que par l’impossibilité où se trouve le pauvre de donner aucune sorte d’éducation ou d’industrie à ses enfants [18]. »

Les mœurs, un des sujets « dangereux » selon l’article Toucher, « sont partout des conséquences de la législation et du gouvernement » écrira Diderot dans les Observations sur le Nakaz [19], ce qu’illustre abondamment LABORIEUX : « Montrez un prix, excitez l’émulation, & tous les hommes aimeront le travail, tous se rendront capables de le soutenir. Des taxes sur l’industrie ont plongé les Espagnols dans la paresse où ils croupissent encore, & quelquefois la superstition met la paresse en honneur. Sous le joug du despotisme les peuples cessent d’être laborieux, parce que les propriétés sont incertaines ». L’article LAQUAIS comporte une critique du luxe contemporain et se conclut par une remarque désabusée sur ce qu’on pourrait attendre de la loi en ce domaine : « Le luxe les a multipliés sans nombre. Nos antichambres se remplissent, & nos campagnes se dépeuplent ; les fils de nos laboureurs quittent la maison de leurs pères & viennent prendre dans la capitale un habit de livrée. Ils y sont conduits par l’indigence & la crainte de la milice, & retenus par la débauche & la fainéantise. Ils se marient ; ils font des enfants qui soutiennent la race des laquais ; […] On avait pensé à mettre un impôt sur la livrée : il en eût résulté deux avantages au moins ; 1°. le renvoi d’un grand nombre de laquais ; 2°. un obstacle pour ceux qui auraient été tentés de quitter la province pour prendre le même état : mais cet impôt étroit trop sage pour avoir lieu ». Cependant la critique des mœurs vise en premier lieu les puissants. Selon REPRESENTER, « C’est une fonction aussi périlleuse qu’inutile, que de représenter leurs devoirs aux grands ». La médiocrité des gens en place est un thème récurrent. « Il y a des gens d’un mérite assez mince, à qui l’on a accordé des places très-importantes, soit dans la robe, soit dans l’église, soit dans le gouvernement, soit dans le militaire », selon MINCE, proposition qui trouve un double prolongement dans NOMMER, d’abord sous la forme d’un simple phrase : « On a nommé à une des premières places de l’église un petit ignorant, sans jugement, sans naissance, sans dignité, sans caractère & sans mœurs » ; puis dans le même ordre d’idées, une remarque de portée générale conclut l’article : « Qui le public nomme-t-il à la place qui vaque dans le ministère ? Un homme de bien. Et la cour ? On ne le nomme pas encore. Quand on veut exclure un rival d’une place & lui ôter le suffrage de la cour, on le fait nommer par la ville ; cette ruse à réussi plusieurs fois. Les princes ne veulent pas qu’on prévienne leur choix ; ils s’offensent qu’on ose leur indiquer un bon sujet ; ils ratifient rarement la nomination publique ». Diderot reprendra cette observation pour Catherine II : « Nous avons un moyen sûr d’exclure un habile et honnête homme d’une grande place ; c’est de gagner la cour de vitesse par une nomination anticipée [20] ». Son insistance sur cet aspect des mœurs de la monarchie n’est sans doute pas sans rapport avec l’argumentation qu’il développera dans les Mélanges philosophiques pour faire admettre comme une pièce essentielle de la réforme de la société la généralisation du « concours aux places », qui instaurerait le mérite comme seul critère de promotion [21].

La critique de plusieurs formes d’injustice sociale met en cause des institutions de la monarchie. Selon PRIVILEGE, « Les seuls privilèges légitimes, ce sont ceux que la nature accorde. Tous les autres peuvent être regardés comme injustices faites à tous les hommes en faveur d’un seul ». Cette déclaration de principe sera développée dans les écrits politiques du philosophe, par exemple dans les Observations sur le Nakaz à propos de « l’égalité des citoyens » que promet illusoirement l’Instruction de l’impératrice : « ces privilèges ou droits factices attachés aux conditions, en conséquence desquels le fardeau de la société est si inégalement partagé, et l’autorité de la loi si diverse ; je ne puis les admettre [22]». Institution propre à la monarchie absolue [23], les fermiers généraux sont vilipendés dans ODIEUX : « Combien de droits odieux que le souverain n’a point prétendu imposer, & dont l’avidité des traitants surcharge les peuples ! » ; mais le même article s’en prend encore plus vivement à une institution, le « dévolu » qui permet de se faire attribuer un bénéfice et d’en priver le titulaire en se fondant sur « l’incapacité du pourvu ou sur le défaut de ses titres [24] » : « Le dévolu est licite, mais il a je ne sais quoi d’odieux: celui qui l’exerce paraît envier à un autre le droit de faire l’aumône ; & au lieu d’obéir à l’Évangile qui lui ordonne d’abandonner son manteau à celui qui lui en disputera la moitié, il ne me montre qu’un homme intéressé qui cherche à s’approprier le manteau d’un autre. Mais n’est ce pas une chose fort étrange, que dans un gouvernement bien ordonné, une action puisse être en même tems licite & odieuse? N’est ce pas une chose plus étrange encore, que les magistrats chargés de la police, soient quelquefois forcés d’encourager à ces actions ? » Dans SCÉLÉRAT, ce sont également les institutions qui sont rendues responsables des pires injustices : « Qui croirait que dans une société bien policée, il pût y avoir des scélérats impunis ; cela est pourtant. On ôte la vie à celui qui pressé par la misère, brise votre coffre fort, & en emporte un écu pour acheter du pain, & on laisse vivre l’homme noir qui prend l’innocence par les cheveux, & qui la traîne ; on est attaqué dans les choses qui touchent à l’honneur & à la considération publique, dans des biens infiniment plus précieux que la fortune & la vie ; & cette scélératesse, la plus vile de toutes, puisqu’elle se commet impunément, reste sans châtiment ». Dans cette évocation des effets de la calomnie, on croit percevoir un accent personnel, tant elle est proche de ce que Diderot écrivait à Falconet à propos des attaques subies par le directeur de l’Encyclopédie : « J’ai été attaqué dans ma famille, dans mes mœurs, dans mes liaisons, dans mes amis, dans mes ouvrages » ; et encore, dans la même lettre : « J’étais déchiré par la calomnie ; je vivais de la vie la plus retirée et la plus obscure. Nul défenseur au milieu d’une infinité de jaloux, de traîtres, de malveillants, de prêtres enragés, de gens de cour envieux, de magistrats indisposés, de bigots déchaînés, d’hommes de lettres perfides, d’idiots corrompus et séduits [25] ».

À partir de la petite série d’articles anonymes attribuables à Diderot qui marquent de la sympathie pour l’opposition parlementaire, John Lough, à l’opposé de Jacques Proust, avait jadis exprimé des doutes concernant les convictions absolutistes du philosophe à l‘époque de l’Encyclopédie [26]. Ainsi formulée, cette interprétation est discutable, car les magistrats comme les princes qui devaient les soutenir lors de la « révolution Maupeou » de 1771, étaient attachés à une forme d’absolutisme, quelque peu modéré par les procédures parlementaires. Cependant, sur ce sujet comme sur bien d’autres, il est certain que ces articles de « grammaire » permettent de mieux comprendre l’origine de quelques thèmes importants développés pendant les douze ou quinze dernières années de la vie du philosophe [27]. Sans doute faut-il prendre en compte le fait que ces articles appartiennent à une période, celle des dernières années du travail encyclopédique, où la multiplication des obstacles et des périls a pu modifier la vision qu’avait le directeur de l’entreprise de sa relation avec les détenteurs de l’autorité politique. Peut-être aussi faut-il considérer que ces formulations, généralement brèves, traduisent des attitudes critiques qui ne seront pleinement conceptualisées que quelques années plus tard, par exemple concernant les souverains. Ce qui n’ôte rien à leur intérêt.

NOTES

[1] Marie Leca-Tsiomis, « L’Encyclopédie et Diderot : vers de nouvelles attributions d’articles », RDE 55, 2020, p. 119-133. Ces recherches prolongent celles de John Lough dans « The problem of the unsigned articles », SVEC, vol. XXXII, 1965, p. 327-390. Nous utiliserons les références abrégées suivantes : DPV : Diderot, Œuvres complètes, Paris, Hermann, 1975- ; Corr. : Diderot, Correspondance, éd. Roth-Varloot, Paris, Minuit, 1955-1970 ; O. Pol. : Diderot, Œuvres politiques, éd. P. Vernière, Paris, Garnier, 1963 ; H 80 : G. Th. Raynal, Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, Genève, Pellet, 1780, 4 vol. in-4° et Atlas ; RDE : Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie ; SVEC : Studies on Voltaire and the eighteenth century . Nous modernisons la graphie des citations.

[2] À une ou deux exceptions près, que nous signalons, les articles cités sont affectés du désignant « grammaire » qui accompagne leur titre : nous l’omettons.

[3] Marie Leca-Tsiomis, Écrire l’Encyclopédie. Diderot, de l’usage des dictionnaires à la grammaire philosophique, Oxford, Voltaire Foundation, 1999, p. 475-477.

[4] Mélanges philosophiques pour Catherine II, DPV, t. XXI, p. 359.

[5] DPV, t. XXI, p. 360-361.

[6] DPV, t. XXI, p. 361.

[7] DPV, t. XXI, p. 363.

[8] Première occurrence dans la lettre à John Wilkes du 14 novembre 1771, Corr., t. XI, p. 223. Autres occurrences dans la Réfutation d’Helvétius (DPV, t. XXIV, p. 483) et dans l’Histoire des deux Indes (H 80, livre XI. chap. 4, t. III, p. 103) : voir G. Goggi, De l’Encyclopédie à l’éloquence républicaine. Études sur Diderot et autour de Diderot, Paris, Champion, 2013, p. 467-480.

[9] DPV, t. XXIV, p. 504.

[10] DPV, t. V, p. 208.

[11] Arthur M. Wilson, Diderot, sa vie et son œuvre, Paris, Laffont-Ramsay, 1985, p. 13.

[12] Le Père Jean Pichon, jésuite, avait publié en 1745  L’Esprit de Jésus-Christ et de l’Église sur la fréquente communion, ouvrage très controversé : contre les jansénistes, il recommandait la fréquente communion qui pouvait selon lui être pratiquée avec une moindre préparation morale.

[13] Hermann Busembaum, (1600-1668), théologien jésuite allemand auteur du manuel de casuistique Medulla theologiae moralis […] (1645), qui eut de nombreuses rééditions. Après l’attentat de Damiens (1757), on y découvrit des propositions justifiant le régicide.

[14] Allusion à l’affaire Lavalette, du nom du jésuite qui après avoir développé les opérations de la compagnie aux Antilles, ainsi que des activités de banque, avait fait banqueroute en 1756, en laissant une énorme dette. L’action du Parlement contre les jésuites, engagée en 1762, aboutit en 1764 à la dissolution de la compagnie en France et dans les colonies.

[15] Cet article, qui commence par une définition et des exemples, ne possède pas de « désignant » mais se présente clairement comme un article de « grammaire ».

[16] À Mme d’Épinay, pour l’abbé Galiani, mai 1776 (Corr., t. XIV, p. 191).

[17] Observations sur le Nakaz, Diderot, O. Pol., p. 412.

[18] H 80, livre XII, chap. 11, t. III, p. 261-262 ; cette contribution de Diderot a été marquée par Mme de Vandeul dans l’exemplaire d’Hornoy : voir l’édition critique de G. Th. Raynal, Histoire philosophique et politique […] des deux Indes, Ferney-Voltaire, Centre international d’étude du XVIIIe siècle, 2010-2023, t. III, p. 229, n. 84.

[19] Diderot, O. Pol., p. 349.

[20] Mélanges philosophiques pour Catherine II, [2] « Ma rêverie, à moi, Denis le philosophe », DPV, t. XXI, p. 382.

[21] La proposition d’instaurer le « concours aux places », qui est fortement argumentée dans le morceau [27] des Mélanges philosophiques (DPV, t. XXI, p. 520-528), est rappelée dans plusieurs « feuillets » rédigés ultérieurement. Ce thème sera repris dans les Observations sur Hemsterhuis (DPV, t. XXIV, p. 384-385) et dans la Réfutation d’Helvétius (DPV, t. XXIV, p. 698).

[22] Diderot, O. Pol., p. 366.

[23] « C’est dans les gouvernements absolus que l’usage tyrannique des fermes s’est concentré », écrira Diderot dans l’Histoire des deux Indes (H 80, livre XIX, chap. 10, t. IV, p. 644 ; ce chapitre 10 est entièrement de la main de Diderot : édition de Ferney-Voltaire, citée, t. IV, p. 554, n. 273).

[24] Article DEVOLUT (Jurisp.) de Boucher d’Argis.

[25] À Falconet, 6 septembre 1768 (Corr., t. VIII, p. 107 et 136). À Catherine II, Diderot confiera de même en 1773 : « De toutes les persécutions qu’on peut imaginer, il n’en est aucune que je n’aie essuyée. Je laisse là les libelles diffamatoires, de toutes couleurs. J’ai été exposé à la perte de l’honneur, de la fortune et de la liberté », Mélanges philosophiques, [63] « Sur l’Encyclopédie », DPV, t. XXI, p. 651.

[26] J. Lough, « Les idées politiques de Diderot dans l’Encyclopédie », Thèmes et figures du Siècle des Lumières. Mélanges offerts à Roland Mortier, éd. R. Trousson, Genève, 1980, p. 137-146.

[27] Sur la nécessité de prendre en compte la « gestation de longue date » des idées développées par Diderot dans la dernière période de sa vie, voir Gilles Gourbin, La Politique expérimentale de Diderot, Paris, Garnier, 2019, p. 34-35.

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